À propos d’un excellent documentaire télévisuel
Les données du problème.
Madame Florence Jammot, dont le nom n’est pas vraiment inconnu dans les milieux de la télévision, a préparé un excellent documentaire sur ce procès Eichmann qui s’acheva à Jérusalem, le 31 mai 1962, par la pendaison du criminel nazi dont la grâce avait été refusée par le président israélien de l’époque Ben-Zwi. Ce document tente, et c’est là sa qualité majeure, de resituer ce procès dans le contexte des débats intellectuels de l’époque. Il montre les dessous d’une problématique qui dépasse, et de loin le fait de dire le droit et de rendre la justice. Vu de l’extérieur, le problème pourrait se résumer à quelques faits ordinaires : les services secrets israéliens aux exploits légendaires localisent après une longue traque un grand criminel nazi, responsable de l’extermination de centaines de milliers de Juifs à travers l’Europe. Ils l’enlèvent en Argentine et le ramènent en Israël où une Cour de justice le juge et finit par le condamner à mort. L’exécution par pendaison a lieu après que les demandes de grâce avaient été rejetées. Tels sont les faits.
Mais le documentaire de Madame Jammot revient sur tout cela et explore les fondements juridiques légaux d’un tel procès en donnant la parole aux partisans des deux camps : ceux qui considéraient qu’il fallait agir ainsi et ceux qui attirèrent l’attention sur des questions de légitimité : à quel titre l’actuel État d’Israël, représente-t-il les Juifs du monde entier, notamment les victimes de la solution finale du IIIe Reich, au point de parler en leur nom ? Quid juris ? Sur quelle légitimité s’appuie-t-il pour instruire un tel procès et faire comparaître un criminel nazi ? N’était-ce pas plutôt à l’Allemagne de juger un criminel qui a agi dans le cadre juridique de son pays d’origine ?
Le procès d’Eichmann à Jérusalem.
Le peuple juif souffre d’un mal incurable depuis son apparition sur la scène de l’histoire mondiale : l’obsession de l’éthique. Puisqu’il considère que son existence est coextensive à celle de Dieu lui-même, la divinité du monothéisme éthique qui gouverne son monde selon l’équité et la justice, sa conduite doit être exemplaire. Or, au cours du XIXe siècle allemand, les Juifs de cette aire culturelle germanique avaient incliné vers un libéralisme religieux tendant à confondre la religion et l’éthique. À la question : qu’est ce le judaïsme, quelle est son essence ? on répondait invariablement: c’est l’éthique, le judaïsme est un monothéisme éthique. Ce fut la ligne du plus grand penseur juif de cette époque Hermann Cohen (mort, en 1918) qui ne dévia de cette position que peu avant sa disparition, consentant enfin à rendre à la religion juive, en tant que telle, l’honneur qui lui était dû…
Cette exigence éthique explique que l’on ait tenu à organiser un procès avec le risque inévitable de voir les fondements juridiques de la comparution d’Eichmann, contestés par quelques juristes et philosophes israéliens, notamment de grands penseurs judéo-allemands qui étaient pourtant concernés au premier chef puisque le national-socialisme avait totalement ravagé leur vie.
Etait ce un procès ? Oui, à n’en pas douter, mais était ce un procès inattaquable ? Les différentes interventions de ces hommes de lettres et de sciences dans le documentaire prouvent une absence d’unanimité. On dit que Ben Gourion, en fin politique qu’il était, se serait bien passé de ce procès, si seulement les autorités allemandes avaient réclamé ce grand criminel que fut Eichmann afin de le juger. Il n’en fut rien.
La comparution d’Eichmann devant un tribunal juif à Jérusalem, dans la capitale éternelle d’Israël depuis l’époque du roi David (1040-970) avait une résonance particulière pour les Israéliens : le bourreau de leur peuple dans tous les pays d’Europe occupés, un peuple sans défense, livré pieds et poings liés à une haine atroce, exterminatrice, se payait le luxe de faire comparaître, grâce à sa souveraineté retrouvée, un criminel afin qu’il rende des comptes. Depuis la chute de l’ancien État juif en l’an 70 de notre ère, on n’avait pas connu cela. Il y avait donc aussi, et c’est parfaitement légitime, une sorte de fierté nationale et rétablissement d’une anomalie historique : les Juifs ne courbent plus l’échine, ils se battent pour défendre leur vie et ceux qui veulent y attenter risquent plutôt de perdre la leur… C’est pour cette raison que les gouvernants de l’État d’Israël réaffirment avec force qu’il n’y aura jamais de seconde Shoah. C’est un thème politique majeur dans l’État d’Israël.
