Le très prolifique sociologue publie deux livres, l’un sur le populisme en Europe, l’autre sur la judéophobie.

Dans « La revanche du nationalisme » (PUF), Pierre-André Taguieff analyse la montée du besoin identitaire en Europe. Dans « Une France antijuive ? Regards sur la nouvelle configuration judéophobe » (CNRS Editions), il décrit les métamorphoses du vieil antisémitisme. Dans les deux cas, un même diagnostic : nos intellectuels ont un train de retard sur l’événement. Ils refusent d’appeler par leur nom les réalités qui ne cadrent pas avec les partis pris du milieu.

Screen Shot 2015-05-08 at 9.20.59 AM

– La stigmatisation du Front national, pourtant générale chez les intellectuels et dans les médias, semble sans effet sur le comportement des électeurs. Iriez-vous jusqu’à dire que ces postures « antifascistes » font le jeu de Marine Le Pen ?

Pierre-André Taguieff : « Faire le jeu » de Marine Le Pen ? Qui ne le fait pas ! Je dirai plutôt qu’aujourd’hui l’effet de ces postures, souvent comiques à force d’être surjouées, est nul. Les néo-antifascistes n’ont pas compris qu’on avait changé d’époque. Naguère, ils s’imaginaient pouvoir disqualifier le FN, au point de le priver d’un espace politique, en le nazifiant ou en le fascisant. On disait aussi du parti lepéniste, avec dégoût, crainte ou tremblement, qu’il était issu du poujadisme ou de l’OAS. Quoi de plus répulsif ? Or c’est la diabolisation et la condamnation morale qui ont permis au contraire au Front national de s’imposer sur la scène politique, entre 1983 et la fin des années 90. Par des provocations répétées, Jean-Marie Le Pen a cherché à se distinguer des acteurs politiques du « système », afin d’incarner une figure de « résistant » au « mondialisme » ou à l’européisme. Il a sciemment provoqué le vacarme médiatique, plaçant son propre personnage et, partant, le FN, au centre du débat politique français. Mais, depuis quelques années, la normalisation du parti lepéniste implique logiquement l’abandon de cette stratégie d’autodiabolisation, devenue contre-productive. L’installation du parti sur le territoire national change la donne. La nouvelle direction du FN refuse de jouer à ce jeu dangereux, qui la priverait d’un avenir politique. Mais, sourds et aveugles, nos néo-antifascistes tiennent le même discours figé à base d’indignation et de dénonciation.

Pierre-André Taguieff, pourquoi est-il apparu, dans nos pays européens, ce que vous appelez une « insécurisation identitaire » ? Comment se manifeste-t-elle ? Quels sont ses liens avec la vague nationaliste que vous analysez ?


Pierre-André Taguieff : Tandis que s’approfondissait la construction européenne, elle engendrait des réactions de rejet, mal perçues. Longtemps comprises comme motivées par des préoccupations démocratiques ou de simples fantasmes, ces critiques expriment, d’après moi, des sentiments et des passions nationalistes . Ces réactions d’inquiétude ne se réduisent pas aux effets de la dégradation des conditions socio-économiques : la vague nationaliste touche autant les pays appauvris par la crise que ceux qui s’en sortent plutôt bien. Nous sommes aveuglés par les poncifs d’une sociologie politique marxisante qui explique tout par la crise économique et le niveau du chômage, en y ajoutant la pseudo-explication la plus durable : le modèle du bouc émissaire (les immigrés accusés à tort par les citoyens « de souche » d’être responsables de leurs malheurs).

Du nationalisme camouflé, non revendiqué, voilà ce qui peut être décrypté dans les mobilisations anti-européennes, quel que soit le langage, de droite ou de gauche, qu’elles empruntent. Ce nationalisme culturel surgit (éventuellement sous des formes pathologiques, relevant de la xénophobie) toutes les fois que les citoyens perçoivent comme menacées leurs manières de vivre et de penser. Toutes les fois qu’ils considèrent comme déstabilisées leurs communautés d’appartenance. Des paniques se déclenchent lorsque les communautés imaginées que sont les nations semblent menacées dans leur existence. A l’insécurité des personnes et des biens et à l’insécurité sociale on doit donc ajouter l’insécurité des moeurs.

©Ring

En quoi cette insécurité se distingue-t-elle de la simple xénophobie ?


