Noah Klieger (Archives personnelles)
A bientôt 92 ans, Noah Klieger, ce féru de sport, n’a rien oublié. Ni de sa prime enfance « joyeuse » à Strasbourg, sa ville natale, entre un père universitaire et écrivain qu’il vénérait et une mère qu’il adorait. Ni de l’enfer d’Auschwitz auquel il a miraculeusement survécu. Le regard est comme délavé par l’épreuve.

Sa vie se conjugue avec les aléas de l’Histoire. Elève typographe dans un lycée professionnel, il se découvre très tôt la fibre journalistique, milite dans la Jeunesse sioniste alors qu’Hitler est déjà au pouvoir, connaît les camps de travail et de concentration. La guerre finie, il se retrouve meneur d’hommes sur l’Exodus, ce navire d’immigrants juifs qui tente de rejoindre Israël.

Une épopée qui en dit long sur la barbarie mais qui n’a jamais entamé son humanité. En ce vendredi 27 janvier, date anniversaire de la libération des camps, Noah Klieger prendra la parole à l’ONU. Interview.

Vous allez fêter vos 92 ans en juillet. Comment vit-on quand on est rescapé d’Auschwitz ?

J’ai eu de la veine. Pour sortir vivant d’un camp de concentration comme Auschwitz, il fallait de la veine. Ou des miracles. Les miracles ont tout fait pour moi, pour que je m’en sorte. Je suis un des rares à avoir échappé aux chambres à gaz.

Comment ça des miracles ?

Je suis né à Strasbourg – j’ai même reçu la médaille d’or de la ville de Strasbourg -, mais je vivais en Belgique avec mes parents. Quand j’ai été arrêté, j’avais 16 ans. Je suis arrivé à Auschwitz en janvier 1943, après avoir été interné en Belgique, au camp de Malines, entre Anvers et Bruxelles.

Auschwitz était composé de 45 camps de travail et d’extermination. Les SS recevaient de l’argent des usines qui avaient besoin de main d’œuvre. La main d’œuvre, c’était nous, les prisonniers. C’était le plus grand des camps, celui où il y a eu le plus de victimes. 1,5 million de Juifs y ont été massacrés ou gazés. Auschwitz est situé dans un bassin minier de Haute-Silésie, à l’époque la région la plus froide en Europe après la Sibérie. Quand on est arrivé, on nous a mis, nus, dans un baraquement qui n’avait pas de toit. On a attendu ainsi alors qu’il faisait – 25 °C ou – 27 °C. Deux tiers des prisonniers sont morts gelés.

Le deuxième jour après notre arrivée, deux officiers SS sont venus dans le bloc. Le commandant d’Auschwitz Monowitz (Auschwitz 3) Heinrich Schwarz, un passionné de boxe, a demandé qui d’entre nous était boxeur. Il y avait deux professionnels, deux Néerlandais, qui boxaient dans la catégorie poids-lourds : Sally Weinschenk et Sam Potts. Sam Potts n’avait pas vingt ans. Il mesurait 2 mètres, pesait 117 kilos. A l’époque, la boxe était autre chose que ce qu’elle est aujourd’hui. Il n’y avait que huit catégories de boxeurs – des mouches aux lourds, donc huit champions du monde. Aujourd’hui, il y en a 14, cinq fédérations internationales, des tas de champions du monde. J’étais un mordu de sport depuis ma naissance, mais je m’intéressais surtout au Tour de France. J’ai été le premier Israélien à écrire sur le Tour de France.

Un troisième prisonnier a levé la main, Jean Korn, un Belge. Il était footballeur mais il avait cru comprendre que les SS cherchaient des athlètes. Il avait 24 ou 25 ans et mesurait 1,81 m. Il avait joué à la Royale Union Saint-Gilloise.

Et puis moi. C’était le 19 janvier 1943. 74 ans après, je ne sais toujours pas pourquoi j’ai levé la main. Je n’étais pas boxeur moi-même, mais sur le moment, j’avais le sentiment que c’était positif. La suite m’a donné raison : le soir, on recevait un litre de soupe supplémentaire, la même que celle que mangeaient les SS, avec un morceau de viande et des pommes de terre. Les autres prisonniers n’avaient que des rutabagas, souvent gelés, baignant dans une eau jaunâtre. Cette soupe m’a sauvé la vie pendant cinq à six mois.

Etant donné votre manque d’expérience, ne craigniez-vous pas d’être mis KO au premier round ?

Il y avait deux autres boxeurs aguerris : Victor Perez, un Tunisien surnommé Young Perez, qui boxait pour la France et qui était champion du monde des poids-mouches, et un Grec de Salonique, Jacko Razon, qui était champion de Grèce et des pays balkaniques dans la catégorie poids léger. Avec Jean (Korn), on nous a testés. Le Grec m’a demandé si j’étais boxeur. Comme je lui ai répondu que non, il m’a dit : « Je vais aller avec toi sur le ring ». Il m’a touché quelques fois, mais il a retenu ses coups. On s’était mis d’accord pour rouler les SS qui ont vu que je n’étais pas un grand champion.

