La place et le rôle de la tradition orale dans le judaïsme…
Depuis les origines, depuis la proclamation de l’idée religieuse judéenne, le judaïsme a toujours eu deux sources auxquelles il s’est abreuvé : l’une est la Tora écrite, les vingt-quatre livres canoniques de la Bible hébraïque, la Tora shé bikhtav et la Tora orale, la Tora shé be’al péh (mot à mot, la Tora qui est sur la langue).

Donc qui n’est pas consignée par écrit mais transmise oralement de génération en génération. Si le statut de la première Tora n’a jamais été fondamentalement contestée dans le judaïsme, celui de la seconde l’a été, d’abord par les Saducéens dans l’Antiquité juive, puis par les Karaïtes lors du Moyen Age, ces théologiens juifs avaient précédé le slogan latin sola scriptura ( l’Ecriture seule, et pas les commentaires prescriptifs de l’Eglise), et enfin par les adeptes de la réforme et du libéralisme dans le XIXe siècle allemand. Je renvoie sur ce point précis à mon ouvrage Le judaïsme libéral (Hermann Editeurs, 2016).

Je ne parle pas de l’Eglise chrétienne qui s’est, pour sa part, approprié le corpus dit vétérotestamentaire, tout en le vidant de son contenu positif, notamment tout le système juridico-légal de la Tora qui devenait superflu à la suite de l’apparition et du sacrifice de Jésus…

Donc, aux yeux de l’église chrétienne, la tradition orale n’avait aucune valeur contraignante. Ni même aucune légitimité. Plus tard, au Moyen Age, lorsque la théologie chrétienne se sera consolidée, il sera question du sensus judaicus senus carnalis (le sens juif est le sens de la chair), et donc pas de l’esprit.

Mais en quoi consiste au juste cette tradition orale qui accompagne toujours l’interprétation des versets de la Tora orale ? Il s’agit du vécu et du penser des maîtres de la tradition qui ont appris à interpréter les textes consignés par écrit. Or, on sait bien que la lettre fige, voire pétrifie ou tue alors que le verbe, la langue orale, vivifie et actualise.

On évitait ainsi un grave décalage entre l’écrit tel qu’il figure dans les Ecritures et l’évolution de la vie de tous les jours : au cours de l’évolution historique, certaines choses apparaissent qui n’étaient pas prévues depuis les origines. Par l’interprétation orale, on élargit le spectre de l’écrit pour une sorte de mise à jour ou à niveau.

Ce corpus d’interprétations orales ne devait pas quitter ce statut d’oralité. Il y avait dans la littérature ancienne un certain interdit d’écriture afin de ne pas donner au verbe humain, à l’intellect humain le même statut que celui de la Tora écrite, censée provenir du Ciel.

Un passage talmudique concernant ce point est absolument clair : ce qui t’a été transmis par oral tu n’as pas le droit de le transmettre par écrit : ma shé nimsar lékha be al péh, eynekha rashaï le mossro bikhtav…

Comment, alors, en sommes nous parvenus à avoir ce volumineux corpus de traditions orales consignées par écrit ?

La réponse est simple : ce sont les vicissitudes de l’Histoire juive, plus proche de la martyrologie que d’une Histoire nationale ou religieuse proprement dite, qui dictèrent cette transformation : pour sauver l’ensemble des lois de la Tora, censée en compter pas moins de 613 (taryag mitswot), pour préserver toute la tradition de l’oubli et de la disparition pure et simple, les Sages ont choisi d’enfreindre une seule loi, l’interdit d’écriture, dans le but de sauver tout le reste.

C’est ainsi que la tradition talmudique justifie ce qu’il faut bien nommer une révolution copernicienne : la mise par écrit des exégèses des Sages.

C’est donc la détresse qui dominait toute l’Histoire juive au lendemain de la destruction du second Temple et de la mise à sac de Jérusalem, qui a transformé la nécessité en loi : il fallut consigner par écrit tous les enseignements des sages dans leurs académies, faute de quoi ils se seraient perdus entièrement.

Les deux plus anciennes tendances, probablement stylisées afin de camper ce que fut dans la vie concrète l’activité académique des générations, sont dénommées d’après le prénom de leurs fondateurs respectifs : Hillel et Shammaï.

Et pour bien les mettre en évidence, on les a opposés l’un à l’autre. La première brille par son humanité, sa tendresse et sa douceur, tandis que la seconde passe pour avoir été un modèle de rigueur et de dureté.

Au point qu’aujourd’hui même, quand on dit qu’on défend un point de vue rigoriste, on se réclame de l’école de Shammaï.

On peut utiliser une métaphore hébraïque à son propos : Fiat justicia pereat mundus (Que la justice soit, le monde dût il en périr) ; en hébreu cela se dit : ykkov ha-din et ha ha-har : la loi percera même la montagne, s’il le faut…

Comment se présente cette tradition orale qui a donc perdu son oralité pour les raisons mentionnées ci-dessus ?

Elle se révèle à nous sous la forme d’innombrables commentaires de la Tora écrite : d’un côté, on a des commentaires très sérieux, juridico-légaux, portant presque exclusivement sur le corpus juridique de la Tora, il s’agit alors des midrachim de la halakha (midréché halakha), œuvres de juristes chevronnés qui n’ont aucun sens da la fantaisie ; d’un autre côté, nous avons les midrachim plus abordables, qui mettent la Tora à la portée des plus simples. Il s’agit alors des midréché aggada, la aggada étant un récit narratif qui vous plonge dans une situation concrète.

