Doutes et interrogations sur une éventuelle publication de Mein Kampf ?

Faut il vraiment republier Mein Kampf (Mon combat) d’Hitler ? Il y a un peu plus de quatre ans, le journal Le Monde, en date du vendredi  7 octobre 2011 publiait en page 4 de son supplément une importante tribune libre intitulée Pour une édition critique de Mein Kampf, signée par six personnalités, françaises et étrangères. Dans les deux lignes placées en exergue, le journal signalait qu’en 2016, le manifeste d’Adolf Hitler dont les droits étaient détenues par l’Etat de Bavière, tombera dans le domaine public et y ajoutait le commentaire suivant : plutôt que de le censurer ou de l’interdire, ce qui serait une grave erreur, il faut briser le fétichisme qui l’entoure…

Le temps a passé, l’échéance s’est rapprochée et la question se pose donc : faut-il rééditer un brûlot, plutôt insipide et indigeste qui se voulait une resucée des grandes œuvres pessimistes et «déclinistes» de l’époque, les lendemains de la Grande guerre et le début des années vingt…

Depuis le 30 avril 2015 la mort d’Hitler remonte à soixante-quinze ans et chaque éditeur pourra faire de cet ouvrage ce que bon lui semble. Certains s’y intéresseront dans des buts politiques pas très honorables (stimuler l’antisémitisme, nier la solution finale ou charger Israël de tous les maux de la terre), d’autres voudront en tirer un profit purement commercial, gageant que le nom seul de l’auteur constitue déjà une promesse de ventes massives. Bien que certains de ses auteurs aient tenté de dissuader les éditions Fayard de le faire, cette maison d’édition s’est déclarée prête à assurer cette publication sous forme d’édition critique.

Les auteurs de cette tribune considèrent sans hésiter que le boycott ou la censure serait une grave erreur et qu’il faudrait, tout au contraire, en préparer une édition critique. Et ils ajoutent même, en toute bonne foi : le lire et le faire lire aux étudiants

Cela tombe bien : lorsque j’étais jeune étudiant germaniste, je me souviens de la lecture commentée de certains passages de Mein Kampf dans notre Institut d’études germaniques jadis abrité dans une aile du grand palais à Paris. Ces morceaux choisis ont suscité en moi des sentiments mêlés : d’une part, j’avais de la peine à croire ce que je lisais, notamment une phrase que j’ai retenue par cœur tant elle me touchait personnellement et annonçait de sinistres événements que personne, notamment au sein de la communauté juive allemande, ne voulut prendre au sérieux, (wenn es zum Krieg in Europa kommen sollte, dann wird die jüdische Rasse ausgerottet werden : si la guerre devait éclater en Europe, ce sera la fin de la race juive…), et d’autre part, le contraste entre les idées nauséabondes d’Hitler et ce que j’apprenais des auteurs de l’Allemagne spirituelle (das geistige Deutschland) . Mis bout à bout, ces deux donnés me semblaient relever de deux mondes absolument incompatibles. Je ne parvenais pas, alors, jeune étudiant que j’étais, à surmonter cette contradiction et la théorie hégélienne de l’Aufhebung, censée nous apprendre à dépasser les contradictions conceptuelles ne m’était pas d’un grand secours.

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Absorbé par mes pensées, je me suis souvenu d’une question posée à mon père alors que j’étais enfant. Je lui demandai pour quelles raisons Hitler avait-il été obsédé par les juifs au point de vouloir les massacrer jusqu’au dernier, et quel lien pouvait bien exister entre le vécu de cet homme et sa folie meurtrière ? Il me répondit que Hitler était fou, qu’il en voulait aux juifs par dépit et par ressentiment, car ceux-ci n’avaient pas voulu l’aider alors qu’il végétait à Vienne où il rêvait d’être un artiste-peintre enfin reconnu…

L’explication paternelle ne m’avait pas entièrement convaincu pas plus que la lecture de ces extraits dont le style enflammé me choquait. Je me mis à chercher dans d’autres directions, notamment en réfléchissant sur une autre phrase de Mein Kampf où Hitler cloue au piloris cet instinct de conservation (Selbsterhaltungstrieb) si puissant chez les juifs et qui n’existerait , selon lui, chez aucun autre peuple avec une intensité comparable …  Il y avait derrière cette remarque une critique virulente de l’endogamie en vigueur dans les communautés juives qui se prémunissaient contre l’assimilation en ne contractant que des mariages en interne, afin de survivre dans un univers intégralement chrétien qui pratiquait, un zèle convertisseur incessant. Mais il restait toujours un chaînon manquant permettant d’articuler ensemble la haine viscérale d’Hitler à l’égard des Juifs et cette remarque de toujours vouloir rester entre soi.

