Yonatan Sagiv, Le silence est d’or ( L’antilope). Traduit de l’hébreu par Jean-Luc Allouche

L’accueil est presque unanime : la littérature israélienne bénéficie d’un préjugé favorable, largement motivé par sa qualité, son authenticité et son illustration de l’universalité des valeurs juives, en dépit d’un ciel politique plutôt sombre mais qui connait de plus en plus d’éclaircies grâce aux retombées des accords d’Abraham. Il y a plus, encore : une nouvelle génération, bien plus douée, a succédé aux grands auteurs classiques comme A.B. Yehoshoua, Amos Oz, David Grosman et tant d’autres que je ne puis citer. Ce sont eux qui bénéficient d’un nouvel élan de créativité et de popularité bien méritées. A preuve, ces multiples traductions de romans hébraïques en français. On pouvait craindre que toute une génération de nouveaux talents eût été assassinée par le conflit israélo-palestinien. Ce ne fut pas le cas, fort heureusement. La littérature néo-hébraïque a su s’imposer, tirer le meilleur de cette situation de guerre larvée et féconder la matière sociale ou historique.

Ce roman de Yonatan Sagiv (que je ne connaissais pas) relate une intrigue policière mais ce n’est pas l’essentiel du propos ; elle ne sert que de paravent à quelque chose d’autre, à savoir de multiples réflexions à la fois sur l’existence en général, mais aussi sur la vie et l’histoire d’Israël, aujourd’hui. Certes, on peut se sentir exaspéré par des remarques répétées de l’auteur sur son homosexualité largement assumée, mais il ne faut céder ni à la colère ni à l’énervement et abandonner la lecture du livre. Il y a aussi les descriptions critiques à lire au second degré car l’auteur y livre les désillusions, les regrets et les échecs de toute la population qui vient de près de cent vingt pays. On imagine les énormes efforts d’accommodation et d’assimilation pour y faire régner l’ordre et la concorde. Pour que chacun se sente l’héritier de plein droit de toute cette histoire qui a survécu à tant de siècles d’oppression.

Quelques exemples que le traducteur, au sommet de son art, nous permet de partager avec l’écrivain qui adopte souvent un style relâché et un ton si peu conventionnel. Lorsque sa grand-mère, personnage haut en couleurs, lui confie une mission apparemment anodine dont il va tenter de s’acquitter au mieux, ce qui retient l’attention du lecteur durablement, ce sont les conditions de vie d’un hospice public, mal entretenu, faute de crédits des pouvoirs publics et de l’indigence des pensionnaires qui y vivvent. On nous communique le drame de nombreux êtres qui ont passé leur vie à trimer pour aboutir à un si piètre résultat. Quand l’auteur décrit la mise vestimentaire de ces pensionnaires (évitez absolument l’expression : personnes âgées), la vétusté des installations, le peu de considération dont le troisième âge fait l’objet, force est de constater que l’État d’Israël n’est pas vraiment un État-Providence. Le grand âge, le vieillissement, le veuvage, l’ingratitude des enfants qui ne vous rendent visite que lorsqu’ils espèrent de vous une contrepartie, transforment vos derniers jours en un véritable calvaire. C’est tout cela que l’auteur veut nous aider à toucher du doigt. Les descriptions de la décrépitude physique nous rappellent que l’aventure humaine finit toujours mal puisqu’il y a, au bout du compte, la mort. Or, nul n’est jamais mort en bonne santé… Il y a donc tout un processus, plus ou moins long, qui nous épare de la mort et auquel personne n’a pu échapper…

Lorsqu’un drame survint dans ce pensionnat tranquille, l’un des pensionnaires, interrogée par la brigade criminelle se livre à un long développement sur les changements intervenus dans l’État d’Israël car la vie n’est plus celle des vertueux pionniers cloîtrés dans leur kibboutz, lors des premières années de l’existence de l’État hébreu. Cette remarque n’a pas sa place dans une enquête criminelle mais elle en trouve une quand on veut souligner les changements sociologiques : un pays qui était fondé, défendu et habité par des pionniers idéalistes n’et plus le même aujourd’hui. Et cela vaut autant pour les individus que pour les structures politiques qui gèrent l’État… L’exemple même fourni par le narrateur en personne, détective privé, privé de tout, et notamment de clients, obligé de rendre visite à sa grand mère afin de pouvoir dîner chez elle gratis

Les relations avec la population arabe sur place font problème ; on souligne que la société israélienne est très divisée à ce sujet. Les Arabes israéliens occupent une place considérable dans le système hospitalier d’Israël, ainsi que dans les métiers du tourisme. Mais quand il se passe quelque chose, on s’attaque aussitôt aux cousins, euphémisme pour déligner les Arabes, surtout quand on se veut homme de gauche, désireux de respecter les droits des non-juifs en Israël. Partout affleure une critique sociologique qui est loin d’être positive. Mais cet État est né dans la guerre et la confrontation armée avec ses voisins ne tire pas encore à sa fin.