L’État d’Israël et la Shoah
Comme le rappelle ce documentaire sans trop y insister, l’État d’Israël a été confronté à une grave crise économico financière au début des années cinquante. David Ben Gourion, le Premier ministre de l’époque, eut la bonne idée (violemment critiquée par certains) d’entamer des négociations avec la République fédérale afin d’obtenir des réparations censées être une Wiedergutmachung, syntagme assez intraduisible, car il exprime une notion qu’on ne se représente que très difficilement : comment réparer, par des compensations matérielles, un mal qui a touché des millions d’hommes, de femmes et d’enfants ? Quel est le prix d’une vie, d’une seule ? Et après, on pourrait, acte immoral par excellence, multiplier par plus de six millions se vois condamner au silence pour l’éternité.
Auparavant, de l’aveu même des personnalités interviewées, le nouvel État juif n’avait pas, d’emblée, placé cette Shoah au centre de ses préoccupations. Même les rescapés du nazisme, estimés au nombre d’environ 350 000 à cette époque, adoptaient un profil bas. On avait honte, la fin de la guerre n’excédait pas une petite décennie, les rescapés n’osaient pas en parler, ils s’étaient murés dans un silence que l’on peut comprendre et, au fond, personne ne s’intéressait à ce qu’ils avaient subi. Ni même l’idée de défendre la mémoire de ces morts sans sépulture, parler en leur nom et prendre pour exergue le fameux verset du prophète Isaïe (milieu du VIIIe siècle) (56 ;5) , parlant des eunuques, privés d’une descendance : je donnerai dans mes maisons et mes murs YAD WA-SHEM, un monument et un nom (deux choses dont la nature les a privés).
C’est la guerre des six jours qui a changé cette attitude, on pourrait presque dire, cette relative indifférence qui s’explique par la nécessité de se concentrer sur l’édification de structures durables pour le jeune État et surtout pour sa survie dans un monde arabo-musulman foncièrement hostile. La guerre a fait planer la menace d’une nouvelle Shoah si la fortune des armes souriait à l’ennemi. Parallèlement à cette nouvelle prise de conscience, il y eut aux USA un soudain rapprochement entre ces deux réalités : le menace réelle, concrète, pesant sur le jeune État et menaçant sa survie, d’une part, et les droits de la mémoire, la conjonction de ces deux éléments allait déclencher dans toutes les universités américaines une pléthore d’études sur la période de l’Holocauste. Ce fut l’ère des fameux Holocaust Studies… Les meilleurs esprits, juifs et non juifs, n’étudiaient plus la philosophie juive, l’histoire des idées, la pensée religieuse, la philosophie médiévale ou la kabbale, tous se concentraient sur ce qui allait devenir la Shoah et occuper, depuis ce temps-là, une place centrale, absolument indétrônable dans l’ identité juive contemporaine aux côtés du Legs religieux et de la préservation de l’existence de l’État d’Israël. C’est cette nouvelle «trinité» juive qui s’est imposée depuis lors. La knesset ne demeura pas en reste et vota une journée commémorative de la Shoah, mais elle ne se contenta pas d’évoquer un drame indicible, elle lui rejoignit la résistance, l’acte de bravoure, la défense de la vie des Juifs. Ainsi naquit le yom ha-Shoah wé-ha-guevoura, littéralement le jour de la tragédie et de la bravoure. Donc, le nouvel État juif rompait d’une certaine manière avec les plaintes et les pleurs du Psalmiste pour redresser enfin la tête et promettre un sombre avenir à ses ennemis…
La réaction des intellectuels et des philosophes
l’élite juive est restée fidèle aux valeurs qui ont irrigué la vie de la Diaspora durant plus de deux millénaires : la résistance spirituelle, la prédication de l’amour du prochain, le respect de l’équité et de la justice et la foi en un messianisme dont leur religion a fait l’apostolat au reste de l’humanité. Ce qui explique que les sentiments de vengeance n’ont pratiquement jamais effleuré un seul des professeurs et des philosophes. Pourtant, la plupart avaient eu dans leurs propres familles des victimes de la Shoah. Pour ne parler que de Gershom Scholem dont le frère Werner, le plus jeune député du Reichstag (KPD), fut assassiné à Buchenwald en 1940… Ce même Scholem, grand savant des études kabbalistiques (voir la biographie intellectuelle que je lui ai consacrée, Gershom Scholem, un Juif allemand à Jérusalem, Paris, PUF, 2002) a fait partie des signataires d’une pétition refusant l’exécution d’Eichmann, en dépit de sa condamnation à mort par le tribunal. Dans un article en Hébreu publié, je crois, par Ha-Arets, il critiquait, le fait que l’on déclare un dossier clos en exécutant un seul coupable alors qu’ils avaient été des milliers et que leurs victimes se comptaient par millions. Il écrivit mot à mot que si nous devions venger le sang versé de notre peuple martyre, il faudrait mettre la main su beaucoup plus de bourreaux..
