Jusqu’au 27 septembre 2015 le  Mémorial de la Shoah présente une exposition sur les images montrant les différents modes opératoires de la Shoah à l’Est : exécutions par balles, pendaisons, ghettos, camps, bûchers… dont les traces ont été captées par les opérateurs soviétiques à partir de la fin 1941 et jusqu’en 1945.

Il faut insister sur l’aspect inédit de la plupart de ces images. À cela principalement deux raisons : tout d’abord, dans les films diffusés à l’époque, elles n’étaient pas présentées comme telles – les signes de la judéité des victimes ont été effacés. Elles ne sont d’ailleurs toujours pas répertoriées ou conservées dans les archives en tant qu’images de la Shoah. L’autre raison tient à la méfiance qu’inspirent les images soviétiques, associées généralement à la « propagande » et par là au « mensonge », à la « manipulation ».

Pour les présenter au public, il a donc fallu d’abord les identifier parmi les milliers de mètres de pellicule filmés par les opérateurs soviétiques sur les différents fronts de la « Grande guerre patriotique », puis les analyser en les replaçant dans leur contexte de production et de diffusion.

Etant donné le volume de la documentation conservée et la difficulté de la recherche, le cadre d’un projet collectif s’est rapidement imposé. L’équipe réunie associe des compétences complémentaires : historiens du cinéma soviétique et polonais, spécialistes de la Shoah à l’Est, de la Seconde guerre mondiale en Union soviétique, ou de l’histoire de telle ou telle république (Lettonie, Ukraine). Le soutien de l’Agence nationale de la recherche nous a permis d’effectuer de nombreuses missions à Moscou pour visionner et sélectionner ces images, mais aussi pour compléter nos informations. En effet, pour comprendre la manière dont ces images ont été réalisées, on ne peut se contenter de travailler uniquement sur la documentation filmique. Il faut examiner les archives du Studio central des actualités, croiser ces images avec la presse, les confronter avec les documents de la Commission extraordinaire d’enquête sur les crimes nazis. Enfin, nous avons élargi notre périmètre d’investigation en travaillant dans les archives d’Ukraine, de Pologne et de Lettonie.

Surtout, chaque fois que c’était possible, nous avons comparé les films montés avec les archives conservées. Cette confrontation montre que l’effacement de la judéité s’opère de plusieurs manières: par la suppression des plans les plus explicites (châles de prières, étoiles de David cousues sur les vêtements), par des coupes dans les témoignages enregistrés, par le recours à des formules consacrées, telles que les fameux « paisibles citoyens soviétiques » dans le commentaire accompagnant ces images. La présence de prêtres célébrant des messes à la mémoire des victimes, les hymnes consacrés à des poètes russes (Lermontov) ou ukrainiens (Tarass Chevtchenko) dont la mémoire a été bafouée dans ces mêmes lieux sont un autre moyen de passer sous silence la dimension spécifiquement antisémite et génocidaire du régime nazi dans les territoires occupés.

Mais dans un second temps, quand on compare le film aux autres moyens de communication, le panorama se complexifie. En effet, cette volonté de passer sous silence la judéité des victimes n’est pas généralisée à l’ensemble des médias. On observe que sur ce point, la presse est généralement plus explicite.

De plus, on ne trouve nulle part d’indication permettant d’affirmer que cet effacement dans les films relève d’un projet systématique et concerté dont l’application aurait été contrôlée. Enfin si nous pouvons aujourd’hui décrypter ces films, c’est avant tout parce que les archives ont conservé ces images: écartées au montage, elles n’ont pas été éliminées.

Il ne faudrait donc pas surinterpréter cet effacement en imputant aux autorités soviétiques une attitude de déni assumée. Rappelons que c’est seulement en 1947-48 que commence la campagne « anti-cosmopolite » aux forts relents antisémites, caractéristique du dernier stalinisme. Pendant la guerre, la situation politique est différente: l’objectif premier est de mobiliser l’ensemble de la population. Il faut par conséquent présenter les victimes comme des concitoyens avec lesquels peut s’identifier chaque spectateur, qu’il soit au front ou à l’arrière. C’est une des principales raisons de ces coupes au montage ou de ces commentaires euphémistiques.

Dans l’information diffusée auprès des Alliés, le message principal qu’il s’agissait de faire passer concernait le degré de violence auquel était confrontée la nation, bien supérieur à celui que connaissaient les populations des autres pays d’Europe. Dans ce cadre, la mise en exergue du martyr particulier des juifs ne semblait pas justifiée.

Enfin, insister sur le sort spécifique des juifs revenait à reprendre les catégories qui étaient justement celles de l’ennemi. Voilà pourquoi ces victimes sont souvent dans les films définies à l’aide de catégories d’âge et de sexe, de professions (ouvriers, paysans…), ou simplement désignées par leur origine géographique. Leurs patronymes sont rarement donnés, alors qu’on les trouve au même moment dans les communiqués publiés dans les journaux. Au terme de cette recherche, il apparaît que le film a davantage souffert de ce silence que les autres médias. Sans doute faut-il en rechercher les raisons dans la fonction spécifique que les Soviétiques attribuaient au cinéma dans le dispositif d’information et de propagande : vecteur d’émotion, le film devait faciliter l’empathie avec les victimes.

Mais cet objectif n’est pas le seul : les opérateurs travaillaient également à la demande des commissions d’enquête, et complétaient ainsi visuellement les dépositions des témoins et le recueil des preuves pour les procès à venir.

Quant au discrédit qui a touché jusqu’ici ces images et qui explique qu’elles soient encore aussi méconnues, il est dû bien sûr aux effets durables de la guerre froide. Le reproche d’être le fruit de reconstitutions ne concerne au fond qu’une infime partie, et précisément certaines images d’Auschwitz qui ont été filmées après coup. Si elles relèvent indiscutablement d’une mise en scène, les raisons n’ont rien de politique : les opérateurs, à leur arrivée, n’avaient pas de matériel d’éclairage, et très peu de pellicule, et ont cherché ensuite à rattraper le temps perdu.

Mais dans ce cas précis, le contexte explique aussi beaucoup. Les images de Maïdanek et d’Auschwitz sont en effet postérieures à celles diffusées par les Soviétiques sur Katyn, au printemps 1944. Pour tenter de convaincre les Alliés de la responsabilité allemande dans le massacre d’officiers polonais (alors qu’il s’agissait d’une opération du NKVD de 1940), les Soviétiques ont manipulé les images et enregistré de fausses dépositions de témoins. L’effet fut désastreux et rétrospectivement jeta une ombre sur l’ensemble des images filmées depuis 1941-1942. Or celles-ci documentent bel et bien la Shoah à l’Est, et ce, bien plus tôt que ne l’ont fait les Alliés. Il est donc essentiel que les historiens prennent en compte l’ensemble de ces archives.

 


Filmer la guerre, les Soviétiques face à la Shoah

LHP

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