Les lentilles de Tcharbeb

 

Voilà un texte qui permet de faire la jonction entre le mois de Tamouz et le mois d’Av. Nous sommes dans la semaine qui culmine à Tich’a Be-Av, et donc ce texte est de circonstance.

Bon, pour Tcharbeb – ainsi qu’on prononçait chez nous Tich’a Be-Av – on ne mangeait ni ne buvait rien, surtout cela, toute boisson interdite dans notre gorge alors que la canicule, au-delà des persiennes que maman avait précautionneusement tirées, asséchait la terre et les oueds, en faisant entrer à feu continu l’enfer du Sahara. Donc, le neuf du mois de Av rien dans le gosier ni dans l’estomac de toute la journée. Les jours précédents, et pour les plus croyants depuis le jeûne antérieur, du 17 Tamouz, dit des fissures du Temple et où l’on rappelait aussi la brisure des Tables, on ne pouvait plus aller à la plage, car la semaine qui précédait Tcharbeb le couteau était dans l’eau, disait-on. Alors, plus de sables d’or à Sidi-Ferruch, pas de Madrague et sa belle Dédou, blonde naïade privée de plage, adieu le Bain Sportif, au revoir les galets de Franco et ses Deux Moulins. On se terrait, on entrait dans le deuil, et, la semaine précédant le jeûne, appelée « semaine maigre », la coutume voulait qu’on mange des lentilles. Voilà, c’est de cela que je veux parler, de ce fameux plat     de     lentilles     –     nazid      ‘adachim      –      de      mon      enfance.

Je me revois, enfant à Alger, attablé devant ces graines de forme ronde,  comme des disques ou des lunes éteintes, aidant maman à séparer les bonnes lentilles des mauvaises pierres, car le bien et le mal étaient toujours inscrits dans ce tri comme nous l’enseigne l’apologue. Les lentilles, en cette période de l’année, sont plat de deuil, car ces légumineuses n’ont pas de bouche, écrit Rachi, tout comme l’endeuillé, accablé de douleur, n’a plus de lèvres pour parler. Rachi dit aussi que Jacob avait préparé des lentilles parce que son grand-père Abraham venait de mourir. Mais malgré cela, maman ne manquait jamais   de   dire,   elle,   que   les   lentilles   c’était   richesse   et    compagnie. Je m’interroge sur cette croyance. Certes, je vois bien que c’est la minuscule taille du féculent et sa rondeur parfaite, symbole d’infinitude, qui suggèrent l’abondance, comme ces étoiles dans la nuit – kakohavim balaïla – par lesquelles l’Éternel signifia à Abraham le foisonnement et la prolixité de sa descendance. Sans toutefois l’avertir que les vilains cailloux se mêleraient aux bonnes graines et que son tombeau à Hébron deviendrait le champ clos de sanglantes rivalités.

Les lentilles contiennent, en effet, ce message. Mort et vie, guerre et paix, richesse et dénuement. Et surtout, annonce de joute fratricide, depuis qu’Esaü, chasseur las, vendit à son frère Jacob, doux berger avisé, son droit d’aînesse, et alors au second l’héritage du froment et du miel, au premier les cailloux sous les dents. Cette histoire de premier et de second nourrit bien d’autres pages de la Bible. Esaü et Jacob reproduisent le couple fratricide primordial, Caïn et Abel, le fort et le faible ; quant au droit à l’héritage, rappelons que Ephraïm et Manassé, sous l’effet des mains croisées de Jacob, connaîtront aussi l’inversion du rang, et Joseph aura beau dire à son père qui n’y voit plus – tout comme Isaac à l’heure de la bénédiction – que c’est Manassé l’aîné et Ephraïm le cadet, il n’empêche, le patriarche posera sa droite sur le cadet en énonçant le verdict :

« son cadet sera plus grand que lui ». Nous avons là affaire à une constante, ou disons, plus savamment, un invariant, autrement dit une structure de pensée universelle, un schéma qui se répète parce qu’il a valeur d’exemplarité. Le cadet l’emportera toujours sur l’aîné : c’est une leçon biblique.

