La loi civile face au dogme religieux…. Réflexions sur un débat actuel par Maurice-Ruben HAYOUN

Le progrès aidant, les institutions fondamentales d’un pays comme la France butent contre leurs limites. Deux exemples probants parmi tant d’autres : le statut des mineurs délinquants qui n’est guère adapté à la situation actuelle au point que des criminels en profitent pour échapper à la loi, et les limites ou les insuffisances des lois sur la laïcité. Certes, certaines lois ont été promulguées dans l’urgence et sous la contrainte des événements. Mais il n’est pas nécessaire de remonter à Catherine de Médicis pour évaluer justement l’importance de séparer le politique du religieux. Il fallait prendre des mesures, parfois draconiennes mais inévitables.
Aujourd’hui, on se rend compte de la paralysie ou de l’esprit timoré des gouvernants puisque l’on entreprend de combler les lacunes des lois qui ne parviennent plus à accomplir leur effet, c’est-à-dire à produire ce qu’on attend d’elles. Autre constat : la France et sa théorie d’une laïcité ferme mais raisonnable souffre d’un isolement croissant dans une Europe qui voit les choses autrement.

La France a toujours été aux aguets en ce qui concerne les relations entre l’état et les églises. C’est son histoire qui le lui impose. Lorsque les idées luthériennes et calvinistes se sont propagées dans le royaume au point de toucher même la grande aristocratie, il fallut prendre des mesures souvent contradictoires et inadaptées sur le long terme : il suffit de compter les promulgations et les révocations d’édits auxquels on devait, dès le XVIe siècle, un semblant de paix ou de quiétude religieuse. Un apaisement qu’une femme aussi adroite que Catherine de Médicis a tenté de promouvoir.
Le problème qui se pose aujourd’hui n’est plus dans les mêmes termes : les événements sont trop pressants, l’actualité trop vive pour qu’on puisse attendre ou recourir à la procrastination. Deux faits pour le démontrer : un ancien président de la République qui, en plein exercice de son mandat, n’hésita pas à parler de séparation ; un ministre de l’intérieur qui quitte son poste après avoir dit qu’on allait passer d’un côte à côte à un face à face ! Et pourtant on n’a rien fait,, et des fois je me demande même ce que le pays doit subir pour que les autorités fassent quelque chose…
Chaque fois que l’on veut prendre le taureau par les cornes, des voix se font entendre pour refuser je ne sais quelle stigmatisation de telle ou telle communauté religieuse. Encore un exemple : la loi sur le séparatisme (qui porte bien son nom) est désormais devenue une loi pour renforcer la laïcité. On a émoussé la pointe, pensant que de belles paroles pouvaient y changer quelque chose. Une députée connue de la majorité actuelle a essayé d’introduire un amendement concernant le statut des petites filles ; elle a essuyé un refus net, sans discussion alors que sa critique allait dans le bon sens.
L’enjeu général est de taille, il y va de la paix civile et de la nécessité de limiter clairement le domaine du dogme religieux qui ne doit pas empiéter sur le domaine des libertés individuelles..
Cela fait des années que je réfléchis sur le thème suivant : existe-il une compatibilité entre l’identité juive et la culture européenne ? Evidemment oui, j’en veux pour preuve que la constitution spirituelle du continent européen n’est autre que le Décalogue et l’armature éthique de l’Europe porte un nom ; le judéo-christianisme.
Toutes ces vérités sont aujourd’hui dépassées. Les temps ont changé, les équilibres aussi. J’écoutais récemment une émission sur feu le cardinal Lustiger qui disait : on ne parle que la deuxième religion de France et très peu de la première. C’est bien vrai.
Par l’immigration, le regroupement familial, la baisse de la natalité, la paupérisation relative de certains zones suburbaines, le paysage a changé et la population française a perdu de son homogénéité. Les différents gouvernements, de Jean-Pierre Chevènement à Emmanuel Macron, ont tenté de régler cette épineuse question : l’intégration morale et culturelle de cette forte minorité arabo-musulmane dont l’approche des valeurs confessionnelles ne ressemble pas à la tradition religieuse de ce pays d’accueil. La situation est plus critique en France qu’ailleurs pour la bonne raison que notre histoire est différente de celle de l’Allemagne voisine et de la Grande Bretagne : chez les uns, la religion est reconnue comme matière académique légitime, à part entière, et la fonction de pasteur absolument respectable, et chez les autres l’idée même de communautarisme ne pose pas le moindre problème. D’où l’acuité de la situation chez nous que nos voisins ne comprennent pas vraiment, sans même parler des USA où tous les présidents, passés et actuels disent : Que Dieu vous bénisse et bénisse l’Amérique ! Imaginez ce qui se passerait si un président français s’avisait d’en faire autant…
Rendez vous compte de l’énormité de la situation. On demande aux représentants de millions de gens, compatriotes ou étrangers résidants en France, d’acter que leurs dogmes religieux sont compatibles avec les valeurs républicaines, en gros avec la culture européenne.
Il faut ici dire un mot du développement culturel et religieux de l’islam. Un penseur comme Averroès (ibn Rushd) peut être légitimement considéré comme l’un des pères spirituels de l’Europe, au même titre qu’Albert le Grand, Maimonide et d’autres. Mais voilà, même si ma thèse est contestée par des collègues islamologues, le grand commentateur n’a pas eu d’héritiers dans sa propre communauté. Il est tombé dans l’ escarcelle des penseurs juifs qui l’ont traduit en hébreu avant de le transmettre à la scolastique chrétienne. Si la chaîne de la transmission avait été autre, la confrontation que nous vivons actuellement ne serait pas ce qu’elle est.
En d’autres termes, il est absolument énorme qu’on en soit réduit à une telle vérification tant elle devrait aller de soi. Ici, un parallèle s’impose avec l’histoire européenne et même mondiale du judaïsme. Religion condamnée à l’errance durant deux interminables millénaires, le judaïsme a vite compris que la notion d’exil appartient intrinsèquement à son histoire nationale comme une écharde plantée dans le doigt appartient au corps. C’est ainsi que vers II-IIIe siècles on énonce !a le principe suivant ; la loi du royaume, c’est la loi. Grâce à cette intelligente subordination, le judaïsme a pu survivre en s’adaptant sans jamais renoncer à l’essentiel. Est ce à dire que l’islam actuel en pays non musulman doit imiter l’histoire juive ? Si nous vivions dans un monde idéale ou dans la République platonicienne des idées, oui, ce serait possible voire même souhaitable. Mais l’histoire religieuse des uns ne ressemble en rien à celle des autres…
Et même s’il y avait consensus, nul ne peut prédire que les choses changeraient vraiment dans les faits. Une communauté nationale ne peut pas prospérer dans une autre communauté nationale. Une communauté religieuse doit rester ce qu’elle est, une religion comme les autres religions du pays.
Un grand philosophe allemand du siècle dernier, Franz Rosenzweig a écrit que Dieu a peut)être le monde, mais il n’a sûrement pas créé de religion… Un exemple à suivre. Le dogme religieux passe après la loi du pays.

Maurice-Ruben HAYOUN

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève.  Son dernier ouvrage: La pratique religieuse juive, Éditions Geuthner, Paris / Beyrouth 2020 Regard de la tradition juive sur le monde. Genève, Slatkine, 2020

PHOTO LUDOVIC MARIN, ARCHIVES REUTERS Le président de la France, Emmanuel Macron, lors de son discours pour lutter contre le séparatisme religieux, le 2 octobre.

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