L’islam face à l’Etat : la comparaison avec l’intégration du judaïsme est-elle pertinente ?
A la mosquée de Reims le 27 novembre 2015. Crédits Photo: FRANCOIS NASCIMBENI / AFP

FIGAROVOX/TRIBUNE – L’islam en France peut-il passer un contrat avec l’Etat ? Pour le professeur Shmuel Trigano, il s’agirait davantage d’un pacte, car dans la tradition française, loin d’une relation d’égal à égal, c’est l’Etat qui impose ses obligations aux religions.


Professeur émérite des Universités, Shmuel Trigano est un philosophe et sociologue, spécialiste de la tradition hébraïque et du judaïsme contemporain.


Le débat et les initiatives gouvernementales concernant l’intégration de l’islam et l’invention d’un «islam français» sont totalement en porte à faux avec la réalité, qu’elle soit historique, constitutionnelle ou… islamique. Ils se mènent en effet, la plupart du temps, erronément dans la sphère des valeurs, de l’intention et de la bonne volonté ou de la culture, comme si il n’y avait en France que des relations interpersonnelles et pas d’Etat ni de souveraineté. La création d’une «Fondation de l’islam» – ultime dispositif, après l’échec du CFCM, pour conférer un statut à l’islam – ne fera qu’empirer la situation dans la mesure où l’islam de cette fondation ne se sera non seulement pas réformé, pour s’inscrire dans la laïcité et l’identité nationale de la France, mais bien plutôt renforcé dans son état problématique actuel par le prestige que lui conférera une aura officielle.

Un problème culturel?

En quoi le problème que pose l’islam à l’ordre républicain serait-il en effet «culturel»? Et surtout dans une France où les librairies regorgent de livres sur cette religion et où les études académiques en la matière jouissent d’une très ancienne tradition? Car c’est cette finalité qui est mise en avant par Bernard Cazeneuve pour la fondation («Elle aura vocation à soutenir des projets, dans les domaines de l’éducation de la culture, de l’engagement des jeunes, elle pourra prendre en charge la formation profane des imams, le développement de la recherche en islamologie, être un acteur d’une meilleure connaissance de l’islam à travers ses productions littéraires et artistiques.», La Croix du 29 août 2016), suivie de près par deux autres finalités: la construction de mosquées et l’organisation du culte. Déjà, à ce niveau, il y a confusion entre des enjeux «culturels» et des enjeux cultuels et administratifs et, pour tout dire, policiers, sans que ces derniers ne soient clairement assumés. Le gouvernement socialiste ne semble en effet pas capable d’aller intellectuellement au delà, dans sa demande et son exigence auprès des musulmans français tout en affirmant des convictions. Manuel Valls assure que l’islam est «une partie indissociable de nous-mêmes, de notre culture et désormais de nos racines», tandis que François Hollande affirme à Tunis sa foi dans l’idée que «l’islam est soluble dans la démocratie».

Ce n’est pas comme celà que les choses peuvent se passer. Et point n’est besoin, pour démontrer quoi que ce soit, de se livrer à l’analyse du rapport de la religion islamique au politique et au monde non musulman, hier, aujourd’hui et demain. Dans la perspective de l’histoire de l’Etat français, le problème que pose l’islam est national et politique. L’expérience du passé national le démontre.

Les Juifs comme modèle

Prenons un exemple, souvent (indûment) évoqué et invoqué par certains hommes politiques, revendiqué par les musulmans eux-mêmes et qui constitue, en fait, un cas d’école: le modèle d’intégration des Juifs en France. Les uns y voient un modèle à suivre, les autres – militants de l’islam – y trouvent une comparaison censée justifier leur sentiment d’injustice, nourri en fait à une rancœur séculaire inhérente à leur héritage religieux: «Pourquoi les Juifs et pas nous?». Il y a quelques jours, dans une stupéfiante émission pro-voile de la chaîne nationale (Complément d’enquête), on a pu entendre ainsi la jeune fille de 13 ans qui avait lancé l’affaire du voile à Creil en 1989, installée maintenant en Tunisie, expliquer qu’elle l’avait fait par défi, au constat qu’on permettait à des Juifs de sa classe de s’absenter des cours le shabbat. Dans certaines occasions, les militantes du voile ont même été jusqu’à prétendre que le leur interdire était une loi inique semblable à l’imposition de l’étoile jaune.

Prenons effectivement cette comparaison au sérieux et examinons-là à la lumière de l’histoire politique de la France, en fonction donc ni d’un jugement, ni d’une opinion mais d’un fait historique qu’il semble que la classe politique française, souvent sortie de prestigieuses institutions d’éducation, n’ait jamais rencontré dans sa formation. Ce fait doit être le point de départ obligé de toute démarche politique française appliquée à ce problème. Il en va, ici, en effet, de l’histoire de la constitution de la nation et de l’Etat dans ce pays, qu’on l’apprécie ou pas.