C’est ce que je découvris plus tard, en lisant L’ essai d’interprétation psychanalytique de l’antisémitisme nazi de Saül Friedländer. Aujourd’hui, je trouve plutôt conjecturale l’argumentation de ce grand historien selon lequel Hitler avait peut-être fait l’objet d’un rejet de la part d’une communauté juive avec laquelle il se serait découvert des liens inavouables, le touchant au plus profond de lui-même. Un peu comme Richard Wagner qui se reconnaissait lui-même une étrange ressemblance avec un ami intime de sa mère, un comédien d’origine juive, Ludwig Geyer, avec lequel elle convolera d’ailleurs en justes noces, moins d’un an après la disparition de son époux…

Selon S. Friedländer, l’ascendance trouble et très controversée, aujourd’hui encore, d’Hitler expliquerait son antisémitisme racial et biologique, sorte d’antidote à une inexpugnable haine de soi. J’avoue ne plus être entièrement convaincu par cette interprétation qui me semble être une construction ingénieuse mais discutable, même si certains détails et certaines coïncidences me laissent songeur. Le milieu modeste dans lequel Hitler est né expliquerait que sa mère ait travaillé comme domestique dans une famille juive huppée de Graz. Mais est-ce suffisant pour prétendre qu’elle serait tombée enceinte des œuvres du père de famille ou de son fils aîné ? Tout ceci emble bien conjectural ; en revanche, le futur dictateur nazi est bien né à Branau am Inn, dans une zone frontalière entre l’Autriche et l’Allemagne. Ce qui explique que dans les premières années d’après-guerre, une certaine presse allemande, soucieuse de se défausser sur d’autres, parlait et de l’Autrichien et de ses acolytes (Der Österreicher und seine Bande).     

C’est en détention, suite au putsch manqué de 1923 à Munich que Hitler rédigera son livre Mein Kampf (Mon comabt) que très peu de gens avaient pris au sérieux, notamment au sein de la communauté juive. En voici un exemple : le grand romancier et journaliste Joseph Roth, l’auteur de la Crypte des capucins, du Saint buveur et du Poids de la grâce, relate un dîner dans la maison d’un grand banquier juif de Vienne. La conversation roule très vite sur Hitler et les menaces planant sur les communautés juives d’Allemagne et d’Autriche. Roth rappelle avec indignation que le banquier lui dit en substance que des Juifs comme lui et son invité n’avaient rien à craindre d’Hitler. Il se contentera, dit le banquier, de tuer quelques Ostjuden (Juifs d’Europe de l’est)… Remarque très malheureuse : Roth était justement originaire de ces communautés juives de l’est de l’Europe, il partit aussitôt en claquant la porte ! Cet exemple, parmi tant d’autres, montre que les élites juives, tout comme leurs institutions représentatives, avaient choisi de faire le silence autour de tout cela, pensant que l’incendie s’éteindrait de lui-même et que toute critique ou prise de position ne ferait que renforcer la crédibilité d’un discours démentiel.

Dans ses mémoires, De Berlin à Jérusalem, Gershom Scholem stigmatise cette attitude qu’il assimile à un leurre de soi-même ; les dirigeants communautaires juifs, la presse juive et tous ceux qui avaient voix au chapitre, adoptèrent cette posture qui allait se révéler suicidaire ; il n’arrivera rien, il ne se passe rien, la situation va changer, attendons sans bouger, etc… Cette attitude ne fut pas exclusivement représentée par les Juifs. Un homme comme von Papen qui servit d’intermédiaire entre le futur Führer et les grands banquiers et industriels allemands avaient opté pour la même stratégie. Il pensait qu’on pouvait encadrer (einrahmen), contenir Hitler qui ne ferait qu’un bref passage à la tête du Reich. On connaît la suite.

