Se pose désormais la question suivante : comment connaître Dieu ? Comment pénétrer le mystère de son essence ? La Bible hébraïque laisse entendre que l’essence divine ne sera pas accessible à l’être humain, mais que, dans une certaine mesure, on peut connaître Dieu par ses œuvres. Plus tard, tant les philosophes maïmonidiens que les maîtres de la kabbale parleront, chacun à sa façon, de l’imitatio Dei : tenter de ressembler à Dieu par l’adoption d’une conduite éthique sur terre. Ces préoccupations-là sont regroupées sous la rubrique de l’éthique, notamment chez Aristote, mais aussi auparavant chez son maître Platon. Cette éthique fait aussi partie de la philosophie politique depuis les origines jusqu’à Hegel. Pour la Bible et ses commentateurs médiévaux, les objectifs étaient plus modestes : du peu que l’on pouvait savoir de l’essence divine on devait déduire des règles de conduite afin d’instaurer et de favoriser le règne de Dieu sur terre. La Révélation doit inclure un aspect  politique permettant une vie harmonieuse sur terre.

Mais la Révélation dépasse, et de très loin, les dimensions, nécessairement limitées, du langage humain. Plus tard, beaucoup plus tard, nous le verrons plus loin, les adeptes de la tradition ésotérique, les kabbalistes, expliqueront que même la Révélation divine renferme en elle un aspect caché, occulte du langage. Il y a là une polysémie dont l’homme doit s’accoutumer. Même lorsqu’ils parlent de la théophanie du Sinaï, les penseurs mystiques se demandent quel a été l’aspect de l’essence ou de la forme de Dieu qui s’est révélée au peuple qui attendait, transi de peur, au pied de la montagne sacrée ? Les kabbalistes ont osé s’attaquer à cette doctrine secrète par l’intermédiaire du système séfirotique, sur lequel nous reviendrons plus bas.

Dans la littérature talmudique, qui n’est autre que l’exégèse rabbinique officielle de la Torah, on ne trouve pas d’explications complexes sur un sujet aussi sensible que la Révélation, mais on insiste sur un point qui est crucial : la Torah que Dieu a remise à Moïse est une doctrine  de vérité, elle incarne l’essence même de la vérité puisqu’elle est à l’abri de toute erreur en raison de la théorie de l’inerrance prophétique. En d’autres termes, la prophétie mosaïque dispose d’une sorte d’infaillibilité, car elle émane de Dieu directement, si j’ose dire. Moïse, le seul prophète-législateur du judaïsme, ne peut pas se tromper, d’où l’idée d’inerrance.  Là encore, le Psalmiste lui fait écho en disant : le principe de tes paroles est vérité (119 ; 160)

Il est temps d’en venir à la ligne de défense que les sages docteurs des Écritures  ont déployé autour de la foi juive, fondée sur une Révélation. En fait, cette ligne est double, mais je m’intéresse surtout à l’une des deux, pour suivre le sujet qui nous importe ici. Les sages ont érigé deux idées en principe :

  1. Aucune référence scripturaire ne peut être dépouillée de son sens littéral ou obvie.
  2. la Torah s’exprime dans le langage des hommes

C’est ce dernier principe qui m’intéresse dans le présent contexte. Pourquoi avoir érigé ce principe en règle exégétique ? Pour faire pièce aux anthropomorphismes bibliques qui nous présentent Dieu comme nous-mêmes. Plus tard, au Moyen âge, Maimonide provoquera l’ire de quelques rabbins traditionalistes en se faisant le champion de la chasse aux expressions qui réduisent la divinité au statut de l’être humain. Cette réduction à un tel état inférieur est indigne de Dieu.