Même une simple visite à la mer à Tel Aviv donne lieu à des considérations qui dépassent une simple baignade ou une séance de bronzage puisque l’on parle des Arabes qui se regroupent dans un coin de la plage alors que les juifs occupent le reste de la rive. On se croise sans se voir, on ne se parle pas car les uns et les autres auraient tant aimé occuper seuls l’espace… C’est dire combien des faits anodins revêtent une importance politique démesurée… Et c’est bien ce qui constitue l’intérêt majeur du livre, même si l’évolution des mœurs revêt aussi une certaine importance.

Je parlais plus haut de la plage et des dissonances entres Israéliens arabes et juifs. On y discute la différence politique immense entre les Arabes israéliens que la branche nationaliste rejette et la forum e qu’ils acceptent Palestiniens de l’intérieur ou d’Israël… Ce n’est pas du tout le même statut ni la même orientation politique…

Autre sujet de réflexion qui passerait presque inaperçu sous ce dédale d’expressions argotiques et ce style relâché qui convient bien à l’intrigue : la méditation sur la mort qui peut survenir à tout instant, soit aux frontières lors du service militaire, soit suite à un attentat. Donc, lorsque ce sont des adultes, voire des vieillards qui disparaissent, forcément c’est moins durement vécu ou ressenti que lorsque ce sont des êtres jeunes, qui n’ont pas profiter de l ‘existence. Cela fait aussi fait partie de la vie quotidienne en Israël, même si ce sont toujours les forces de la vie et de la joie qui finissent par l’emporter.

Je na vais pas vous révéler la fin de cette histoire aux nombreux rebondissements, mais je peux vous dire à quelle page du livre se trouve le titre et comment il faut l’entendre… L’écrivain demande à une veuve pourquoi elle fait allusion aux dispute passées avec son défunt mari… Le disparu a lutté les armes à la main pour la naissance de l’État d’Israël, alors qu’elle, son épouse aimante se veut l’historienne de ces mêmes guerres d’indépendance… Ce sont deux perspectives fort différentes : Le silence est d’or,, voila le leitmotiv d’une longue union conjugale (p 292 in fine)

Nonobstant la longueur de ce compte rendu, je ne puis passer sous silence les réflexions de fond que cette veuve a la lucidité d’exprimer : la manière d’écrire l’histoire, dit elle, nous prescrit aussi une manière de vivre, de penser et de mourir. Cette femme qui a passé sa vie à faire des recherches et à prendre soin d’un mari, le père de ses enfants, qui a perdu ses deux jambes à la guerre, porte un regard critique mais non négatif sur l’histoire du sionisme. Tout en y adhérant de toutes les fibres de son être… ou presque.

La même personne livre des réflexions désabusées sur la ségrégation dont furent victimes les immigrants issus du monde arabo-musulman. La disqualification organisée, systématique de l’histoire, de la culture et des diplômes de ces gens, tout ceci fait hélas partie du quotidien de tous ceux et de toutes celles qui ont tout laissé derrière eux pour bâtir un état, une société et un avenir juifs. Ainsi le père de la veuve qui était un enseignant reconnu au Caire où il vivait mais qui dut se contenter d’un poste de bibliothécaire dans le nouvel État juif. Certaines blessures tardent à se cicatriser. Mais ce n’est pas tout Israël. Aujourd’hui, les choses vont nettement mieux. Dans peu de décennies, la fusion au sein de la société israélienne fera disparaître toutes ces inégalités…

Maurice-Ruben HAYOUN

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève.  Son dernier ouvrage: La pratique religieuse juive, Éditions Geuthner, Paris / Beyrouth 2020 Regard de la tradition juive sur le monde. Genève, Slatkine, 2020

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