(Fraïm, le deuxième des sept enfants de ma mère, lorgnait le chou à la crème de son aîné Shim’on : oh la vilaine mouche qui s’est posée dessus, lui disait-il, et le grand frère, qui le dépassait de deux ans et d’une tête, faisait une grimace dégoûtée en repoussant le gâteau… que son futé de cadet s’empressait de dévorer. L’image, là aussi, est exemplaire, c’est pourquoi le frère aîné gardera toujours sa tristesse ou sa mélancolie de prince détrôné par le plus jeune.)

Mais revenons à notre brouet rouge. Curieusement le dictionnaire des symboles ignore le mot lentille, alors qu’il mentionne le laurier, le lierre ou le lis, plantes allégoriques s’il en fut. Seule la Genèse – Berechit – installe les lentilles au coeur de l’Histoire : face au chasseur nomade, primitif, avide de jouissance et affamé qu’est Esaü, Jacob représente le sédentaire « un homme simple vivant sous la tente » – ish tam yoshev ohalim -, la tente signifiant alors la demeure, la maison, l’abri ; c’est un agriculteur, épargnant, prévoyant, planificateur des récoltes, comme le sera plus tard Joseph, son fils, en Egypte. Mais chatouillons l’étymologie : Jacob ou Yaacov, dont le nom renvoie au substantif talon (aqeb) et au verbe talonner (aqab) ou supplanter, est bien le premier supplanteur de l’histoire. On sait qu’il est le jumeau de son frère, mais qu’il est sorti en second de la matrice miséricordieuse de Rébecca, tout en tenant bien serré dans sa menotte le talon d’Esaü. Ce qui me fait penser qu’en son inconscience amniotique il voulait déjà prendre la place de son frère, lui passer devant. Sans doute avait-il perçu, d’une oreille fœtale, la voix tonnante de l’Eternel consolant Rébecca aux entrailles bouleversées par le dévoilement d’un terrible lendemain : « Deux nations sont dans ton ventre d’où deux peuplades essaimeront : l’une d’elles sera plus forte que l’autre et l’aîné servira le cadet ! », ou, dans le balancement vocal du traducteur André Chouraqui : «  le majeur servira le mineur ». Dans cette affaire, les lentilles (’adachim) ne sont qu’un prétexte, puisque le bouillon (nazid) préparé par Jacob est rouge (adom), sans doute pimenté, et barbare comme son frère, que l’on identifiera ensuite à Édom, le pays rouge.

Les lentilles, qui sont sûrement ces lentilles rouges qu’on trouve encore aujourd’hui autour du delta du Nil (les lentilles vertes que nous connaissons sont une production typiquement européenne, car la lentille provient d’Asie et du Proche-Orient, et était, donc, originairement rouge), lui ressemblent assez par la couleur, qui est celle de la violence et du sang, pour le faire succomber, et donc Esaü va s’identifier aux petits disques nourrissants au point d’abdiquer sa bekorah. Car lui, Esaü, le bekor, le premier né, il s’en fiche de son droit d’aînesse. Comme l’écrit justement André Chouraqui : « Il mange, boit, se lève et s’en va. ‘Essav a méprisé l’aînesse. »

L’hébreu me séduit et ravit constamment par sa poésie de parole vraie, par ses racines mystérieuses et donc attachantes, par ces tours et détours, travers et voies détournées, par ce ludisme d’un langage au service de mythes et de légendes – ou disons plus pieusement, d’histoire sainte – qui ont renforcé en moi la foi du charbonnier en la couronnant d’un souffle magique et de sons merveilleux. Oui, j’aime ainsi, de semaine en semaine, lire la Torah en suivant les mots de mes doigts maladroits, les bredouillant sur mes lèvres d’homme naïf ou innocent – cet ish tam que fut le patriarche qui a donné naissance à notre peuple : Jacob et Israël. Alors je m’interroge sur chaque mot, je consulte le dictionnaire d’Abraham Elmaleh, je contemple l’énigmatique syntaxe et ce rapport temporel qui n’est pas celui de notre temps quotidien, routinier, figé dans sa misérable course. L’hébreu, à l’inverse de notre parler de chaque jour, est propice à l’envol, à l’interrogation, à ces doigts pieux toquant à la porte du Livre et réclamant réponse. Toi, ma Torah, de tout là-haut, que me dis-tu ? Toutes les réponses sont là.