Mais le Talmud allait bien plus loin en adoptant une telle mesure, servant de barrage contre de nombreuses conceptions fautives de la divinité. Et cela permettait d’obvier à bien des contradictions qui devenaient sans objet. Si la Bible prête à  Dieu des passions humaines ou des comportements humains, il suffit de les interpréter allégoriquement pour éloigner le danger d’un affaiblissement du bien-fondé de la théologie juive. Certains passages talmudiques évoquent deux catégories d’exégètes qui prenaient en charge des versets difficiles à interpréter ; c’étaient les dorshé hamourot et les dorshé reshumot… C’est ce que fera l’auteur du Guide des égarés dans les cinquante premiers chapitres du premier volume de son œuvre. Il spiritualisera tous ces détails corporels attribués à Dieu et éloignera de lui toute idée de corporéité. L’essence divine doit être incorporelle. Maimonide érigera ce principe en règle absolue allant jusqu’à dire que l’hérétique est celui qui croit de foi profonde que Dieu a des caractéristiques corporelles. C’est un point essentiel dans ce contexte qui nous occupe. Nous y reviendrons plus bas.

En règle générale, la littérature talmudique ne privilégie pas l’intellectualisme ni la spiritualisation à outrance. Ces deux dérives furent gravement reprochées à la philosophie religieuse de Maimonide aux yeux duquel c’est l’univers du concept qui compte le plus. Le Dieu biblique devient, sous son influence, un simple concept divin, un peu comme chez Kant…

Je passe au Moyen Âge au cours duquel la pensée philosophique juive va connaître un grand essor, suite aux bouleversements provoqués par le surgissement de l’islam ; cette nouvelle religion allait conquérir de larges territoires où subsistaient des populations juives, parfois déjà arabophones. Et elle apportait avec elles un renouveau de la pensée, mais surtout elle sut, dans une certaine mesure, s’approprier la culture philosophique et scientifique de l’hellénisme dit tardif. Grâce au concours décisif de moines nestoriens, notamment, les nouveaux maîtres promurent la traduction en arabe des trésors de la pensée grecque. Et le choc entre une religion monothéiste et une culture grecque qui ignorait tout de la Révélation en tant que telle fut prodigieusement fécond. Je n’entrerai pas dans le débat actuel entre partisans et adversaires de l’apport arabo-musulman à la culture européenne, car ce n’est pas mon sujet. Je signalerai simplement qu’à partir des VIII-IX siècles chez les Karaïtes, et les IX-Xe siècles chez leurs frères ennemis rabbanites, les juifs prirent part à ce grand renouveau philosophique au sein duquel les questions religieuses reçurent un éclairage nouveau.

Le premier penseur juif arabophone d’importance qui marque les débuts du rationalisme juif, fut l’égyptien Saadya Gaon al Fayyoumi (882-942), auteur du Livre des croyances et des opinions (Kitab al-amanat wal-i’tikadat). Ce même Saadya avait été le recteur d’une académie talmudique, ce qui ne l’empêcha pas de goûter aux sciences dites profanes confinées à un rôle ancillaire de la religion. Et ce qu’il présente au sujet de l’essence divine et, partant, de la Révélation, ne laisse pas d’être intéressant.

Saadya purifie l’idée de Dieu (Alexander Altmann) en la dépouillant du moindre anthropomorphisme et de tout soupçon de corporéité. Et c’est ainsi, logiquement, qu’il en vient à la théorie de la lumière créée (or nivra) : puisque Dieu n’est pas un corps, il ne saurait être contenu ni enfermé dans un espace corporel. Et même au sujet de la Révélation, il nous fournit une explication qui ne connaitra son apothéose que dans le Guide des égarés de Maimonide, lequel, on le sait, distingue nettement entre la masse des incultes et les rares élites, aptes à saisir les concepts philosophiques. Le Guide dit bien que la Torah a choisi de recourir aux anthropomorphismes, car si l’on avait parlé à tout le monde d’incorporéité divine, les hommes simples en auraient conclu à l’inexistence du Créateur. Car, pour l’homme non instruit, ce qui existe doit avoir  une substance corporelle. Mais pour Dieu, il en est autrement.

On trouve chez Saadya les prémices de l’interprétation allégorique des Écritures. Sans abonder dans le même intellectualisme que l’auteur du Guide des égarés, il entend restaurer la pureté de l’essence divine et mettre en garde contre un littéralisme fâcheux. Un exemple, le verset biblique qui énonce que Dieu est un feu dévorant (Deutéronome 4 ; 24) ne doit pas être pris au pied de la lettre. Ce n’est pas Dieu qui est un feu, lequel n’est qu’une production de la nature, c’est sa punition des péchés commis par l’humanité qui agit comme un feu dévorant. Il en va de même des organes sensoriels prêtés à Dieu par les anthropomorphismes bibliques : c’est une simple illustration de l’adage rabbinique selon lequel la Torah est tributaire des moyens d’expression de l’homme. D’où la nécessité de bien interpréter les textes, faute de quoi on déformerait le message divin.