Le modèle juif

On a oublié que l’émancipation (1791) qui firent des Juifs des citoyens ne reconnut que les individus, déduction faite de leur appartenance collective (communautaire), qui se vit donc interdite de Cité. Mais ce moment fut suivi d’un deuxième événement, 16 ans plus tard, avec la convocation du «Grand Sanhédrin» par Napoléon 1er (1807). L’empereur ressuscitait le parlement juif de l’Antiquité, de l’époque du deuxième Temple de Jérusalem (dont l’UNESCO, sous influence islamique, vient scandaleusement de dénier l’existence), 19 siècles après sa disparition, pour y convoquer impérativement rabbins et hommes publics juifs de toute l’Europe napoléonienne (Italie, Hollande, Allemagne, France…) pour leur poser douze questions, supposées très embarassantes et dures. Ces questions annulaient en partie la citoyenneté dispensée par la Révolution, puisqu’elle obligeait les Juifs à se constituer en communauté (par l’obligation d’adhérer collectivement à une nouvelle institution, le Consistoire) tout en mettant en œuvre les modalités de leur intégration dans le corps national. Leur sort dépenda alors de leurs réponses à ce questionnaire.

Quelles étaient ces questions?

● Est-il licite aux Juifs d’épouser plusieurs femmes?
● Le divorce est-il permis par la Loi juive? Le divorce est-il valable sans qu’il soit prononcé par les tribunaux et en vertu de lois contradictoires à celles du code français?
● Une juive peut-elle se marier avec un chrétien et une chrétienne avec un Juif? Ou la loi veut-elle que les Juifs ne se marient qu’entre eux?
● Aux yeux des Juifs, les Français sont-ils leurs frères ou sont-ils des étrangers?
● Dans l’un et l’autre cas, quels sont les rapports que leur loi leur prescrit avec les Français qui ne sont pas de leur religion?
● Les Juifs nés en France et traités par la loi comme citoyens français regardent-ils la France comme leur patrie? Ont-ils l’obligation de la défendre? Sont-ils obligés d’obéïr aux lois et de suivre toutes les dispositions du Code civil?
● Qui nomme les rabbins?
● Quelle juridiction de police execent les rabbins parmi les Juifs? Quelle police judiciaire exercent-ils parmi eux?
● Ces formes d’élection, cette juridiction de police judiciaire sont-elles voulues par leur loi, ou seulement consacrées par l’usage?
● Est-il des professions que la loi des Juifs leur défend?
● La Loi des Juifs leur défend-elle de faire l’usure à leurs frères?
● Leur défend-elle ou leur permet-elle de faire l’usure aux étrangers?»

Les débats du Sanhédrin étaient sous surveillance permanente. Le résultat s’imposait avant même d’être voté. Les Juifs renoncèrent à toute la partie de leur droit concernant les affaires civiles et politiques pour ne conserver que les lois cultuelles. Ils firent de l’obéïssance au Code civil un devoir religieux, allant jusqu’à suspendre les lois de la nourriture cacher pour les conscrits, le temps de leur service. Le tout fut consigné dans un document en français et en hébreu, sous le sceau de l’autorité rabbinique suprême et accepté en masse. La doctrine de l’exil aida les Juifs à répondre positivement à cet interrogatoire: le Talmud statue en effet depuis plus de 20 siècles que «la loi de l’Etat c’est la Loi» et que les exilés doivent rechercher le bien du pays dans lequel ils vivent (Jérémie 29, 7).

Cette réforme du judaïsme s’accompagna d’un autre dispositif. Les Juifs se virent contraints d’adhérer à un «consistoire», une sorte de super-préfecture chargée de leur surveillance (dénoncer les vagabonds, ceux qui échappaient à la conscription…) sous gouverne de l’Etat.

Napoléon alla encore plus loin, un an après, avec ce que les historiens appellent le «décret infâme», en condamnant pour 10 ans les Juifs à une situation d’exception dans la citoyenneté en matière de liberté économique… Le serment «more judaico» («selon la coutume juive») les obligeant à préter serment sur leur livre saint pour toute affaire juridique restait toujours valide, entretenant la suspicion à leur égard.

Si ce modèle était transposé dans la France d’aujourd’hui, on se demande si les musulmans (qui voient dans la condition juive actuelle un privilège qu’ils revendiquent) accepteraient de mettre en chantier une semblable mutation de leur religion. La France impériale se garda bien en ce temps d’appliquer cette procédure aux musulmans en Algérie – le djihad l’aurait menacée!- mais elle l’appliqua aux Juifs locaux, parias de la société ottomane. En 1830, le corps expéditionnaire français, par arrété du 16 novembre 1830, reconnaît l’existence de «la nation hébraïque» et le «Conseil Hébraïque» est créé par l’arrété du 21 juin 1831. L’ordonnance du 10 août 1834 privent les tribunaux rabbiniques d’une partie de leurs attributions, puis ceux ci sont supprimés par l’ordonnance du 28 juillet 1841. C’est au terme donc d’une réforme progressive sur le plan religieux, juridique et civil, dans la foulée du Sanhédrin, que les Juifs d’Algérie accédèrent à la nationalité française par le décret Crémieux en 1871.