Nous avons donc , face à Jacob, agriculteur doux, glabre et au poil clair, son frère Esaü, chasseur accompli (sens du nom ‘Essav), né poilu et « entièrement roux » – admoni coulo -, habité par l’appétit des biens, le goût de la violence, la soif de jouissance, en un mot l’idolâtrie. Et l’histoire nous dit qu’il abdique sa primauté en consommant l’humble brouet roux, et de la sorte, alors que la promesse de la terre reviendra à Jacob, Esaü sera voué au pays rouge, l’Idumée, et, en quelque sorte réprouvé, comme le fut avant lui son ancêtre

Caïn. Le voilà s’unissant à une ha’hiti, une Hittite idolâtre, dont il cachera à son père l’identité scandaleuse en la nommant, symboliquement, Yéhoudit – « la Juive » -, et plus tard en s’exilant de Canaan pour s’unir au désert avec deux filles d’Ismaël, fils d’Agar et d’Abraham.

Supplanteur de son frère par juste abdication de ce dernier, Jacob le supplantera une seconde fois par ruse – l’intelligence de sa mère qui, jouant sur la cécité de son mari moribond et recouvrant les parties glabres de son fils d’une peau de chevreau, le travestit en chasseur poilu – et lui ravira cette fois la bénédiction d’Isaac qui, dans les affres ultimes, promet à celui qu’il prend pour son fils aîné – sans en être totalement dupe : « La voix est la voix de Jacob, mais les mains sont les mains d’Esaü » (et la voix de mon père se brisait toujours en répétant cette phrase, qui était celle d’un vieillard faible et abusé) – la rosée du ciel et la graisse de la terre, le froment et le moût. Oui, à Jacob la richesse et la domination, l’autre n’aura que le joug, quoique son père lui prédise aussi qu’il saura bien le secouer. Et alors là, en comparant les deux bénédictions contradictoires, on voit bien comment se partage, dès lors, la tribu : l’un sera maître, l’autre serviteur. « Sois un seigneur pour tes frères et que les fils de ta mère se prosternent devant toi ! » dit et prédit Isaac à Jacob. « Tu serviras ton frère – dit-il et prédit-il ensuite à Esaü -, puis, lorsque tu le voudras, tu secoueras son joug de ton cou ! » Le mot hébraïque ol signifie bien joug, et aussi devoir, obligation, oppression et fardeau : bref, tout un destin de servitude !

Cependant, il serait excessif et faux de ne voir dans le destin des frères affrontés qu’une affaire de domination politique, de partage de la terre, d’organisation sociale. Ici les symboles sont forts et doivent nous faire réfléchir. Qu’est Esaü sinon la force brute de la matière ? Il est celui qui ne pense qu’au

plaisir immédiat de l’existence, incapable de dompter ses instincts, de dominer ses pulsions et ici dans la paracha de Toledot, concrètement, sa faim. C’est un mâle velu, un macho, il est le préféré du père qui voit en lui l’homme fort de la famille, un bras armé, avec un carquois (tely – mais Rachi dit que cela désigne l’épée qu’on porte suspendue, du verbe tala’h, pendre) et des flèches pour tuer. En revanche, Jacob est l’homme doux, le gentil, et aussi le malin, l’astucieux, c’est-à-dire celui qui sait user de son intelligence pour dominer la situation et asservir la matérialité. Il est celui qui est près de la mère, de l’intuition, de la sensibilité, de l’intelligence fine, organisatrice du foyer, planificatrice de l’avenir. En un mot, Jacob représente l’esprit et Esaü la matière. Quoi d’étonnant alors qu’Esaü soit sorti le premier et Jacob le second

