Les secrets du Mossad : la seconde vie d’un maître espion
Ancien responsable du service action du renseignement israélien, Mishka Ben-David écrit des romans d’espionnage inspirés de ses « opérations spéciales ».
Le « bureau » (המשרד /« hamisrad » en hébreu)… C’est par ce simple terme que les agents du Mossad désignent l’administration qui les emploie. Mishka Ben-David parle donc du bureau lorsqu’il évoque le service pour lequel il a travaillé pendant de longues années. Ne pas se fier à l’allure d’enseignant que lui donne sa tenue : veste en tweed, pantalon de randonnée et baskets fatiguées. Ne pas s’arrêter non plus à son air affable, ni à sa voix douce. Ce sympathique grand-père à la barbe grisonnante, qui vient de fêter ses 71 ans, est un ancien agent secret.
Hier directeur des opérations au sein de la centrale israélienne de renseignement, une agence aussi redoutée qu’admirée dans le petit monde de l’espionnage, Mishka Ben-David s’est aujourd’hui reconverti dans l’écriture de thrillers. Chacun de ses livres est abondamment nourri de son expérience du terrain. Celle-ci conditionne d’ailleurs toujours son comportement : quand on le rencontre dans une brasserie parisienne, en cette fin d’après-midi de printemps, on le surprend à balayer les lieux d’un regard de fauve pour évaluer les clients présents. Ses réflexes sont toujours là. S’il s’assied le dos à la porte, il s’est préalablement assuré qu’un miroir ou qu’un reflet sur une vitre lui assure de voir qui entre derrière lui.
Guerre du Kippour
Malgré son sourire, l’homme est aux aguets. Comme on le lui fait remarquer, sa réponse claque : « On ne vit pas impunément dans une région où le simple fait d’avoir un passeport israélien fait de vous une cible. » Né quatre ans après la création de l’État hébreu, il est adolescent lors de la guerre des Six-Jours, et fait son service militaire au moment où les armées égyptienne et syrienne attaquent son pays, le 6 octobre 1973. De ses faits d’armes lors de la guerre du Kippour, il ne dira rien. Mais nul doute que cette expérience aura pesé lourd dans son parcours. « Dans une autre vie, je serais devenu professeur de lettres. C’est d’ailleurs ce que j’avais en tête quand j’ai entamé mon cursus universitaire », confie-t-il. La vie en aura décidé autrement.
Mishka Ben-David prépare une thèse de doctorat sur le courant existentialiste français, quand il est approché par les services secrets israéliens. Ce ne sont pas tant ses connaissances en littérature qui intéressent l’agence que ses talents linguistiques. Ses grands-parents paternels sont originaires de Tchernivtsi, alors en Roumanie. Du côté de sa mère, sa famille vient d’un shtletl (communauté juive d’Europe centrale) proche de la ville de Vinnytsia, en Ukraine. Ils lui ont très tôt parlé russe. « J’ai grandi dans une famille ashkénaze typique, où les dîners se passaient dans trois langues : hébreu pour les jeunes, yiddish et russe pour les générations au-dessus », explique-t-il.
Il faut non seulement être fort pour survivre, mais, surtout, bien connaître ses ennemis.
Mishka Ben-David
En pleine guerre froide, le Mossad a besoin d’agents russophones. Le recrutement de Mishka Ben-David est rapide. « Ils m’ont quand même fait passer des examens pendant un an afin de m’éprouver, et j’ai ensuite passé une période probatoire de huit mois sur le terrain », note-t-il. Avant d’ajouter : « J’avais, pour eux, un avantage : la conviction héritée de mes aïeux, survivants de la Shoah, qu’il faut non seulement être fort pour survivre, mais, surtout, bien connaître ses ennemis. »
Spécificité des services israéliens, il n’est pas obligé de dissimuler l’identité de son employeur à son épouse. « Notre administration a compris que c’est un atout de partager ce secret à deux. Le Mossad a néanmoins fait passer des tests à ma femme pour s’assurer de son profil », raconte-t-il. Pas un mot, en revanche, à leurs trois enfants, qui ne découvriront son activité qu’après son départ du « bureau ».
Rétrospectivement, l’homme dit regretter d’avoir dû mentir à ses proches. D’autant que son fils pressentait quelque chose. « Il m’avait posé plein de questions en sortant du cinéma, un jour où nous étions allés voir ensemble le film True Lies, de James Cameron. Une histoire où Arnold Schwarzenegger travaille précisément dans un service antiterroriste mais doit dissimuler cette activité à ses intimes. Mon fils m’avait dit : “C’est drôle, toi aussi tu pars toute la semaine en voyage sans qu’on sache ce que tu fais…” Je crois qu’il avait compris », soupire-t-il.