A la fin du premier entraînement, l’entraîneur a décidé que je serais opposé à Jacko, bien plus petit et plus léger que moi, pour le premier match en public. Il y avait aussi deux Tchèques et un Polonais ou l’inverse, je ne sais plus. Tous les autres étaient Juifs.

Sur les 22 ou 23 matches que j’ai disputés, je n’en ai gagné aucun. Jacko Razon, qui a survécu à la déportation, est mort il y a une vingtaine d’années en Israël. Young Perez, lui, n’a pas eu cette chance. Il a été descendu d’une rafale de fusil-mitrailleur tirée par un garde SS, le 22 janvier 1945 à Gliwice en Pologne, peu après l’évacuation des camps d’Auschwitz où n’étaient restés que ceux qui ne pouvaient plus marcher. A l’approche de l’Armée rouge, les Allemands avaient abandonné les camps, emmenant près de 60.000 prisonniers à pieds vers d’autres camps de concentration à l’intérieur du Reich. Young Perez, qui travaillait aux cuisines, avait un sac contenant du pain qu’il voulait distribuer aux autres prisonniers. Mais un SS qui nous escortait n’a rien voulu savoir.

Je suis à présent le seul survivant de l’équipe de boxeurs.

De quelle façon se déroulaient les matches ?

Les matches se déroulaient le dimanche, sur une place, devant les 16.000 prisonniers. Ce jour-là, on ne travaillait pas dans le camp que l’on surnommait « Buna », du nom de la fabrique de caoutchouc synthétique qui formait le gigantesque complexe industriel I.G. Farben.

Sinon, quand il faisait trop mauvais, ils étaient organisés dans un hangar où il n’y avait de la place que pour les 400 SS. Peu importait que l’on gagne ou l’on perde. On n’était pas des gladiateurs. Personne n’était passé par les armes parce qu’il avait perdu un match. C’était davantage des shows. Comme nous n’étions pas assez nombreux pour combattre dans la même catégorie, il arrivait fréquemment qu’un poids moyen se retrouve face à un poids plume ou un poids coq. Il y avait parfois jusqu’à 20 kilos de différence entre deux boxeurs.

Dans votre livre de mémoires « Plus d’un tour dans ma vie ! » (éditions Elkana), vous racontez comment l’Oberstabarzt Joseph Mengele, le médecin major d’Auschwitz, vous a, en quelque sorte, « épargné ».

Je suis, à ma connaissance, le seul prisonnier qui ait eu le culot de parler à Mengele. C’est comme ça qu’il m’a laissé vivre. J’avais été envoyé à l’infirmerie après avoir été blessé de trois balles à la jambe droite pour m’être attardé à discuter avec d’autres prisonniers en allant chercher du matériel dans un entrepôt.

Puis j’ai été transféré dans une sorte d’annexe pour convalescents. C’est là qu’un jour les gardes ont encerclé le bâtiment. Une demi-douzaine de SS sont entrés et nous ont ordonné de nous dévêtir. Deux officiers SS, accompagnés d’un médecin détenu de Strasbourg que je connaissais, le professeur Robert Waitz, sont alors arrivés. Parmi eux, il y avait Joseph Mengele, le plus gradé. Ils venaient pour procéder à une sélection des détenus. Mengele jetait un bref coup d’œil sur chaque prisonnier et soufflait d’une voix monotone : « Gauche » pour les prisonniers promis à la mort, « droite » pour ceux qui devaient bénéficier d’un sursis. Quand mon tour est arrivé, d’un regard indifférent, Mengele a marmonné : « Gauche ». J’avais quatre ou cinq mètres à faire pour rejoindre le groupe des condamnés. Je me suis dit :

« Tu es foutu. Tu vas être gazé. »

Et c’est là que j’ai tenté le tout pour le tout. J’ai donc fait demi-tour et avant que les gardes n’aient le temps de réagir, je me suis posté devant Mengele au garde-à-vous. Comme je parle allemand, je lui ai dit d’une traite :

« Je suis encore jeune, je n’ai que 16 ans. Je peux travailler. »

Et je ne sais pas pourquoi, j’ai ajouté que mon père était un célèbre écrivain en France. Il m’a jeté un bref regard, puis il a réclamé ma fiche à son subalterne, l’a lue et m’a dit :

« Tu crois vraiment pouvoir continuer à servir dans une équipe de travail ? »

J’ai répondu « Oui, certainement », et c’est comme ça qu’il m’a « donné » au professeur Waitz qui était juif. C’est un fait unique, un miracle. J’avais de l’initiative. Beaucoup ne sont pas revenus. Moi, je suis revenu. Et c’est une mission que je me suis fixée : raconter, témoigner.

Propos recueillis par Denis Demonpion

L’Obs

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carcassonne

moi aussi, je vous serre fraternellement dans mes bras, j »espère que vous aurez une vieillesse heureuse.

aval31

Oui, d’autres aussi s’en sont sorti pour avoir eu de la houtzpah, Marco à Toulouse qui s’en était aussi sortit comme çà se tenait toujours droit même à un âge avancé quand je l’ai vu j’ai compris que c’était comme çà qu’il s’en était sorti et j’en ai été profondément bouleversé car évidement il ne parlait pas de ce point.

yacotito

une histoire bien emouvante. Noah Klieger, Je vous serre fraternellement dans mes bras.