En Syrie, ces 130 djihadistes français dont personne ne veut

Des hommes soupçonnés d’être affiliés au groupe État islamique sont incarcérés dans une prison de la ville de Hasakeh, au nord-est de la Syrie , le 26 octobre 2019. FADEL SENNA/AFP

 

ENQUÊTE – Ils sont 300 avec leurs familles à être surveillés par un groupe islamiste en quête de réhabilitation. Une poignée aurait été discrètement remise à la France.

Dans le nord-ouest de la Syrie, où la guerre est gelée, plusieurs djihadistes étrangers – dont certains Français – auraient été remis par un groupe rebelle islamiste aux services de renseignements turcs, qui les ont transférés à leur pays d’origine. Ceux-ci s’inquiètent de la menace que ces combattants étrangers posent sur leur sécurité intérieure. Mais à l’image de la France, ils ne veulent toujours pas les récupérer, en masse, et préfèrent rester discrets face à un sujet sensible dans les opinions publiques.

Selon plusieurs fuites de presse, le groupe islamiste Hayat Tahrir al-Sham (HTS), qui contrôle la province d’Idlib dans le nord-ouest, a remis au cours de ces dernières semaines huit combattants étrangers aux services de renseignements turcs – dont deux Français – lors de trois transferts, via le point de passage de Bab al-Hawa à la frontière entre la Syrie et la Turquie.

Mardi dernier, selon l’agence de presse syrienne North Press, le Français Abou Fatima al-Faransi a ainsi été remis aux renseignements turcs avec un Belge, Abou Hafs al-Balgiki, et un Marocain, Abou Jafaar al Maghrebi, après avoir été détenus dans les prisons de HTS dans la province d’Idlib.

Le 1er août, toujours selon North Press, un Afghan, répondant au nom de guerre d’Abou Thabet al-Afghani, un Russe dont le nom n’est pas livré, et Abou Azam al-Maqdisi, à la nationalité non divulguée non plus, avaient été remis à la Turquie. Ils étaient incarcérés depuis dix jours dans une prison de la ville d’Idlib, et leur transfert se serait fait à la demande de la Turquie, sous la supervision d’Abou Maria al- Qahtani, un haut responsable de la sécurité au sein de HTS, cette faction anciennement liée à al-Qaida, qui a rompu avec le djihad international et cherche, depuis, à se refaire une virginité.

Mi-juillet, après huit mois de détention, deux autres combattants étrangers auraient été livrés par HTS à la Turquie. Parmi eux figuraient un Français, de son nom de guerre Abdoul Waddoud, et un Soudanais, dont on ignore l’identité. Selon l’agence de presse North Press, HTS a déjà remis des «douzaines» de rebelles étrangers appartenant à al-Qaida et à d’autres groupes radicaux ayant trouvé refuge dans la province d’Idlib, la dernière à échapper au pouvoir syrien.

Vaste sanctuaire

Sollicité, le ministère des Affaires étrangères n’a pas répondu à nos demandes de confirmation. «Ces informations sont plausibles», répond, de son côté, au Figaro une source diplomatique turque, qui vante «les bonnes relations» entre services de renseignements français et turcs dans la lutte antiterroriste. Plusieurs sources ont, en revanche, confirmé ces transferts. «Ils ont commencé l’an dernier, affirme au Figaro Rami Abdel Rahman, à la tête de l’Observatoire syrien des droits de l’homme. Des Français ont été remis par HTS aux services de renseignements turcs, mais nous ne savons pas ce qu’ils en ont fait», ajoute celui qui scrute au jour le jour la révolte syrienne, quasiment depuis ses débuts, en 2011.

Ces derniers mois, plusieurs cas de Français ont été mis à la ­disposition des autorités turques, qui les expulsent vers la France Jean-Charles Brisard, à la tête du Centre d’analyse du terrorisme

«Ces derniers mois, plusieurs cas de Français ont été mis à la disposition des autorités turques, qui les expulsent vers la France, précise Jean-Charles Brisard, à la tête du Centre d’analyse du terrorisme. On en parle le moins possible. Ces remises vont un peu à l’encontre de la position française qui consiste à dire: il vaut mieux qu’ils restent ou soient jugés sur place. Donc c’est gênant pour le pouvoir politique. Même si nos services de renseignements considèrent qu’il est utile d’avoir ces gens à leur disposition, car ils peuvent les aider en livrant des informations sur telle ou telle enquête» antiterroriste. Ces remises au compte-gouttes ne devraient, toutefois, pas changer la position française, hostile au retour de ces djihadistes. «Ce sera du cas par cas», estime l’opposant syrien et militant des droits de l’homme Haytham Manna.

Pourtant, «les leaders occidentaux s’inquiètent de voir la région d’Idlib rester une base opérationnelle pour le djihad transnational. Des responsables américains ont même décrit cette région comme le plus vaste sanctuaire au monde d’al-Qaida», affirme la chercheuse Dareen Khalifa dans un rapport du think-tank International Crisis Group, publié au printemps. Selon Rami Abdel Rahman, «2 000 combattants radicaux étrangers seraient encore à Idlib et dans sa région, les Américains et les Turcs sont les plus inquiets». Washington, comme les monarchies du Golfe, demandent aux pays européens de rapatrier leurs ressortissants.

