Sholem Aleikhem, Motl, fils du chantre. L’antilope, 2022.

L’auteur de ce récit captivant et si poignant, n’est autre que l’un des fleurons de la littérature yiddish. Dans une langue à la fois riche et imagée, il décrit pour nous ce qu’était l’existence de pauvres familles juives en Europe orientale et centrale tout au long du XIXe siècle et au début du XXe avant que la tornade nazie n’emporte tout cela et ne détruise ce judaïsme dont l’espoir le plus vivace était d’émigrer aux États Unis, principalement.

L’auteur-narrateur est le fils d’un chantre synagogal qui disparaît prématurément et dont la famille s’est littéralement ruinée (jusqu’à vendre ses propres meubles) en frais médicaux… Mais je jeune homme a aussi de l’humour qui lui sert d’autodérision, notamment quand il évoque les larmes constantes de sa mère. J’ai donc choisi de produire ici trois petites citations où le jeune narrateur ironise (mais sans méchanceté) sur les capacités lacrymales de sa mère qui n’est jamais en retard d’une petite larme, essuyée discrètement, mais bien du matin au soir, et même le soir des noces de son fils aîné :

Pleurer chez elle ; c’est de l’ordinaire, elle doit pleurer tous les jours. Pour elle, c’est comme pour vous dire les prières ou manger, par exemple ? Le tailleur apporte au fiancé les habits commandés par le beau-père, la voila qui pleure. Pessyé fait du lekekhr pour le mariage, il faut qu’elle pleure. Demain, à la même heure, ce sera la cérémonie : de nouveau, des pleurs. Je ne comprends pas : où les gens prennent ils tant de larmes ?

Ça a l’aie bien, non ? Alors, pourquoi elle pleure ? Mais elle ne peut pas faire autrement, ma mère, alors elle pleure.

Tiens, voila ta pleurnicharde de mère…. Bon, c’est une vieille règle, une mère, il faut que ça pleure ! Mais moi j’aimerais savoir est ce que toutes les mères pleurent sans arrêt comme la mienne ?

On l’aura compris, derrière des constats tristes et attristants, le narrateur dédramatise ce qui se passe autour de lui. Mais c’est aussi une façon de décrire sans trop s’apitoyer sur soi, les difficultés de la vie juive à l’époque concernée. Tout est grâce, pourrais-je dire, sans aucune garantie contre la précarité ni l’incertitude du lendemain. Derrière des remarques amusantes, on sent peser la tragédie de l’histoire. Après tout, tout bien considéré, ce n’était pas une vie et on comprend que la maman, désormais veuve, ait toujours la larme à l’œil. Si j’ai bien lu le texte dans son entier, la famille a dû tout vendre, y compris les Lits, l’armoire murale et, dernier mais non moindre, le sic ordres de la Mishna, la partie que le talmud commente dans la guemara. Comment voulez vous rire aux éclats dans de telles conditions ? Et je ne parle même pas des pogroms qui pouvaient surgir à tout moment.

Il existe un autre thème grave dont se gausse le narrateur, c’est le statut d’orphelin… Quand vous êtes sous le coup de l’orphelinat, vous bénéficiez automatiquement de la protection des autorités religieuses et tout juif observant doit vous aider, vous respecter et vous protéger. Soit. Mais ici, le jeune narrateur en profite sans honte. Et quand on le rabroue ou le morigène, il invoque sa situation familiale ( il n’a plus de parents), comment peut on lui faire quelque reproche que ce soit ? La Tora l’interdit. Et il est vrai que tant le Pentateuque que les livres prophétiques soulignent les égards dont doit bénéficier l’orphelin, sauf que cela ne lui permet pas d’aller piller les vergers des voisins…

On l’aura compris, l’auteur est aux autipodes de sa pleurnicharde de mère : il rit de tout, même de la crédulité de son entourage, sait profiter des rares plaisirs de la vie qui lui sont échus et se moque du monde. Il va jusqu’à souhaiter d’être une fille car ainsi, cela lui aurait évité de réciter la prière pour le repos de l’âme de son défunt père, matin, midi et soir. Ce qui est tout de même assez fort !

Cet ouvrage de Sholem Aleikhem me rappelle constamment par les aventures de son héros, l’autobiographie allemande de Salomon Maimon (1552-1800 que j’avais jadis traduite en français. On y retrouve les mêmes actes, les mêmes filouteries qu’ici : des beaux-pères ravis de marier leur fille à un parti le plus intéressant possible, ou l’inverse une famille pauvre, heureuse de marier son fils à un bon parti… Des beaux-pères qui ne respectent pas leurs engagements et ne subviennent pas aux besoins du jeune couple alors qu’ils avaient promis de le faire. Et s’y étaient engagés par contrat.

Mais ici, c’est vraiment rocambolesque… une beau-père victime de la vengeance de son personnel qu’il traite comme des esclaves et se retrouve, de ce fait, du jour au lendemain, sans le sou, contraint de prendre la fuite et dont les avoirs sont saisis par des créanciers inhumains ; je note que les créancier peuvent tout saisir y compris vos vêtement du chabbat et votre châle de prière… e qui est la déchéance, la honte absolue pour un juif…

Et il y a aussi ici un aspect du roman picaresque : cette boisson qu’on vend dans les rues de la ville mais dont les revenus se tarissent car le jeune narrateur a confondu de l’eau de source avec l’eau savonneuse de la lessiveuse… Ce qui met un terme définitif à la bouffée d’air frais qu’on avait enfin respiré pour échapper à la suffocation financière… Le tout, raconté avec une certaine distance surtout quand il parle de sa propre responsabilité dans la ruine de sa famille. Mais nous ne sommes pas encore au bout de toutes ces tribulations, surtout lorsque le fils aîné, le grand frère de Motl se met en tête d’acheter un livre dont il espère des investissements à rendement colossal : un rouble pour cent. Du jamais vu, mais cela aussi échouera. Comme tous le reste : l’encre, les souris, et tout le reste.

Mais tout va changer lorsqu’ils décideront de quitter cette sinistre Russie pour l’Amérique. Assurément, la route sera jalonnée d’embûches… Après, tout ce qui arrive est, pour ainsi dire, classique : les grands espoirs, la désillusion, les attentes démesurées, les déconvenues, mais aussi l’espoir et la réussite, salaire de la persévérance.

L’ancien ghetto s’étendait autour des actuelles rues Ruska, Straroevreïska et Fedorova, à proximité de l’Arsenal, au sud-est du centre-ville.Quartier juif de Lvov. Photo de J. Weiss – Wikipedia

Un dernier mot pour finir : on se demande pourquoi le monde séfarade n’a pas eu l’équivalent de deux écrivains allemands ou ashkénazes que sont Shalom Aleikhem pour le yiddish et Stefan Zweig pour la pure langue allemande. Mais dans les deux cas, séfarade et ashkénaze, cet univers si séduisant a hélas disparu dans le gouffre de l’histoire. Mais des auteurs comme l’auteur de Motl nous en fournisse un accès… Ceux qui liront ce beau roman en seront ravis et charmés.

Maurice-Ruben HAYOUN

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève.  Son dernier ouvrage: La pratique religieuse juive, Éditions Geuthner, Paris / Beyrouth 2020 Regard de la tradition juive sur le monde. Genève, Slatkine, 2020

La rédaction de JForum, retirera d'office tout commentaire antisémite, raciste, diffamatoire ou injurieux, ou qui contrevient à la morale juive.

S’abonner
Notification pour
guest

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

0 Commentaires
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires