Humour noir :

Rudolph Herzog a collecté et analysé les plaisanteries qui couraient sous la dictature d’Hitler. Extrait de « Rire et résistance. Humour sous le IIIe Reich » (2/2).

Dans l’ombre de la guerre d’extermination à l’est commença le chapitre le plus sombre du IIIe Reich. Hitler voulait débarrasser son peuple à tout prix de « vermines » et « parasites » imaginaires. Il confia cette tâche meurtrière à son meilleur organisateur : Heinrich Himmler. Le chef de la SS se fit désormais appeler « Commissaire du Reich pour le renforcement de la race allemande » : cela signifiait concrètement qu’il était chargé de mettre en pratique le concept hitlérien d’espace vital dans les territoires conquis à l’est.

Des Allemands devaient peupler les grandes plaines d’Ukraine et de Russie et y pratiquer comme aux temps proto-germaniques l’agriculture dans des Wehrdörfer, des villages fortifiés. La population qui y était établie depuis des siècles devait en revanche être expulsée ou réduite à l’esclavage. Pour les juifs restés en Allemagne ou dans l’Europe occupée, les nazis avaient conçu un plan inhumain : la Endlösung, la « solution finale », dont les modalités techniques firent l’objet de la conférence de Wannsee, de sinistre mémoire.

Alors que le projet de peuplement contenu dans le « plan général est » ne devait être pleinement mis en œuvre qu’après avoir gagné la guerre, l’extermination des juifs était une priorité absolue pour Himmler et ses sbires : ils perfectionnèrent de plus en plus et avec une grande énergie criminelle le dispositif meurtrier. La Wehrmacht avait à peine progressé qu’une nouvelle vague suivait, procédant à des pogroms et des exécutions en masse derrière le front.

Aussi bizarre et inconvenant que cela paraisse aujourd’hui, on faisait aussi des blagues sur le massacre organisé de populations. Leurs auteurs n’étaient toutefois pas des Allemands non impliqués ou les assassins eux-mêmes : c’étaient les juifs, qui essayaient de se donner mutuellement du courage en pratiquant un humour noir très cynique et impitoyable.

La situation la plus désespérée perdait en effet de son tragique dès qu’on pouvait en rire. Assez curieusement, un grand nombre de ces blagues nous ont été conservées, racontées par les rares survivants des massacres.

Manès Sperber en a rapporté un exemple particulièrement dur et, dans le fond, profondément triste :

Dans un village juif de l’est, des agressions, des pogroms et des exécutions de plus en plus affreuses se produisent à l’époque nazie. Un villageois se rend au village voisin et raconte. On lui demande : « Et qu’est-ce que vous avez fait ? » Il répond : « La dernière fois, nous n’avons pas récité 75 psaumes, mais les 150. Et nous avons jeûné comme au Yom Kippour. » « C’est bien », lui répond-on, « on ne peut pas tout accepter, on doit se défendre. ».

Cette blague reflète l’opinion, largement répandue, selon laquelle les juifs se seraient laissé mener à l’abattoir comme des moutons. Aucun reproche n’est toutefois décelable dans la boutade de Sperber : c’était justement le caractère pacifique et naïf de son propre peuple qui le rendait si sympathique à ses yeux, en comparaison avec les crimes de plus en plus sanguinaires commis dans le monde qui l’entourait.

La blague suivante, extraite de l’anthologie de Salcia Landmann, est tout aussi noire.

Elle a également pour sujet les exécutions en masse derrière le front : Des victimes juives vont être abattues par la Gestapo.

Le Sturmführer qui donne les ordres est pris d’une lubie et se dirige vers un juif en grommelant : « Dites-moi, vous avez l’air assez aryen. Je vais vous donner une chance. J’ai un œil de verre, mais il n’est pas facile à reconnaître. Si vous devinez immédiatement lequel est-ce, je vous accorde un sursis. » Le juif répond sans hésiter : « Le gauche ! » – « Comment l’avez-vous reconnu ? » – « Il a l’air si gentil ! »

Tandis que, sur le front de l’Est, des Einsatzgruppe » (groupes d’intervention) procédaient à des exécutions en masse, la SS travaillait déjà à la phase suivante du terrible plan d’extermination. Le massacre en masse des juifs avait bien lieu à l’est, mais le but d’Hitler n’était pas seulement l’élimination des juifs orthodoxes d’Europe orientale : il projetait aussi l’extermination organisée de tous les juifs européens.