Cellules dormantes

Au fil des années de guerre, à l’issue d’accords de reddition, des centaines de combattants armés anti-Assad, issus d’autres régions de Syrie, ont trouvé refuge dans cette poche d’Idlib, où s’entassent également plus de 2 millions de réfugiés. Parmi ces insurgés figuraient de nombreux djihadistes en fuite, notamment à la chute du «califat» de Daech en 2019. HTS est le principal groupe actif dans cette région, qui bénéficie depuis mars 2020 d’un cessez-le-feu, négocié par la Russie, alliée de Damas, et la Turquie, et qui est globalement respecté.

À Idlib, «tous les étrangers n’ont pas un agenda international, certains, venus pour se cacher, ont été cooptés par HTS», estime Dareen Khalifa. Les djihadistes ouïgours, par exemple, ont été démobilisés. «Certains d’entre eux vendent maintenant des falafels et leurs enfants apprennent l’arabe», constate l’opposant Haytham Manna. Mais, ajoute la chercheuse Dareen Khalifa, «il y a aussi des étrangers qui ont conservé un agenda transnational. Ceux-là, HTS les combat durement, notamment les reliquats d’al-Qaida, des cellules de Daech et d’autres petits groupes radicaux». Selon elle, «les cellules dormantes de Daech sont les plus problématiques, car certaines sont dans les camps de réfugiés où la population vit dans des conditions très difficiles et où il est plus difficile de les traquer».

Parmi cette légion djihadiste étrangère figurent 130 Français, 300 environ si l’on y ajoute leurs familles. Leur sort est un enjeu de sécurité nationale pour la France. «Parmi ces 130 Français, on trouve des membres du groupe Firqat al-Ghouraba du Niçois Omar Omsen, des djihadistes démobilisés, qui sont devenus chauffeurs de bus ou enseignants dans des écoles coraniques, et des djihadistes toujours actifs au sein de HTS», affirme Wassim Nasr, journaliste à France24 et spécialiste des mouvances djihadistes, qui rentre d’Idlib. L’un d’entre eux, de son nom de guerre Abou Hamza, a été tué en janvier dans des combats avec l’armée de Bachar el-Assad. Selon un opposant syrien, une douzaine d’autres Français seraient morts dans des règlements de comptes internes à la mouvance djihadiste.

Le flou demeure sur la capacité du groupe HTS à les soumettre. «HTS fait face à des problèmes, estime Haytham Manna. Son chef, Mohammed al-Joulani, a commencé de remettre des Égyptiens à la Turquie au moment où Le Caire se réconciliait avec Ankara, il a continué avec des Tunisiens. Mais certains Européens et des Asiatiques, qui sont venus pour aller au paradis, sont vraiment des extrémistes, qui reprochent à Joulani ses concessions pour survivre.» D’autres sources affirment au contraire que le groupe du Niçois Omsen a bel et bien été démantelé et que HTS aurait même souhaité le transférer à la France, via la Turquie, mais sans succès. «Omsen a été détenu pendant plus d’un an, avant d’être libéré à condition qu’il ne joigne aucun autre groupe armé d’Idlib, ne recrute plus de Français combattants, n’incite plus contre la France et ne parle plus aux médias», soutient Dareen Khalifa.

La réalité est probablement entre les deux. L’un des derniers contacts de l’assassin de Samuel Paty, Abdoullakh Abouyedovitch Anzorov, un immigrant tchétchène de 18 ans, a été avec un djihadiste tadjik membre de HTS basé à Idlib, Farouk al-Shami. Si HTS n’a vraisemblablement aucun lien avec l’attaque, les enquêteurs estiment qu’al-Shami a pu influencer le meurtrier de Samuel Paty. Une raison supplémentaire pour que les États-Unis refusent de sortir HTS de la liste des organisations terroristes, malgré la campagne de relations publiques que l’ex-faction djihadiste organise, autorisant régulièrement journalistes et chercheurs à entrer à Idlib.

Situation inconfortable

À travers ces remises, «HTS soutient la politique turque dans le nord-ouest syrien qui ne veut avoir qu’un seul interlocuteur», affirme Jean-Charles Brisard. «Mais les djihadistes sont inquiets, ajoute-t-il, ils se rendent compte que HTS, non seulement veut les désarmer mais qu’il est prêt à les extrader en Turquie. Et cette peur est grande chez les combattants français.» D’ores et déjà, 180 combattants étrangers seraient allés en Ukraine combattre l’invasion russe. Les négociations entamées déjà depuis plusieurs mois entre la Turquie et la Syrie accentuent leurs inquiétudes. «Ouvertement, HTS dit qu’il ne les utilisera pas dans ces discussions, selon Dareen Khalifa. Son narratif est de dire: personne ne veut de ces gens qui peuvent être une menace, mais on fait en sorte qu’ils n’en soient plus une, qu’ils n’utilisent pas notre territoire pour lancer des attaques à l’étranger, et on les affaiblit.»

Ces assurances tiendraient- elles en cas de réconciliation turco-syrienne? À terme, un accord Ankara-Damas signifierait, en effet, le déploiement de l’armée syrienne dans le nord syrien, et le départ forcé des islamistes radicaux opposés à Assad. Cette perspective, encore lointaine, gênerait la France. Paris perdrait en effet non seulement ses alliés kurdes dans le nord-est syrien (lire ci-contre), qui seraient les grands perdants de cette nouvelle donne, mais aussi le matelas de sécurité que lui offrent aujourd’hui les rebelles du HTS, avec lesquels officiellement Paris, comme les autres capitales concernées, n’a aucune relation.

Une chose paraît sûre: que la France délègue à des ex-djihadistes le soin de «gérer» ses propres djihadistes est une situation inconfortable, à l’origine de la discrétion des autorités françaises sur le sujet.

JForum avec Georges Malbrunot  www.lefigaro.fr

 

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