Une semblable procédure, quoique moins brutale, concerna les catholiques dont la condition fut réglée par une négociation d’Etat à Etat avec le Vatican qui aboutit au «Concordat».

Un triple enseignement

Il y avait là, certes, un Etat impérial, un pouvoir dictatorial et conquérant. Toujours est-il qu’ils ont créé une réalité historique. Le moment napoléonien a même donné à la France révolutionnaire une structure qui a perduré jusqu’à la crise de «1968» (précédée, sans doute, auparavant, en 1962, par le reflux d’Algérie). La crise de l’Etat qui a suivi et qui est toujours vivace n’a cependant pas connu, sur le plan de la réalité, quelque new deal que ce soit, si ce n’est la pression fédéraliste de l’Union Européenne que l’on sait. A l’heure actuelle, cependant, il n’y a objectivement pas d’autre France étatique que celle là. En déclin.

Si on analyse sur un plan politologique cet épisode historique, on notera un triple enseignement. Il faut noter tout d’abord le fait que la France fut depuis toujours un Etat hyper-centraliste ne souffrant aucune concurrence possible. Si la monarchie fut gallicaniste sur le plan de la religion, Napoléon «mit au pas» les catholiques, la religion dominante, à travers le concordat avec le Vatican dont il dicta les conditions. Le caractère coercitif de son entreprise retentit tout au long du XIX° siècle avec la guerre des deux France, catholique et laïque.

Le deuxième enseignement montre que, dans la logique de l’Etat central, l’intégration de religions et de communautés religieuses n’a rien à voir avec une question «idéologique» mais avec la nation, le corps politique étatique, le droit constitutionnel. Dans la nation, il ne doit y avoir qu’un seul «peuple», une seule identité culturelle, tel est l’héritage français, si différent du monde anglo-saxon. Le Sanhédrin et le Concordat visèrent d’abord à mettre un terme à la «nation juive» (exclus de la généralité sous l’Ancien régime, les Juifs étaient juridiquement «esclaves de la Cour» – Servi Camerae) et au clergé (un ordre transnational soumis au Vatican) pour qu’ils ne constituent pas des «Etats dans l’Etat».

Cette politique soulève donc un enjeu national et politique. Ce n’est pas un contrat qui est alors passé avec les religions mais un pacte: l’Etat dicte ce qui doit être. Ce pacte vise à régler deux problèmes. C’est d’abord le sort de corps de population, au départ «étrangers» au sein du corps politique, qui est mis en jeu en vue de leur intégration (quoique uniquement comme individus et sujets de droit abstraits, condition pour que la société ne comportent plus d’ordres différents comme sous l’Ancien régime (Napoléon, quoique empereur était effectivement «Empereur des Français»). Le deuxième enjeu concerne la réforme à leur imposer (notamment dans le domaine du droit religieux et de ses retombées politiques) pour entrer dans le corps national. Comme ces corps sont hérités de l’Ancien régime, leur condition et leur réforme sont abordées sous la figure de leur religion mais ce qui est en jeu dans cette dernière, c’est leur rapport à la nation et au pouvoir plus que leur nature intrinsèque. L’enjeu national, politique, juridique fait que seul l’Etat est à même de gérer de façon régalienne ces questions.

Les représentants ecclésiastiques et laïques de ces religions sont appelés alors à les réformer et spécialement le droit religieux de façon à mettre en acte leur allégeance exclusive à l’Etat et leur disposition à se fondre dans le corps national et à se régler sur le code civil. Ainsi leur sont posées des questions précises sur les éléments problématiques de leurs livres sacrés, pour voir comment ils les comprennent et si leurs enseignements rendent possible une vie en commun, sous réserve que, s’ils n’étaient pas conformes, ils devraient explicitement y renoncer. Ou s’en aller. Ce dernier aspect prend en France une ampleur considérable dans le cas de l’islam car ses fidèles jouissent souvent de nationalités de pays dont l’islam est la religion d’Etat et qui se sont constitués dans un conflit avec la France, générateur, de surcroît, d’une séparation des populations sur la base de la religion.

La précédence du national sur le religieux (et encore plus, le culturel) est, dans ce processus, capital et décisif. C’est ce moment napoléonien qui rendra possible un siècle plus tard la laïcité de la Loi de 1901. Et c’est ce qui est aujourd’hui constamment occulté et dénigré. On veut faire l’économie du moment «national» dans l’intégration de l’islam et des musulmans, alors qu’il en est la condition. Or, c’est le principe de réalité. L’Etat contemporain s’est dénié sa souveraineté en s’avérant incapable, sur le plan de l’Autorité, d’assumer son rôle. Il s’est caché derrière le «dialogue inter-religieux», la régression indûe des religions statutaires (catholicisme et judaïsme) à deux siècles en arrière, la quête d’une fraternité sans loi ni droit, ou de pieux souhaits de «convivance» et de wishful thinking.

Shmuel Trigano

  • Par Shmuel Trigano
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