Depuis le 1er septembre 1941, toutes les personnes qui avaient du « sang juif », Allemands, Hollandais ou Français, devaient porter l’étoile jaune sur le revers de la veste. Cette mesure était destinée à rendre les juifs reconnaissables aux yeux de tous et à les exclure de la Volksgemeinschaft.

Pour tous ceux qui portaient l’étoile commença un horrible chemin de croix. Les juifs réagirent à ces vexations quotidiennes avec un humour inébranlable ; ils donnèrent à l’étoile le surnom « Pour le Sémite », comme s’il s’agissait d’une distinction honorifique spéciale (« Pour le Mérite »).

Plus grave que toutes les formes de discrimination fut cependant la crainte des déportations vers l’est, qui débutèrent au printemps 1941. « Déplacement de populations » : c’est ainsi que s’appelaient officiellement les transports dans des wagons à bestiaux ; ceux-ci étaient parfois organisés sous l’appellation cynique de « changement de domicile ».

Aucune des « personnes déplacées » ne revenait, mais les Allemands restés au pays se taisaient et détournaient le regard. Tous se rendaient bien compte de ce que le voyage ne conduisait pas vers des villages juifs paradisiaques et les juifs eux-mêmes en étaient encore plus douloureusement conscients, comme le prouve cette blague :

Combien de sortes de juifs y a-t-il ? Réponse : deux. Les optimistes et les pessimistes. Et quelle est la différence ? Les juifs pessimistes sont en exil, les optimistes dans des camps de concentration allemands.

Ce qui se passait à l’est était-il à ce point inimaginable que rares furent ceux qui devinaient l’ampleur du système infernal conçu par les Himmler et autres Eichmann ? Une chose était claire : les déportations étaient un voyage qui menait à la mort. Dès le début de la guerre, la situation s’était aggravée de façon dramatique dans les camps de concentration. L’année 1939 ne fut pas encore placée sous le signe de l’extermination massive organisée, mais des milliers de gens périrent à cause de la sous-alimentation et des épidémies.

Ce ne fut pas seulement pour les déportés et les détenus que la situation s’avéra désastreuse et inhumaine : on faisait aussi deux poids deux mesures lors de la distribution des rations alimentaires dans les territoires occupés et celui qui avait la malchance d’être juif était le plus mal traité.

Le compliment (empoisonné) suivant, adressé par ceux qui souffraient de la faim aux occupants allemands, nous a été conservé :

Les occupants s’y connaissent en alimentation – ils ont constaté scientifiquement que les Allemands avaient besoin de 2500 calories par jour, les Polonais de 600 et les juifs de 184.

Une blague encore plus cruelle nous vient d’ Amsterdam du temps de l’occupation, où les juifs souffraient aussi horriblement de la faim.

Les Allemands leur distribuaient sciemment beaucoup trop peu de bons d’alimentation – une mesure terrible, inhumaine. Un témoin jadis touché par cette discrimination a raconté ceci :

On ne peut pas vivre avec des bons de rationnement, ou du moins, très mal. Je connais une bonne blague à ce sujet : quelqu’un voulait se suicider par pendaison. Mais la corde était d’une qualité si mauvaise qu’elle se déchira. Alors, il voulut s’asphyxier au gaz, mais le gaz était coupé (c’était le cas entre deux et cinq l’hiver dernier). Il ne vécut donc plus que de ses bons et réussit du premier coup cette fois.


Rudolph Herzog est réalisateur. Son documentaire sur l’humour sous le IIIe Reich, Laughing With Hitler, a obtenu un véritable succès en Allemagne. Il est le fils du réalisateur Werner Herzog

atlantico.fr Article original

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On riait beaucoup plus des nouvelles habitudes nazies, qui ne manquaient pas d’un certain ridicule. Le « salut allemand », ce geste bizarre copié par Hitler sur les fascistes italiens et propagé avec beaucoup d’insistance, était une de ces coutumes. « Si tu entres dans un endroit en tant qu’Allemand, ton salut sera “Heil Hitler” » : telle était la maxime recommandant partout de montrer cette preuve énergique de fidélité. Seuls les nazis à « cent cinquante pour cent » s’accoutumèrent à cette mauvaise habitude qu’était le bras tendu, raide, à hauteur des yeux.