Afin de rendre plus claire et moins abstraite la tradition. Le Talmud va encore plus loin pour souligner l’aspect primordial de cette tradition orale faite de métaphores et d’images concrètes, en édictant le principe suivant : veux tu connaître Celui qui a dit que le monde soit et le monde fut, alors apprends l’aggada (retsonekha la da’at mi shé amar wé haya ha olam ? Lemad aggada…)

On peut dire sans crainte de se tromper que l’aggada a horreur de l’abstraction ; elle opte entièrement pour la métaphore, pour la parabole, pour tout ce qui rapproche du réel ; elle bannit de son vocabulaire tout ce qui relève de l’intellectualisme pur.

Et c’est probablement elle qui est à l’origine des récits paraboliques de Jésus conservés dans les Évangiles. Lorsqu’elle veut visualiser un commandement, que ce soit un interdit ou au contraire un commandement positif, elle commence par dire ceci : A quoi cela ressemble -t -il ? Qu’est ce que cela peut bien signifier ? Et elle dit aussitôt ceci : pensez à un roi qui ordonne telle ou telle chose à ses sujets, etc… etc…

Voici un exemple encore plus terre à terre, sans que cette formule n’implique la moindre nuance péjorative : pourquoi donc la vache rousse a-t-elle des cendres aux vertus lustrales, c’est à dire purificatrices ?

Certes, nous ne savons pas pourquoi il en est ainsi mais la tradition orale nous explique la situation : le veau d’or a causé un grave traumatisme dans l’histoire religieuse d’Israël. Il fallait laver cette souillure.

La Aggada trouve la similitude suivante : Que se passe t il lorsqu’un enfant salit le palais du roi en y déposant ses excréments ? Eh bien, c’est sa mère qui vient nettoyer ce que son fils a souillé. De même, la vache rousse nettoie la faute du veau : c’est sa mère…

Lui ne saurait être tenu pour responsable de quoi que ce soit ! Avec une telle explication si terre à terre, si triviale, les paysans incultes de Galilée comprenaient enfin le rapport entre le veau d’or et la vache rousse…

Les savants de la science des religions ou des religions comparées ne seront probablement pas convaincus par cette solution mais voilà les pupitres des prédicateurs et des sermonnaires judéens des premiers siècles de l’ère chrétienne n’occupaient pas des chaires au Collège de France…

Mais cette tradition orale a suscité bien des controverses au sein même du judaïsme, et bien évidemment à l’extérieur aussi. Je vais me concentrer sur un exemple émanant d’un juif allemand qui en 1822 à Berlin a directement consacré une analyse à ce sujet portant sur les «débordements» de cette même tradition qualifiée d’arbitraire et de comportement parasitaire.

Cette critique que j’esquisse ici même provient d’un érudit nommé Lazarus Bendavid (1762-1832) et qui était aussi mathématicien. Faisant partie du célèbre Culturverein, cénacle culturel pour la renaissance juive, il y a prononcé une conférence sur la loi écrite et le loi orale. Voici ce qu’il dit en tête de son allocution.

L’arbre magnifique de la religion a été envahi par des parasites qui en ternissent l’éclat et nous font perdre de vue sa beauté et sa grandeur. Ces branches gourmandes ont rabougri les rameaux de cet arbre, en ont aspiré la sève et détruit le feuillage à l’ombre duquel une humanité réconciliée et fraternelle pouvait se reposer ; et qu’a-t-on fait pour y remédier ? rien du tout et parfois même moins que rien.

On contemplait ces excroissances avec une crainte révérencielle car on pensait qu’elles représentaient l’arbre lui-même. Comment en sommes nous arrivés là ? Pour la bonne raison qu’on n’osait pas s’en prendre à ces parasites car on ne savait pas faire le départ entre la loi écrite et la loi orale. La conséquence en fut l’impossibilité de définir l’essence du judaïsme lui-même.

Demain, je consacrerai mon article à l’analyse de cette étude de Lazarus Bendavid.

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Franz Rosenzweig (Agora, universpoche, 2015)

Le nouveau cycle de conférences, Aux racines de la culture européennese penche sur l’humus spirituel et les valeurs premières qui gisent au fondement de ce continent. Mais l’Europe n’est pas seulement un continent, c’est aussi et surtout une culture, axée autour de courants spirituels et d’écoles philosophiques, qui passent à juste Titre pour sa constitution théologico-politique ou éthique.

Les réflexions qui seront exposées dans la salle des mariages de la Mairie de notre arrondissement couvrent la critique biblique, la littérature éthique, la philosophie médiévale sous son triple aspect, gréco-arabe, chrétienne et juive au miroir des pères spirituels de l’Europe : Thomas d’Aquin, Maimonide, Averroès et Maître Eckhart.

Salle des Mariages Mairie du 16e Arrondissement – 71, avenue Henri Martin- 75016 Paris

Jeudi 11 janvier -19h
Hannah Arendt, égérie de Martin Heidegger?

Jeudi 8 février – 19h
Le Moïse de Sigmung Freud, selon Y. Yerushalmi

Jeudi 15 mars – 19h
Franz Rosenzweig, la philosophie et la Révélation: le problème de la Vérité

Jeudi 5 avril – 19h
Emmanuel Levinas et Moïse Maimonide

Jeudi 17 mai – 19h
L’historien Marc Bloch et Simone Veil face au Kaddish

Jeudi 7 juin – 19h
La langue judéo-arabe: plaidoyer pour une culture (presque) oubliée

 

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