Pierre-André Taguieff : Dans les milieux intellectuels à la française, la reconnaissance de la réalité comme de l’importance politique de la question identitaire – ou culturelle – se heurte toujours à de fortes résistances. Certes, on observe des usages politiques xénophobes, voire racistes, des thèmes dits identitaires ou culturels. Mais il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Dans la préface du « Regard éloigné » (1983), Claude Lévi-Strauss nous avait mis en garde en nous invitant à ne pas confondre avec le racisme certaines attitudes ethnocentriques constituant les mécanismes de défense « normaux » de tout groupe culturel doté d’une identité collective : « On doit reconnaître, écrit Lévi-Strauss, que cette diversité [des sociétés humaines] résulte pour une grande part du désir de chaque culture de s’opposer à celles qui l’environnent, de se distinguer d’elles, en un mot d’être soi. » Une forme de bêtise intellectualisée, très répandue dans les milieux universitaires et médiatiques, consiste à réduire le besoin d’identité, d’enracinement ou d’appartenance à ses formes pathologiques, à ses expressions perverses ou monstrueuses. Le soupçon et la dénonciation remplacent alors la volonté d’expliquer et de comprendre. Et le terrorisme intellectuel n’est pas loin : des campagnes sont lancées contre ceux qui ne se contentent pas de la vulgate marxisante. Je rejoins à cet égard certaines implications des travaux du géographe social Christophe Guilluy sur la « France périphérique » et de la politologue Catherine Fieschi sur l’« anxiété culturelle », ainsi que ceux du sociologue Hugues Lagrange sur le « déni des cultures » ou du politologue Laurent Bouvet sur l’« insécurité culturelle ». Car elles permettent d’éclairer les modifications du paysage idéologique et politique français. Il faut reconnaître le phénomène, quel que soit le nom qu’on lui donne, l’analyser et s’efforcer de l’expliquer. Si dérangeant soit-il pour les convictions lourdes du gauchisme intellectuel, dont certains représentants se sont spécialisés dans la négation des questions et des réalités qui les choquent…

Comment distinguer la critique (légitime) de l’Etat d’Israël et de ses dirigeants de celle qui dissimule l’antijudaïsme pur et simple ?


Pierre-André Taguieff : Il faut rappeler d’abord que, depuis la fin des années 60, la haine des juifs est principalement portée par l’antisionisme radical ou absolu, mélange d’hostilité systématique à l’égard d’Israël, quelle que soit la politique du gouvernement en place, et de compassion exclusive pour les Palestiniens, quoi qu’ils puissent faire – terrorisme compris. Le propalestinisme inconditionnel, qui est aussi l’un des thèmes mobilisateurs de l’islamisme radical, est désormais le principal vecteur de la haine des juifs dans le monde. Il fournit en même temps les principaux motifs d’agir contre l’Etat d’Israël, réduit à une « entité » criminelle, et contre « le sionisme », figure diabolisée incarnant l’un des grands mythes répulsifs de notre temps. La « cause palestinienne » sert d’alibi à diverses forces qui, soit par intérêt géostratégique, soit en vertu de fortes convictions idéologiques, ont pour objectif la destruction de l’Etat juif.

Il faut distinguer ensuite l’antisionisme radical des formes légitimes de critique de la politique menée par tel ou tel gouvernement israélien. Le piège sémantique tient à l’équivocité du terme « antisionisme », dont les emplois oscillent entre deux significations : d’une part, la critique des orientations politiques des dirigeants israéliens au pouvoir (ce qui n’a rien de judéophobe), d’autre part, une entreprise de diabolisation de l’Etat juif, voué à être éliminé comme tel (ce qui relève de la judéophobie). Cinq traits permettent de définir l’antisionisme radical : 1) le caractère systématique de la critique d’Israël ; 2) la pratique du « deux poids, deux mesures » face à Israël, régulièrement condamné d’une façon unilatérale ; 3) la diabolisation de l’Etat juif, traité comme l’incarnation du mal ; 4) la délégitimation de l’Etat juif, impliquant la négation de son droit à l’existence ; 5) l’appel répété à la destruction d’Israël.

La diabolisation et la criminalisation du peuple juif sont entrées dans une nouvelle phase avec l’antisionisme radical. Les juifs continuent d’être dénoncés comme des « enfants du diable », des conspirateurs et des « meurtriers perpétuels », mais leurs principaux accusateurs ne se recrutent plus dans le monde chrétien ; ils se réclament d’un islam « authentique » ou « pur », ou de la révolution mondiale, ou encore des deux… L’islamisation djihadiste de la « cause palestinienne », moteur de la « nouvelle judéophobie », est au principe d’une nouvelle guerre contre les juifs, désormais sans frontières. Pour justifier la tuerie de l’Hyper Cacher, Amedy Coulibaly a déclaré qu’il voulait « venger ses frères musulmans opprimés », notamment « en Palestine ».


Des pro-palestiniens s’attaquent au quartier juif par infozinfoz

Par Le Point

 

La rédaction de JForum, retirera d'office tout commentaire antisémite, raciste, diffamatoire ou injurieux, ou qui contrevient à la morale juive.

S’abonner
Notification pour
guest

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

0 Commentaires
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires