Hannah Arendt, égérie de Martin Heidegger…

Plus on y réfléchit tranquillement, sans passion ni emportement, ce qui reste d’ailleurs hautement difficile, et moins on comprend cette attirance ; laquelle ne s’explique nullement par l’attraction exercée par les contraires.

Une jeune femme, très frêle, âgée d’à peine dix-huit ans, originaire de Königsberg (la ville de Kant et le vrai nom de Woody Allen), issue des milieux juifs les plus intégrés de la petite bourgeoisie de province allemande, et qui va se trouver embarquée dans une relation d’amour avec un professeur catholique, qui a le double de son âge…

Mais ce n’est pas tout, un universitaire, auteur d’une œuvre philosophie la plus marquante du XXe siècle (c’est Emmanuel Levinas qui la classe ainsi parmi les cinq œuvres majeures de la philosophie mondiale !), en l’occurrence Sein undZeit (Être et temps) parue en 1927, deux ans exactement avant la survenue de cette idylle qui, dans sa phase résiduelle durera presque plus de cinquante ans, toute une vie. En 1921, Rosenzweig avait publié L’étoile de la rédemption, et en 1923 Martin Buber publiait Je et Tu.

Cela commence vers 1924/ 25, une jeune fille juive brune, au charme frappant, doté d’yeux étincelant d’intelligence, décide de suivre le cours sur Le sophiste de Platon, de Martin Heidegger, étoile montante au firmament de la philosophie, futur successeur du philosophe juif converti à Marbourg,  Edmund Husserl, père de la phénoménologie.

De l’aveu unanime, même celui de Karl Jaspers qui l’accueillera comme étudiante, sur les recommandations de Heidegger, on ne pouvait pas ne pas remarquer cette jeune femme qui portait si souvent une jupe verte…

Heidegger dira lui-même dans des lettres enflammées du début de l’année 1925, qu’il ne put résister au charme d’une étudiante qui le frappait tant par son intelligence vive que sa grâce physique. Il faut cependant ajouter, pour servir la vérité, que le futur recteur nazi de son université (Fribourg) était très sensible au charme des femmes.

Mais ce qui est frappant, c’est que la majorité de celles-ci étaient d’origine juive et amies de sa propre épouse et mère de ses deux fils, Elfried. Je cite par exemple Elisabeth Blochmann qui, même après son déménagement à Berlin, continuait d’entretenir une relation extraconjugale avec Heidegger.

Mais il semble que la relation avec la jeune Hannah fut sans commune mesure avec ce qu’il vécut avec d’autres, jusques et y compris son épouse.

Disons aussi que dans le chapitre de la vie affective de cet homme, un certain laxisme était de mise. Même son épouse n’était pas en reste puisque elle avoua à son second fils Hermann, le jour de son quatorzième anniversaire  que contrairement à son frère aîné Jörg, Heidegger n’était pas vrai père biologique, mais le fruit de ses amours secrètes avec un autre homme.

Elfried qui ne cachait pas son antisémitisme virulent, trouvait que de toutes les aventures de son mari, celle avec Hannah était la plus renversante, la plus déstabilisante. Il est vrai que la lecture des premières lettres de l’idylle présente un Heidegger en émoi, tel un amant qui se cherche, perd tous ses repères et ne semble plus vivre que cette relation, celle d’un professeur transporté par une relation avec son étudiante.

Il écrivit : jamais rien de tel ne m’était arrivé…  Elevé dans la religion catholique, primitivement destinée à la prêtrise, et se détournant des études de théologie après la découverte de la philosophie, le jeune Martin ne trouvait pas dans le mariage avec la future mère de ses deux fils, Elfried, la pleine satisfaction de son appétence sexuelle.

Est ce que l’origine juive de ses maîtresses constituait une attirance qu’il l’aidait à surmonter cette naturelle contemption du corps, inhérente à la personnalité d’un prêtre manqué, cela n’est pas à exclure…

Ce qui frappe aussi dans cette affaire, c’est la suite de cette relation qui cessera à partir de 1928 après bien des vicissitudes. Pour se consoler, Hannah épousera un autre philosophe en herbe, Gunther Anders ; lui aussi élève de Heidegger et qui se nommait précédemment Stern. La plupart des élèves les plus célèbres de Heidegger étaient d’origine juive

Mais la jeune Hannah semble avoir eu une vie sentimentale bien remplie. Certains spécialistes établissent une relation entre la mort du père (celui-ci mourut de la syphilis  vers  1910) et le remariage de sa mère quelques années plus tard.

De cette nouvelle union naîtront deux demi-sœurs avec lesquelles Hannah n’aura rien en commun… De cette désaffection familiale est peut-être née la nécessité de trouver ailleurs un amour qui lui faisait défaut.

Ce n’est pas le fruit d’un pur hasard si l’une des œuvres les plus marquantes de Hannah Arendt, non pas en matière de philosophie politique mais de littérature et d’étude psychologique, porte sur la vie d’une juive célèbre de Berlin, RahelVarhagen. Le sous-titre de ce beau livre est si explicite : Vie d’une Juive…

Cette femme écrira un jour à son frère la phrase suivante : ce qu’il reste à faire, c’est de tuer le juif en nous. Il n’est pas anodin que Arendt se soit occupé d’une telle biographie. Rahel, au soir de sa vie, se rendit compte de l’échec de son existence.

Elle avait vécu dans le leurre de soi-même, étant convaincue que l’assimilation intellectuelle à la culture allemande, suivie de la neutralisation de toute appartenance juive, équivalait à un passeport, à un droit d’entrée dans la société germanique.

Il n’en fut rien et Hannah cite une dernière parole de son héroïne au soir de sa vie : La chose qui toute ma vie me sembla la plus grande honte, qui était la misère et l’infortune de ma vie –être née juive-, je ne voudrais pour rien au monde l’avoir manquée…

Je ne pense pas que Hannah ait pu survoler la vie de cette héroïne sans s’y être un peu projetée de quelque façon que ce fût. Il y a chez Rahel une indéniable inaptitude au bonheur, résultant d’un postulat erroné : troquer son identité juive, si évanescente fût-elle, contre le plat de lentilles de la culture européenne.

Le sujet précis de ce papier et de la conférence mensuelle de ce soir est de se demander comment Hannah a pu rester fidèle à l’œuvre d’un homme qui n’a jamais fait mystère de son antisémitisme, qui a adhéré au parti nazi, qui paya sa cotisation au parti jusqu’en 1945, qui fit allégeance à Hitler durant son court rectorat, qui n’a jamais fait amende honorable et qui a continué à faire des déclaration ambigües sur l’essence du nazisme.

Hannah, comme on va le voir, est devenue sa brillante attachée de presse au plan international, notamment aux USA, s’occupant des contrats, relisant avec attention les traductions (ce qui n’était pas une mince affaire) et faisant de son ancien amant un philosophe dont l’œuvre ne comportait, selon elle, rien de national-socialiste ni d’antisémite…

Ceci n’est pas entièrement faux mais une question demeure : comment ces deux tendances, au fond irréconciliables, pouvaient-elles cohabiter dans un seul et même homme. Y avait il le Heidegger de Sein undZeit, des conférences sur les Dialogues platoniciens, d’une part, et des Carnets noirs, d’autre part ? La tradition philosophique opte pour l’amour et la poursuite de la vérité, elle ne saurait s’accommoder d’une dualité qui serait synonyme de duplicité.

Bien après la guerre, Heidegger a laissé entendre que l’idéologie national-socialiste n’était pas mauvaise en soi mais que ses chefs n’avaient pas tenu compte de l’être, de l’ontologie, de manière suffisante. Et le plus surprenant est que Hannah était d’accord avec l’opinion de son ancien amant. En fait, les Nazis auraient simplement été coupables d’une certaine négligence de l’ontologie !!

Hannah était consciente dans son grande âge que Heidegger ne lui accordait pas grande importance en tant que philosophe de réputation mondiale. En 1951, elle avait publié Les origines du totalitarisme et la réaction de son ancien amant avait été assez discrète.

Mais même quand, bien plus tard, elle publiera La condition humaine, Heidegger le gratifiera de quelques expressions glaciales, exhibant son égocentrisme dont elle se plaindra dans une lettre à Karl Jaspers.

Pourtant, Hannah Arendt savait à quoi s’en tenir en ce qui concernait les nazis. Au début des années trente, elle était en exil en France, en compagnie de sa mère. Elle fréquentait les milieux sionistes de la capitale er collabora à l’envoi de nombreux jeunes en Palestine mandataire. Elle savait donc très bien ce qu’était la nature même du paria juif.

Elle savait comment naissait ce bain acide qu’est l’antisémitisme. Dans son livre cité plus haut, elle avait disserté sur l’antisémitisme. Pour elle, cependant, Heidegger ne devait pas être classé dans cette catégorie.

Imposant par sa taille, sa documentation si sérieuse et si complète et ses analyses rigoureuses (en dépit, tout de même, d’un manque évident d’appétence pour Arendt et son œuvre), l’ouvrage d’Emmanuel Faye, paru chez Albin Michel, a au moins deux mérites majeurs : attirer l’attention sur une grand nombre de références à l’antisémitisme patent de Heidegger, avant et après la guerre, et dénoncer (c’est le terme qui s’impose au gré de l’auteur) la complicité d’Arendt dans la disculpation de son professeur et ancien amant de toute accusation concernant la contamination de sa pensée philosophique par ses idées antisémites.

Cette thèse si sérieuse et si documentée, a suscité –et ce n’est pas la première fois- de graves polémiques avec les thuriféraires de l’auteur de Sein undZeit (1927) qui laventleur protégé de tout soupçon d’adhésion aux thèses nazies. J’avoue qu’après lu E. Faye le crayon à la main, j’ai été ébranlé par ce qu’il faut bien nommer une duplicité du philosophe de Messkirch, lequel adaptait son propos selon l’interlocuteur ou le destinataire de telle ou telle autre lettre…

Il y a aussi la programmation des publications posthumes, notamment les plus compromettantes, comme les différents Cahiers noirs (schwarzeHefte), dans le but évident de se soustraire à de graves critiques.

Certaines déclarations, même après-guerre, ne laissent pas d’étonner, notamment lorsque Heidegger semble vouloir relativiser la Shoah en la comparant à d’autres calamités ou cataclysmes naturels.

On se défend mal de l’impression que cette attitude à l’égard des Juifs est profondément ancrée dans sa sensibilité de philosophe allemand. On peut, au vu de toutes ces références, discuter du degré d’antisémitisme chez Heidegger, mais on ne peut pas, en toute bonne foi, en nier l’existence.

Voyons, par exemple, ce passage tiré d’un cours universitaire, prononcé vers 1943/44, qui représente les juifs, déjà victimes de meurtres en masse dans les camps d’extermination, comme un principede destruction, et qui est absolument insoutenable et indigne…

Et le fils de Heidegger, Hermann, était justement soldat sur le front de l’est , en Ukraine, et avait été promu adjudant de son bataillon ; Heidegger dit lui-même savoir à quoi s’en tenir concernant ce  qui se passe dans ce sinistre théâtre d’opérations (p 215)…

Voici un passage tiré des œuvres intégrales qui ne laisse place à aucun doute sur le négationnisme ontologique (Faye) de Heidegger qui juge le judaïsme dépourvu d’histoire, de terre (Heimatlosigkeit) et de racines ; dans d’autres textes il retire le caractère de mortel aux hommes, aux femmes et aux enfants assassinés dans les camps de la mort, même si son ancienne étudiante et maîtresse avait parlé en anglais de fabrique de la mort (deathfactory) et aussi en allemand de FabrikationvonLeichen (fabrication de cadavres) :

Heidegger :  Et dans ce «combat» où l’on combat sans restriction pour l’absence de but et qui ne peut être pour cette raison que la caricature du « combat», «triomphe» peut-être la plus grande absence de sol qui n’est liée à rien, qui se soumet tout (le judaïsme) pourtant, la victoire authentique, la victoire de l’histoire sur ce qui n’a pas d’histoire, ne sera remportée que là où  ce qui est sans sol s’exclut soi-même, puisqu’il ne risque pas l’être, mais ne compte toujours qu’avec l’étant et pose ses calculs comme la réalité. (p 251, note 2)

Le lecteur attentif ne se laissera distraire par ce vernis philosphico-ontologique visant à masquer les propos de l’auteur.

Pour Emmanuel Faye, le philosophe juif allemand Hans Jonas qui avait fréquenté le séminaire de Heidegger avant la guerre, écrira dans ses Mémoires avec lucidité ceci : Ce n’était pas une philosophie, mais une affaire sectaire, presque une nouvelle croyance… (p 225)

Dans un autre passage cité (p 194), Heidegger montre clairement qu’il adhère entièrement à l’idéologie nazie et au grand projet du Führer : opérer une transformation totale de l’essence de l’homme. Et Heidegger n’hésite pas à se faire l’exégète de cette transmutation qui comprend évidemment un destruction et une purification de tout élément allogène, en l’occurrence, même s’il ne le dit pas ici mais bien ailleurs, les juifs et le judaïsme, coupables d’enjuiver l’esprit germanique et les universités d’Allemagne :

 Lorsque le Führer parle sans cesse de la rééducation en vue de la vision du monde national-socialiste, cela ne signifie pas :  inculquer n’importe quel slogan, mais produire une transformation totale, un projet mondial, sur le fondement duquel il éduque le peuple tout entier. Le national-socialisme n’est pas n’importe quelle doctrine, mais la transformation fondamentale du monde allemand, et comme nous le croyons, du monde européen.. (pp 194-195)

La lecture de ce commentaire nous stupéfie : un grand philosophe de renommée internationale, auteur de Sein undZeit et d’une multitude d’autres écrits, moins connus mais tout aussi importants, se fait l’interprète d’une pensée totalitaire, du projet d’un dictateur sanguinaire, sans la moindre réserve, sans la moindre distance.

Car cette sinistre transformation poursuivie par Hitler et son régime comme l’objectif de tout le IIIe Reich n’était autre que l’anéantissement de millions d’êtres humains. Cette idée de Vernichtungest récurrente sous la plume de ce philosophe aux yeux duquel, c’est l’essence allemande, la germanité pure de toute influence extérieure et notamment juive, qui brandira l’étendard d’une humanité nouvelle.

E. Faye a relevé avec grande pertinence la dilection de Heidegger pour des termes comme détermination, décision,anéantissement, etc… On admettra sans peine que de tels termes ne figurent que très rarement dans la lexie des philosophes qui affectionnent plutôt l’analyse, le commentaire, la dialectique, le raisonnement, la recherche du vrai, etc…

On ne peut plus dire que la philosophie politique de cet homme est hermétiquement séparée de sa spéculation philosophique. En reprenant à son compte, sans la moindre hésitation, le programme politique du nazisme (Heidegger acquittera sa cotisation au parti jusqu’en 1945 !), ce philosophe s’est lui-même gravement dévoyé.

Pourtant, bien des juifs ont contribué à sa célébrité, à commencer par son maître Edmund Husserl, d’origine juive, qui en fit son successeur à la chaire de philosophie de l’université de Fribourg et dont il confiera dans une lettre à un correspondait que «Husserl n’a jamais été un philosophe, pas même un seul jour de sa vie…» Curieux jugement sur l’une des figures les plus marquantes de la phénoménologie.

