Cette phrase est de Hermann Cohen, l’éminent philosophe allemand qui fonda l’école néo kantienne de Marbourg et dont Franz Rosenzweig fut, dans une certaine mesure, l’héritier spirituel.

Cela peut paraître curieux, voire amusant, mais au moment où tous les gens font leur rentrée, celle des écoles, de la reprise du travail, du train-train quotidien, le peuple juif effectue, lui, sa rentrée religieuse et spirituelle.

Si l’on voulait risquer une formule qui résumerait à elle seule l’ensemble doctrinal du judaïsme on dirait que la notion d’éternité (hayyé olam) doit finir par se substituer à la notion de fugacité du devenir historique (hayyé sha’a). Même lorsque l’orant juif est appelé à la Tora, le jour du sabbat, et qu’il achève la lecture ou l’audition du passage de la péricope biblique, il rend hommage à Dieu qui a implanté en nous cette vie éternelle (we-hayyé olam nata’ betokhénou).

Dès le milieu de ce mois de septembre, il est appelé à faire son examen de conscience, à jeter un regard rétrospectif sur l’année écoulée afin de se juger lui-même ainsi que ses actes. Au terme de cet examen de conscience, le fidèle se retrouve face à lui-même. Son être le plus intime mis à nu, il espère en la rédemption divine. Rosenzweig va même jusqu’à écrire que l’objectif de cette journée de jeûne et de confession est d’instaurer le Royaume du Ciel sur cette terre.

Dans la rubrique consacrée à cette journée de Kippour, devenue la fête de la rédemption, Rosenzweig écrit ceci :

Ces jours redoutables… se distinguent de toutes les autres fêtes en ce sens que là, et uniquement là, le Juif est à genoux. Ce qu’il refusa au roi de Perse, ce qu’aucune force au monde ne saurait lui extorquer, mais aussi ce qu’il n’est tenu de rendre à son Dieu à aucun jour de l’année, et dans aucun acte de sa vie, là il le fait. Et ce n’est pas dans la confession de sa faute ni dans la prière pour que ses péchés soient pardonnés, à laquelle pourtant cette période festive est prioritairement consacrée, mais uniquement en contemplant l’immédiate proximité  de Dieu, donc dans un état qui transcende la misère terrestre frappant l’aujourd’hui…

Kippour veut dire propitiation et Yom Ha-kippourim, pour reprendre l’expression biblique originelle, signifie donc jour des propitiations. C’est-à-dire ce jour de jeûne au cours duquel le peuple d’Israël prie pour la rémission des péchés de tout l’univers et pas uniquement pour les siens. Il implore Dieu d’accorder la rédemption universelle, le salut de toute l’humanité, de tout ce qui porte un visage humain. Il s’inspire de l’exemple du patriarche Abraham qui, contrairement à Noé au temps du Déluge, ne pria pas que pour lui-même et pour les siens, mais étendit sa bénédiction à d’autres, notamment les villes pécheresses de Sodome er Gomorrhe).

En ce jour où culmine la spiritualité juive, Dieu est censé accorder à l’humanité la rémission de ses péchés. Par rapport à Rosh Hashana, l’austère Nouvel An juif, c’est une sorte de cour d’appel ou de cassation : qui n’a pas obtenu sa grâce à Kippour, n’aura plus de séance de rattrapage. C’est une élection à deux tours : si vous manquez votre but dix jours avant, il faut que Yom Kippour vous sauve, sinon adieu !

Historiquement, le jour de Kippour de l’année 1913 revêt une importance cruciale puisque la philosophie juive était à deux doigts de perdre l’un de ses meilleurs éléments : le jeune philosophe Franz Rosenzweig qui n’avait pas encore trente ans, décida après des mois d’une  crise existentielle ravageuse de ne plus mettre à exécution son intention de se convertir au protestantisme. Or, quelques semaines auparavant, il en avait informé son confident Eugène Rosenstock-Huessy qui avait franchi le pas à l’âge de dix-sept ans. Issu d’une famille de la bourgeoisie judéo-allemande assez assimilée mais non convertie, Franz était ébranlé par ce qui se passait autour de lui : ses propres cousins s’étaient convertis, toute la jeunesse juive errait, livrée à elle-même, en gésine d’une vérité ou d’une foi qu’elle ne trouvait plus dans la religion ancestrale.

Et voilà que la participation, presque fortuite, à l’office religieux de Kippour dans un misérable oratoire de Berlin, insuffla au jeune homme de nouvelles raisons d’espérer. La ferveur religieuse de ces hommes simples qui confessaient leurs péchés et épanchaient leur âme devant Dieu eut raison de ses doutes. Ce n’était plus l’imposant décorum de la grande synagogue libérale de Berlin où l’orgue et les chanteurs de l’opéra réduisaient la participation des fidèles à la portion congrue…

Moins d’une année plus tard, c’était la Première Guerre mondiale qui allait tout détruire. Enrôlé comme auxiliaire de santé dans les Balkans, Rosenzweig rédigera dans les tranchées de Macédoine, son Grand ‘ œuvre L’Étoile de la rédemption où il répartit la réalité en trois parties Dieu, le monde et l’homme auquel font face, dans cet ordre, la création, la révélation et la rédemption. Les fêtes austères du Nouvel An et de Kippour sont dites fêtes de la rédemption puisque c’est dans leur sillage que l’humanité sera enfin rédimée.

La liturgie de cette journée de prières et de contritions est un mélange réussi de pétitions privées (pour soi-même et pour son peuple) et d’intercessions en faveur du monde entier. Les orants prient pour qu’aucune femme ne perde accidentellement le fruit de ses entrailles ; ils demandent aussi à Dieu de «donner du grain au semeur et du pain au mangeur.» Enfin, ils supplient Dieu d’épargner à tous les pays du monde les plaies de la famine, de la guerre et des épidémies.

Au plus fort de la journée, le rituel du Grand prêtre dans le Saint des Saints est répété : au moins quatre fois, les fidèles se prosternent face contre terre et ne se relèvent qu’une fois que le Grand Nom du Dieu d’Israël est invoqué.

Au cours de l’après-midi, on lit le livre de Jonas, ce prophète colérique mais naïf qui avait oublié que le Dieu qu’il sert est avant tout un Dieu d’amour et de miséricorde, proche du genre humain, prompt au pardon et non pas à la colère, c’est un magnifique plaidoyer en faveur de la miséricorde divine qui se substitue à la rigueur. Ninive ne sera pas détruite, ses milliers d’habitants ne seront pas exterminés, car tous, le monarque en tête, ont fait acte de contrition et se sont repentis. Et leur repentance a été agréée.

On peut se poser la question suivante : mais pourquoi le judaïsme qui, contrairement au christianisme, ne croit pas au péché originel du Psaume 51, a-t-il axé toute sa religiosité autour de la confession des péchés  et de la nécessité de se purifier ? N y a t il pas là une sorte d’obsession de la pureté qui renverrait corollairement à la nature pécheresse de l’homme, celle là même qu’il refuse?

En fait, comme le montre Rosenzweig dans l’avant-dernière partie de son Étoile de la rédemption, le peuple d’Israël ne vit pas dans l’Histoire, il n’est pas englué dans le devenir historique, fait de guerres, de rivalités et de tensions générées par des États, mais dans l’éternité, dans une sorte de métahistoire. En célébrant de telles fêtes, ce peuple disséminé à travers le monde anticipe une éternité à laquelle il aspire de toutes les fibres de son être.  Il prie pour que l’avènement messianique prenne enfin corps, que le monde de la cré
ation accède à un état de post-rédemption.

Maurice-Ruben HAYOUN

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