Même si Mein Kampf a connu de multiples rééditions et une diffusion à plusieurs millions d’exemplaires durant treize années de pouvoir, au point que chaque famille allemande en avait au moins un dans sa bibliothèque, rares furent les citoyens qui l’avaient réellement lu en mesurant les conséquences terribles qu’entraînerait l’application de son programme. Aujourd’hui encore, l’observateur objectif et impartial se demande comment un homme si limité intellectuellement et culturellement (écoutez ou lisez son allemand !) a pu mener tout un peuple sur la voie de l’autodestruction… Et quel peuple ! Il y avait, certes, un régime de terreur, le maillage de tous les secteurs de la vie quotidienne et il n’était pas rares que des enfants, fanatisés par leur appartenance à la jeunesse hitlérienne (Hitlerjugend), dénonçassent leurs propres parents, coupables d’émettre des réserves ou des critiques à l’égard du régime.

Quel intérêt aurions nous à remettre ce livre au centre des débats aujourd’hui ? Les historiens ont déjà fait ce travail de fourmi, traquant le moindre indice pour rattacher les idées peu originales d’Hitler à tel courant de pensée de l’époque ou à tel autre. Or, ce sont toutes ces idées que le lecteur retrouvera un parcourant un ouvrage aussi volumineux qu’indigeste, compilé par un auteur lors de sa détention, en se servant d’idées déjà datées de son propre temps, comme les ouvrages «racialistes» de Houston Stewart. Chamberlain (Les fondements du XIXe siècle : Die Grundlagen des XIX. Jahrhunderts, 1899) et d’Oswald Spengler, notamment Le déclin de l’Occident.

Sans oublier l’essai du comte Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) qui fut très rapidement traduit en allemand grâce au zèle de son traducteur Ludwig Schemann qui rassembla les fonds nécessaires à sa publication en créant une société Gobineau. Mais on doit à la vérité de dire que Gobineau n’a pas vraiment défendu des thèses antisémites, ce sont ses admirateurs d’outre-Rhin (car de ce côté-ci ci du fleuve les Français lui réservèrent un accueil plutôt modeste) qui adaptèrent ses thèses à leurs besoins. On se souvient que le comte tenta d’influencer Ernest Renan par l’intermédiaire de son épouse Cornélie Scheffer afin d’obtenir un compte-rendu de son Essai… dans Les débats. Renan trouva une échappatoire commode, arguant que l’ouvrage comptait deux tomes et qu’il convenait d’attendre la livraison complète de l’œuvre : le compte-rendu ne vit jamais le jour car le titulaire de la chaire d’hébreu et d’araméen au Collège de France ne partageait guère le pessimisme ni les sombres prévisions de Gobineau. 

Ce qui attira les adeptes des théories raciales en Allemagne n’est autre que le rôle moteur attribué à la race dans le processus historique, et notamment la race blanche. Mais dans la hiérarchie adoptée par le comte, l’ethnie germanique  est la mieux réussie et la plus  richement dotée.. Gobineau a cru judicieux d’appliquer au règne humain les enseignement qu’il tirait de son étude des science naturelles.. Il est presque certain que cette traduction allemande a fait partie des sources, directes ou indirectes, d’Hitler dans Mein Kampf. Hitler était convaincu que l’Europe de son temps traversait une grave crise et pensait, comme Gobineau, qu’elle s’était abâtardie à la suite de métissages qui avaient corrompu sa substance. Et c’est sur cette idée que s’articule l’action prétendument dissolvante de la «race juive», inassimilable, inamendable et biologiquement hétérogène. D’où cet antisémitisme biologique absolument nouveau.

Dès les premières pages de Mein Kampf, Hitler relate sa prime enfance, l’emplacement providentiel de son lieu de naissance, préfigurant ainsi qu’il serait l’homme de la réunification pangermanique, accentue son opposition au père qu’i veut en faire un simple fonctionnaire à son image, alors qu’il voulait, lui, devenir artiste-peintre, vantant aussi, au passage, ses propres qualités de chef et de meneur d’hommes.  Dès le début, Hitler parle du sang, ce sang qui unit l’Allemagne à l’Autriche, et  de la nécessité de «combattre pour sa race»… Faisant un bilan d’étape il souligne qu’il acquit deux certitudes : l’adhésion au nationalisme et la nécessité absolue de comprendre le vrai sens de l’Histoire. La haine du Juif n’est pas loin car l’antisémitisme est une idée constitutive chez cet auteur. On s’interroge encore aujourd’hui sur cet aveuglement volontaire des Juifs allemands de cette époque : seul Léo Baeck (ob. 1956) fit preuve d’esprit visionnaire : après une longue tournée en Palestine mandataire, il confia à un journaliste sa foi en l’avenir, un avenir qu’il voyait plus en Terre sainte qu’en Europe. Et pour bien se faire comprendre, il cita un passage talmudique qui s’énonce ainsi : le Saint béni soit-il envoie toujours le remède avant la maladie. Comprenez ceci : si la vie devient impossible pour nous en Europe, eh bien, il y a le pays des Juifs…