Mais il faut préciser un point : Saadya n’interprète jamais les commandements bibliques dans un sens allégorique. Le seul livre biblique qu’il consent à commenter allégoriquement, donc en s’écartant du sens obvie, est le livre des Proverbes qui fait partie de la littérature sapientiale. Et il ne courait aucun risque puisqu’aucune prescription religieuse ne se trouve dans les trente et un chapitres du livre en question.

Saadya a préparé la voie à l’enseignement maimonidien, même si s’il n’est pas allé aussi loin que lui dans le chemin de l’allégorisation et de l’a spiritualisation… Durant de longues décennies, suivant l’exemple de Maimonide et de ses premiers épigones, la langue philosophique des juifs sera l’arabe et le Guide des égarés lui-même fut rédigé en arabe, mais avec des caractères hébraïques.

Il faut citer un auteur médiéval, Juda ha-Lévi (1075-1141), poète, philosophe et théologien, grand adversaire des études philosophiques bien qu’ayant lui-même reçu une solide formation dans ce sens et  dont il se servira pour attaquer la spéculation et promouvoir le primat quasi absolu de la Révélation. Dans son célèbre ouvrage, intitulé Sefer ha-Cuasari (le titre original arabe est : Défense et illustration de la religion méprisée) il procède à l’audition des représentants des deux autres religions monothéistes et aussi du porte-parole de la spéculation philosophique. Et toute cette affaire se termine par la victoire écrasante de la religion juive, promue religion qui agrée le mieux à Dieu. Mais ce sacre s’accompagne d’une stricte limitation du savoir rationnel. Seule compte vraiment la Révélation du Mont Sinaï. C’est elle, et elle seule, qui permet d’aboutir à l’élucidation des mystères de la divinité et de l’univers.

Ce Juda ha-Lévi est un peu l’équivalent juif du théologien musulman contemporain Abu Hamid al-Ghazali (ob. 1111) qui avait rédigé deux traités pour prouver l’inanité de l’approche philosophique de la religion. Tout d’abord les Intentions des philosophes et ensuite La destruction des philosophes., un écrit dont Averroès (ob. 1198) fera litière dans sa fameuse Destruction de la destruction (Tahafut al-tahafut). C’est la connaissance prophétique qui est le mieux à même de comprendre la Révélation dans sa totalité. On verra plus bas que Franz Rosenzweig (ob. 1929) se découvrira une affinité idéologique avec ce personnage dont il traduira en allemand certaines poésies… et qui lui inspirera peut-être sa définition du « Nouveau Penser » qui consiste à instiller une certaine dose de théologie dans la spéculation philosophique proprement dite.

Mais cet auteur ha-Lévi a été précédé par un autre penseur qui avait lui aussi tenté d’unir le plus harmonieusement possible Révélation et Raison. Il s’agit de Salomon Ibn Gabirol (l’Avicebron des Latins), l’auteur du Fons Vitae (en hébreu Mekor hayyim) qui abritait en lui deux âmes : l’une rigoureusement philosophique et l’autre éminemment religieuse puisque ce métaphysicien hardi a aussi composé la plus vibrante poésie religieuse, lue à la synagogue la veille du jour des propitiations : le Kéter malkhout, la Couronne royale. Dans le premier texte, il se livre à de subtiles analyses métaphysiques, sans rien dévoiler de ses origines juives, et dans le second texte nous découvrons une âme éminemment religieuse, proclamant sa foi en le Dieu d’Israël dont il chante les louanges. Dans chaque texte, le rapport à la Révélation n’est pas du tout le même, mais change du tout au tout…

Cet article se compose de 5 chapitres. Chaque jour un chapitre nouveau paraît

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Joseph (Hermann, 2018)

 

Lien du chapitre 1er : 

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