Bruxelles, nid d’espions
Pendant douze ans, Mishka Ben-David multiplie les séjours dans les anciens pays du bloc soviétique ainsi que dans divers États arabes, où, sous divers profils et plusieurs nationalités, il se révèle un excellent agent de renseignement. Son petit gabarit et son CV, qui mentionne une formation en lettres à l’université du Wisconsin, aux États-Unis, lui permettent de passer inaperçu. Il ne détaillera pas les missions qu’il effectue alors, mais ses résultats sur le terrain sont suffisamment bons pour que Mishka Ben-David prenne du galon.
Au début des années 1990, il devient responsable de l’antenne du Mossad à Bruxelles. « La capitale belge, du fait de la présence de nombreux diplomates de tout le continent, est un véritable nid d’espions », déclare-t-il dans un sourire. Trois ans plus tard, le voilà catapulté à la tête de la direction des opérations : le service « action » du Mossad. Il se trouve ainsi aux premières loges lors de la tentative d’assassinat de Khaled Mechaal, le chef de la branche armée du Hamas. L’État hébreu pense qu’il est responsable des attentats qui se multiplient depuis janvier 1995 sur son sol. Problème, Khaled Mechaal opère depuis le territoire jordanien, d’où tous les espions israéliens ont dû se retirer après la signature des accords d’Oslo, deux ans auparavant.
Lorsque Benyamin Netanyahou est élu Premier ministre, en mai 1996, il ordonne l’élimination du planificateur des attaques terroristes qui ont tué 110 personnes et fait 314 blessés en moins de quinze mois. Le Mossad se met en branle et dépêche à Amman un commando doté d’une arme silencieuse : une bombe aérosol pour asperger Khaled Mechaal de poison. Les tueurs sont censés viser l’oreille afin que la substance toxique, dérivée du Fentanyl, agisse rapidement. Ils passent à l’action un jour que le chef palestinien sort de sa voiture pour se rendre à son bureau, mais Khaled Mechaal reçoit à ce moment-là un appel de sa fille sur son mobile, et détourne la tête… Les tueurs du Mossad l’aspergent maladroitement et sont arrêtés peu après par la police jordanienne.
Pressions politiques
Le chef du Hamas est évacué en urgence à l’hôpital central d’Amman, où son état de santé se dégrade. Le roi Hussein de Jordanie, furieux, appelle Washington et menace de faire exécuter les agents israéliens. La Maison-Blanche répercute immédiatement l’information à Netanyahou. Celui-ci demande aussitôt à Ephraïm Halevy, alors un des responsables du Mossad, d’apporter l’antidote du poison aux médecins qui soignent Mechaal. Mishka Ben-David est chargé de cette délicate mission. « Le rendez-vous s’est passé dans le hall d’un hôtel avec un représentant des services de sécurité jordaniens. Il s’est présenté à nous comme étant le capitaine Firas. Nous n’avons pas discuté. Il est reparti avec le produit et a sauvé Mechaal. Nous n’avions pas d’autre choix », explique-t-il. Cinq ans plus tard, il décide de quitter le service.
De cette mésaventure, on s’en doute, très marquante, l’ancien espion a tiré un roman haletant : Duel à Beyrouth*, où l’on suit le parcours de deux agents du Mossad, Ronen et Gadi, chargés d’assassiner un terroriste et contraints de prendre des risques insensés parce que le chef du gouvernement est pressé de mettre un terme à une vague d’attentats. « J’ai transposé l’histoire au Liban pour ne pas livrer trop de détails sur l’opération réelle. De même, j’ai modifié l’arme… préférant un pistolet à une bombe aérosol. Mais j’ai conservé l’élément central de l’échec de cette mission : le fait que le patron du Mossad ait accepté de lancer ses hommes sur un terrain mal préparé pour faire plaisir au Premier ministre, lui-même désireux de montrer à l’opinion publique qu’il ne reste pas les bras croisés face au terrorisme », glisse-t-il.
« Si l’on analyse les rares opérations ratées du Mossad, qui ne dépassent pas le ratio d’un pour mille, insiste-t-il, nous devons nous rendre à l’évidence. Ce sont, la plupart du temps, des missions que le politique a ordonnées dans l’urgence sans que les services aient pu planifier les choses, poursuit Mishka Ben-David. Un maître espion doit aussi apprendre à savoir dire non ! »
*Duel à Beyrouth, de Mishka Ben-David, traduit de l’anglais par Éric Moreau (Nouveau Monde éditions, 362 p., 19,90 €).