Derrière le concours de chansons se mêlent intérêts nationaux et enjeux économiques entre les différents pays. D’où une inévitable instrumentalisation.

Immédiatement après sa victoire en 2021, le groupe italien Maneskin avait été la cible de plusieurs attaques et d’accusations.

La 67e édition du Concours de l’Eurovision de la Chanson (CEC) se tient à Liverpool, jusqu’à ce samedi 13 mai 2023. Pays vainqueur en 2022, l’Ukraine a été contrainte de renoncer à l’organisation de l’événement en raison de son conflit militaire avec la Russie.

Aujourd’hui, le CEC dépasse largement le cadre culturel qu’il s’est officiellement et originellement construit. Tout comme la Coupe du monde de football, dont la dernière édition au Qatar a fait l’objet de nombreuses controverses, l’Eurovision est une caisse de résonance continentale où intérêts nationaux et enjeux économiques sous-jacents se multiplient et se diversifient au fil des éditions.

Un événement incontournable

Il a ses fans et ses détracteurs, mais une chose est sûre : le CEC, suivi par 200 millions de téléspectateurs, est devenu incontournable. Tout le monde y va de son avis sur la qualité des candidats. Ainsi certains aficionados déroulent leur théorie du complot – comme celle des « blocs », c’est-à-dire l’idée qu’il existerait des blocs de pays voisins votant massivement les uns pour les autres. D’autres spectateurs accusent les délégations concurrentes de dopage (« les rockeurs cocaïnés », comme les footballeurs argentins, seraient toujours avantagés ; et, toujours selon certains, les jurys de l’Est seraient aussi « pourris » que les arbitres de foot soviétiques)…

Même ceux qui détestent l’élan libertaire du CEC ne peuvent en faire abstraction : Bilal Hassani est – malheureusement pour les luttes contre les discriminations – d’autant plus attaqué qu’il a acquis une envergure internationale et un statut d’icône LGBT + depuis sa participation au concours en 2019.

Instrumentalisation à tous les étages

Le CEC, événement paneuropéen annuel, mérite bien son surnom de Jeux olympiques de la chanson – et pas seulement en raison du prix prohibitif pour qui voudrait assister au live en logeant sur place. Dans cette compétition, tous les télédiffuseurs nationaux (et les États qui les pilotent) ne jouent néanmoins pas le même jeu. Certains font acte de présence (comme la France jusqu’en 2015) avec un télédiffuseur qui n’investit pas financièrement et médiatiquement autour du candidat national. Les autres y voient une opportunité, parfois la seule de l’année, de faire connaître et rayonner leur pays, leur folklore, langue et culture, quitte à surjouer des stéréotypes : c’est le cas par exemple du Monténégro, du Portugal ou de la Macédoine du Nord.

Certains pays participent pour soutenir leur industrie musicale florissante, à l’image de la Suède, tandis que d’autres tentent d’européaniser leur image, comme la Turquie, qui dès 1987 a fait correspondre sa présence au CEC avec sa candidature à l’UE, jusqu’à son retrait du concours en 2013. D’autres espèrent afficher une modernité sociale factice, comme l’Azerbaïdjan qui, à travers cette « vitrine clinquante » masque un régime dictatorial. Ce même pays avait d’ailleurs, en 2020, transformé le concours en faire-valoir pour revendiquer le territoire du Haut-Karabakh dans le conflit militaire l’opposant à l’Arménie.

Il y a aussi ceux qui veulent redorer leur image internationale, comme Israël et son recours au pinkwashing, se donnant une image progressiste et engagée pour les droits LGBT + malgré une tendance homophobe de plus en plus marquée parmi les nouveaux membres du gouvernement.

Un marketing territorial opportun

Depuis quelques années, une nouvelle dynamique est à l’œuvre avec une forme de marketing territorial, afin d’attirer des populations jugées désirables, des investissements, des entreprises, ou tout cela à la fois.

Au-delà du nation-branding, d’échelle internationale, quand un pays remporte le concours et l’organise l’année suivante, une véritable bataille politique interne se déclenche. En effet, le télédiffuseur national doit sélectionner une ville hôte qui doit remplir de multiples conditions : une énorme salle, des hôtels en nombre, un aéroport international ou à défaut un réseau de transports performant, des garanties financières, etc.

Un lobbying féroce oppose alors les villes techniquement aptes à recevoir l’événement puisque celle qui est sélectionnée bénéficie d’une publicité inespérée (notamment via les « cartes postales », des vidéos diffusées entre chaque chanson participante), avec pour conséquence immédiate de booster le tourisme à court terme… et de courte durée, sous forme d’escapades de 72 heures en vols low cost. La compagnie aérienne anglaise easyJet est d’ailleurs le partenaire du CEC 2023 à Liverpool : tout un symbole.

Pour s’assurer la victoire – sept villes étaient en lice – la ville et la région de Liverpool ont déboursé 2 millions de livres. Une somme considérable mais soutenable lorsqu’on souhaite changer son image de ville industrielle auprès du grand public européen et confirmer une reconversion dans le secteur tertiaire des services initiée avec l’obtention du label Capitale européenne de la culture en 2008.

Une sérénade patriotique

Un peu comme pour la Coupe du monde de foot, on confond les ambitions des délégations et d’artistes associés – mandatés par une chaîne de télévision publique – avec l’avenir d’une nation. C’est certes une fausse guerre, où les armes font place aux paillettes, mais la compétition est réelle, et les boucs émissaires vite désignés en cas de débâcle. Lorsqu’il manque un but, Mbappé, comme Zidane jadis, n’est jamais assez français… De même La Zarra (artiste choisie par France TV en 2023) est déjà ramenée, sur les réseaux sociaux, à ses origines québécoises et marocaines, avant même d’avoir performé.

De fait, on va désormais à l’Eurovision pour ramener la coupe à la maison. Elle semble loin, l’époque où Sébastien Tellier acceptait mollement d’ajouter une phrase en français dans son morceau électronique, alors qu’aujourd’hui c’est « la grande France » (r roulé, s’il vous plaît !) qui fait vibrer les foules, surtout à l’étranger – le syndrome Emily in Paris. En 2021, Barbara Pravi avait ouvert la voie du french flair nostalgique de la môme Piaf avec Voilà ; La Zarra, « tour Eiffel humaine », enfonce le clou en 2023.

Ce patriotisme pop, mais un peu inquiétant est le dommage collatéral d’une nationalisation extrême de l’effervescence inhérente à l’épreuve. Et il finit, immanquablement, par déborder aussi sur des communautés – LGBT + en tête – qui trouvent pourtant dans l’Eurovision moderne un terrain d’expression rare et précieux. Par exemple, on voit apparaître sur les réseaux sociaux des stories agressives qui questionnent la validité nationale des concurrents. Dans ce grand maelström, chacun veut sa part du gâteau et y va de sa déclaration, gageure pour une victoire possible ou excuse visible en cas de déroute.

Petit concours devenu grand, l’Eurovision a changé de format, d’échelle et de cadre, et ses enjeux sont devenus globaux, pluriels et interconnectés. Et, en cela, forcément sociopolitiques.

Stéphane Resche, PRAG (PhD) / Associate researcher, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC) et Quentin Mauduit, Enseignant-chercheur en politiques européennes, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

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Yossef

ABBA, CELINE DION ou OFRA HAZA cela vous parle ?

Ratfucker

Ce concours de kitsch grotesque s’adresse à quel public? Sans doute le même niveau que les fans de Dieudonné ou de Gims