Je ne suis pas opposé en principe à la préparation d’une édition critique de ce texte qui est loin d’être un chef-d’œuvre littéraire, philosophique, ou politique. Son auteur était atteint au plus profond de lui-même de cette incurable obsession anti-juive face à laquelle même Freud eût baissé les bras.

Après tout, des spécialistes ont tenté la même expérience avec un autre écrit, un faux célèbre, intitulé Les protocoles des sages de Sion[1]. Plus personne ne retient aujourd’hui les allégations mensongères et diffamatoires de cet ouvrage et pourtant, certaines traductions en arabe et même en japonais ont donné un nouveau souffle de vie  à ce livre.

Faut-il retenter l’expérience avec Mein Kampf ? Les auteurs de cette tribune libre avancent, étendard déployé, ils sont pour une édition critique qui sera entourée de maintes précautions, notamment sur les réseaux sociaux afin que nul ne puisse subvertir leur projet de diffusion de la science et de dénonciation d’une monstrueuse tromperie. La pureté de leurs intentions témoigne en leur faveur et peut-être réussiront-ils à réaliser leur projet… Mais les garde-fous qu’ils promettent de mettre en place n’accompliront pas leur effet pour la bonne raison que ce ne sont pas les étudiants ni les érudits qu’il faut convaincre (encore qu’on ne soit jamais à l’abri de mauvaises surprises, même dans ces deux catégories réputées fréquentables).

Même l’Union Européenne dont le territoire a justement été le théâtre de cette inimaginable tragédie n’arrivera pas à canaliser le débat qui s’ensuivra et risque d’être débordée par des surenchères racistes et antisémites. Je ne suis pas pour la censure et crois que toute œuvre, même médiocre comme celle-ci, mais qui a joué un rôle si terrifiant, doit pouvoir être étudiée afin d’en démonter le mécanisme et servir d’avertissement. Mais cette démarche se fonde sur un postulat qui est souvent erroné : le fait que le bon sens est la chose du monde la mieux partagée…

Cette même tribune qui opte pour la préparation d’une édition critique reconnaît que la version turque de Mein Kampf a dépassé les 100.000 exemplaires en très peu de temps… Et encore, on ne nous dit pas tout en ce qui concerne la diffusion du livre dans l’aire linguistique arabo-musulmane. Après tout, les puissances de l’axe avaient quelques relations avec certaines autorités issues de ces même milieux.

En conclusion, je ne suis vraiment convaincu par l’analyse ni par les précautions préconisées par cette tribune pour conjurer d’éventuels effets nocifs d’une édition critique de Mein Kampf. Il fallait une critique plus approfondie des arguments qui ont germé dans l’atelier mental d’Hitler. Il faut aussi mieux prévoir comment déjouer les ruses de certains internautes qui tireront profit de cette remise en lumière pour diffuser de plus belle leurs visées révisionnistes à l’échelle de la planète.

Au fond, les auteurs de cette tribune poursuivent trois objectifs, parfaitement louables en soi : soumettre le livre fétiche d’Hitler à un traitement historico-critique qui le présente tel qu’il est en réalité, c’est-à-dire une œuvre faite de bric et de broc, véritable pot-pourri d’idées datées et surtout mal digérées, mises bout à bout sans main éditoriale suffisante ; imposer un traitement juridique homogène sur tout le territoire de l’Union Européenne ; et enfin prévenir les dangers que l’internet ne manquera pas de faire courir à une réalisation scientifique.

C’est un pari, c’est même un risque : faut il vraiment le courir ?

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Maurice-Ruben HAYOUN

[1]  Sous la direction de Pierre-André Taguieff, aux éditions Berg International.

La rédaction de JForum, retirera d'office tout commentaire antisémite, raciste, diffamatoire ou injurieux, ou qui contrevient à la morale juive.

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Madar lyse

Excellent article