Sans même parler du rôle ambigu de Hannah Arendt dans cette affaire ni de la réaction courroucée de Scholem à son encontre, il faut surtout signaler la démarche hautement étonnante de Martin Buber (voir mon récent ouvrage, Martin Buber, Agora, 2014) qui demanda audience au Premier ministre Ben Gourion. L’entretien eut lieu, mais Ben Gourion ne fut pas convaincu. Toutefois, il eut la noblesse morale de procéder à un tour de table lors d’un conseil des ministres. La majorité rejeta la commutation de la peine capitale en peine d’emprisonnement à vie. Le groupe d’intellectuels intervenus en faveur de la clémence ne parlait pas d’une seule voix ; alors que Buber optait jusqu’au bout pour un État binational, Scholem s’était éloigné de cette solution initiale. Buber y tint jusqu’à la fin de ses jours. C’est toute une optique où la non-exécution d’un grand criminel rejoignait la volonté de vivre en paix avec un environnement arabe local. L’avenir, que l’on nous permette de le dire, a donné tort à cette approche. Aujourd’hui, tout le monde considère qu’Israël est l’État-nation du peuple juif.
Le problème de la légitimité ? Israël peut-il parler au nom des Juifs du monde entier ?
Il faut ici souligner un point qui a souvent été très controversé : aucun des signataires de la demande de grâce d’Eichmann n’était contre l’existence de l’État d’Israël ni ne lui déniait le droit de juger des criminels coupables contre le peuple juif et contre l’humanité ; mais la plupart avaient étudié la philosophie politique de Hegel et savaient que les rivalités entre États conduisaient toujours à la guerre. À leurs yeux d’intellectuels, comme d’ailleurs Franz Rosenzweig mort en Allemagne en 1929, le judaïsme était trop grand, trop large, trop multiple pour être réduit à une structure étatique. Avec une touchante candeur, ils estimaient qu’il devait briller de mille feux et ressusciter la vocation universaliste des anciens prophètes d’Israël…… Dans ce cadre-là, ils ne pouvaient pas admettre que leur État soit comme les autres États et décide de mettre à mort un individu, même coupable des pires crimes.
L’État d’Israël a le droit moral et juridique de représenter les Juifs du monde entier lorsqu’ils sont attaqués en tant que tels ou que leurs gouvernements respectifs ne les protègent pas du tout ou pas assez. La catastrophe de l’an 70 a mis un terme à l’homogénéité du peuple juif qui fut déportée aux quatre coins du globe. Cette situation leur fit perdre une nationalité d’un État souverain mais pas leur identité juive qui a évolué au cours de deux millénaires d’exil.
Mais ce procès d’Eichmann a constitué un redoutable, rendez-vous d’Israël avec l’Histoire. On peut dire que depuis cette année-là, ce mois de mai 1962, l’État d’Israël s’est réapproprié la Shoah qui fait désormais partie des composantes incontournables de l’identité juive contemporaine.
Maurice-Ruben HAYOUN
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Je suis pour la peine de mort pour les MONSTRES.
les nazis étaient des monstres ,Eichmann faisait partie de cette abomination, ils ont été déracinés de la terre.
là où ils se trouvent je leur souhaite pire que la mort.