Cela ne l’empêcha pas d’être imposé sans délai dans tous les bureaux d’administration et même dans tout le service public. Les Polonais réagirent à l’introduction du salut allemand en racontant une blague salée, dont les protagonistes étaient les deux célébrités comiques locales, Tünnes et Schäl :

Tünnes et Schäl marchent à travers champs ; Tünnes glisse soudain sur du fumier et manque de tomber. Il tend crânement la main droite en criant : « Heil Hitler ! » « T’es cinglé ? », demande Schäl inquiet. « Qu’est-ce que tu fous comme bêtise ? Tu vois bien qu’il y a personne dans le coin ! » « Je suis le règlement à la lettre », répond Tünnes tout brave. « On dit bien que quand on entre quelque part pour faire ses commissions, on doit faire le salut “Heil Hitler”. »

L’arrière-pensée qui se cachait derrière cette nouvelle coutume imposée par la contrainte était moins drôle. Pour les nazis, le « salut allemand » servait de test de vérité grâce auquel on pouvait rapidement savoir si l’interlocuteur était un sympathisant ou un adversaire politique. Il va de soi que les anciens sociaux-démocrates ou communistes n’étaient pas tous enthousiastes devant geste étrange.

Celui qui n’obéissait pas gentiment devait cependant s’attendre à en subir les conséquences. Dans le cas d’un enfant qui avait refusé à plusieurs reprises de faire le salut à l’école, les autorités allèrent jusqu’à retirer le droit de garde aux parents.

Ces faits se produisirent toutefois en 1940, quand la situation politique s’était déjà aggravée considérablement ; à cette époque, on s’était déjà habitué au salut, mais au début de la période nazie, la perplexité avait été grande. Durant les premières années, ce n’est pas pour rien que le « salut allemand » constitua une constante de l’humour politique.

Le bon sens populaire expliquait sur un ton moqueur que, tant que tous les gens diraient « Heil Hitler », on ne connaîtrait plus de « bonjours ».

D’un point de vue humoristique, la blague suivante est plus réussie que la plupart des histoires drôles de l’époque :

Hitler visite un asile. Les patients font gentiment le « salut allemand ». Mais soudain, Hitler aperçoit un homme qui fait bande à part. « Pourquoi ne saluez-vous pas comme les autres ? » lui lance-t-il. Là-dessus l’homme répond : « Mein Führer, je suis l’infirmier, je ne suis pas fou ! »

La blague sur le docteur des fous qui aurait répondu au salut « Heil Hitler Salut à Hitler – Soigne Hitler »>Article original » en disant « Soigne-le toi-même ! » est moins créative.

La plupart des boutades sur ce sujet ingrat étaient construites sur le même modèle. Le comique munichois Karl Valentin fut tenu à tort pour l’auteur de celle-ci :

En passant devant un marchand d’herbes médicinales Heilkräuter »>Article original, un ivrogne lit dans l’étalage : « Herbes médicinales, Heilkräuter. » « Heil Kräuter », dit-il en méditant, « Heil Kräuter… On a enfin un nouveau gouvernement ! »

Les déformations de mots étaient très prisés – surtout chez ceux qui ne s’identifiaient pas à l’idéologie nazie et voulaient éviter de faire le salut qui les rebutait.

Parmi les variantes sans doute les plus usitées, on comptait le « Drei Liter »

des habitués des cafés, une imitation phonétique du salut allemand, ainsi que la contraction de « Heil Hitler » en « Heitler ». Nous devons la déformation la plus originale aux Swing-Heinis, des adolescents qui, tout à l’opposé de la vogue des Chemises brunes, se laissaient pousser les cheveux et écoutaient le swing interdit (« musique de nègres » en jargon nazi).

Ces jeunes anars se saluaient en levant le bras et en prononçant la formule « Swing Heil ». Le salut allemand, comme nous l’avons déjà dit, était en réalité un salut italien : le bruit circulait donc que, lors d’une réception d’État, Mussolini aurait tendu le bras à Hitler, en criant « Ave imitator ! ».

La meilleure réponse au salut hitlérien vint toutefois d’un forain de Paderborn, qui faisait tendre le bras droit à ses chimpanzés dressés – un geste qu’ils répétaient volontiers et abondamment, comme le rapporte son fils. Chaque fois qu’ils apercevaient un uniforme, même si ce n’était que le facteur, les animaux faisaient aussitôt le salut hitlérien avec le bras tendu. Cependant, tous les membres du parti nazi n’appréciaient pas les singes nazis.

L’initiative d’allure dadaïste du forain, un social-démocrate convaincu, fut dénoncée aux autorités par des Volksgenossen (camarades du peuple) zélés. Peu après fut promulgué un décret interdisant aux singes de faire le salut hitlérien. En cas d’infraction, il serait procédé à l’« abattage ». Quand l’hommage au Führer était en cause, les nazis n’avaient aucun sens de la plaisanterie.

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