? La matière précède l’esprit, mais l’esprit – nous le souhaitons, nous le voulons de toutes nos forces – doit s’imposer sur la matière. C’est le matériel qui pousse au tohu-bohu, et le spirituel qui nous dirige vers l’harmonie des hauteurs. C’est pourquoi Jacob, au terme d’un combat avec la divinité (le fameux « Combat avec l’Ange » qu’a si bien représenté le peintre Delacroix), sera choisi pour être le fondateur de notre peuple : il est Israël. Et Esaü, qui sortira de Canaan pour fonder l’Idumée, sera identifié, plus tard à la Rome idolâtre, à la puissance impériale, à la tyrannie dominatrice et destructrice.

On peut voir tout cela en triant ces lentilles, n’est-ce pas ? En se concentrant sur ces modestes légumineuses si riches en protéines, si pleines d’enseignement. Et assis près de maman, penchés tous deux autour du plat pour séparer le bien du mal, comment cette image de mon enfance n’aurait- elle pas aujourd’hui à mes yeux valeur de symbole ? Alors que je fais chauffer mes lentilles de semaine maigre.

Nous retiendrons, pour en finir avec cette paracha Toledot, si lumineuse de sens, un dernier mot d’hébreu, un verbe éloquent qui rend compte du combat fratricide : dans le ventre de Rivka, dans cette même matrice, se débattent les jumeaux, ces deux frères qui vont bientôt s’affronter, avec des hauts et des bas (l’aîné des jumeaux jurant de tuer son cadet) : Yaacov et ‘Essav. Ils sont là à se secouer dans l’oeuf, Rachi dit que l’un donne du pied au passage d’une maison d’idoles, et que l’autre s’agite quand sa mère passe devant une maison d’étude

; ce qui est bien vrai car notre grand Exégète a su déchiffrer le symbole de cet apologue des deux jumeaux hétérozygotes – donc nés de deux oeufs différents

-, il a su voir les deux pôles, le matériel et le spirituel.

Et voilà que la Torah écrit cette phrase extraordinaire : vayitrotsatsou habanim beqirbah, avec le fameux futur précédé du vav renversif qui lui donne le sens du passé, et qu’on peut traduire par « Les enfants se bousculaient en son sein » ou, suivant Chouraqui, « Les fils gigotent en son sein ». Mais quel beau vocable « rétsitsah » – רציצה -, qui exprime si éloquemment le « brisement de l’œuf », avec ses deux tsadé qui dessinent le corps des deux jumeaux reposant dans la matrice maternelle, sans oublier que le tsadé, dix-huitième lettre de l’alphabet, représente, selon la Kabbale, la lutte entre le solide et le liquide, et, peut-être aussi, entre le haut et le bas ; ici nous entendons la sonorité de ce combat fondé sur le redoublement du tsadé, puisqu’il y a deux fœtus, culminant sur le son « ou » évocateur du gouffre, celui-là même qui, à l’initiale de la Genèse (tohou va bohou), évoque à merveille le tumulte  matriciel qui précède la Création ou la Naissance du monde, cet incessant combat entre les éléments contraires, la terre et le ciel, l’eau et le feu, la matière et l’esprit. Oui, vraiment, l’hébreu de la Torah, pour peu que nous sachions l’entendre, non seulement a réponse à tout, mais il est poésie pure pour notre émerveillement. Il nous transporte, il nous soulève, il nous libère…

Alors pendant cette semaine qui précède Tcharbeb, à défaut de bains de mer, et de riches victuailles, sachons nous alimenter de la lecture de la Torah et de l’immense et mystérieuse poésie de l’hébreu.

©Albert Bensoussan

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LE CHAT DORT

« le couteau était dans l’eau, disait-on.

et pour les juifs tunes, aucune baignade a la mer, car « la mer s’ alourdissait » disait on….
et il est vrai que les noyades etaient plus nombreuses…curieusement

nos plats de lentilles  » ‘adèss  » accompagnaient ces petites pates roulées a la main, dites Hlalème
les lentilles couleur corail étaient alors inconnues
je les decouvrirais en France