Ce qui constitue le second volet de ce livre d’Emmanuel Faye n’est autre qu’une présentation très critique du rôle pernicieux joué par Arendt dans ce sauvetage de Heidegger avec lequel elle entretint dans sa jeunesse les relations que l’on sait.

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A ce sujet, Faye cite un extrait d’une recension critique des Origines du totalitarisme par Raymond Aron (p 160) ; le recenseur reproche à Arendt de s’être laissée fasciner (ou séduire) par les personnalités monstrueuses et les idées barbares qu’elle expose :

On finit par voir le monde tel que les totalitaires le présentent… Je ne suis pas sûr que Madame Arendt ne soit pas quelque peu fascinée par les monstres qu’elle emprunte au réel .mais que son imagination logicienne, à certains égards comparable à celle des idéologues qu’elle dénonce, amène à leur point de perfection..

Et si cette déclaration d’une lucidité visionnaire d’Aron disait la vérité sur l’intention profonde de l’auteur qu’il recense de manière très critique ? Ce serait un principe explicatif suffisant pour décrypter l’étrange mansuétude dont elle fait preuve à l’égard d’un homme avec lequel elle partagea tant de choses.

Il y eut le livre de Weinreich sur les Professeurs d’Hitler qu’elle eut entre les mains mais ici aussi le cas Heidegger est à peine évoqué dans une note alors que tant le Discours derectorat que les différents Cahiers noirs commandent de ramener l’auteur de Sein undZeitdans le creuset de la critique.

Dans ce contexte il faut rappeler que Arendt a maintes fois tissé un lien douteux entre les tortionnaires et leurs victimes dans les camps. Elle plaide aussi pour une ambiguïté, une équivocité qui aurait régné dans ces camps. Elle insinue aussi que les Kapos, presque tous juifs, ont contribué à la liquidation de leur propre peuple et qu’au fond, dans de telles circonstances, on ne saurait distinguer nettement entre ceux qui agissaient bien et ceux qui se comportaient mal. C’est peut-être à cela que Heidegger fait allusion quand il parle d’auto-extermination.

Qu’il me soit permis de rappeler ici  un échange vigoureux entre juifs en 1912 dans une revue pangermanique intitulée Kunstwart. Un jeune Juif, Moritz Goldstein, avait, peu avant son mariage (sic) publié un texte très critique sur les édiles juifs d’Allemagne qui se refusaient à regarder la réalité en face : les Allemands ne portent pas leurs compatriotes juifs dans leur cœur et leur reprochent de gérer un patrimoine culturel qui n’est pas du tout le leur.

Ce débat, pourtant crucial, n’a jamais vraiment retenu l’attention, ni à l’époque ni par la recherche historique subséquente. Moins de deux décennies plus tard, on sent l’acuité de ce débat chez Heidegger qui déplore clairement l’enjuivement de l’esprit allemand.

Il désigne bien les juifs comme la source de tous les maux qui s’abattent sur ce pays germanique qu’est l’Allemagne, une Allemagne promise au meilleur avenir après s’être débarrassée de l’influence jugée néfaste des enfants d’Israël.

Heidegger parle aussi d’une curieuse déracification provoquée par les Juifs qui séduisent des femmes allemandes et engendrent des enfants portant atteinte à la pureté de la population germanique.

C’est un point assez curieux de la part d’un homme dont la plupart des aventures extra conjugales impliquaient des femmes… juives et qui, de l’aveu même de sa femme Elfride, n’était pas le vrai géniteur de son second fils…

En fait, Heidegger justifie et légitime la lutte d’un peuple dont l’essence même, la substance propre, est menacée par d’autres ; il a donc le droit d’anéantir les éléments qui le menacent au point de le dénaturer (p 249). Nous n’irons pas jusqu’à dire que Heidegger est l’inspirateur de la solution finale mais son expression si évidente en a puissamment renforcé l’éventualité.

Même après la guerre Heidegger n’a jamais pris ses distances avec certaines de ses déclarations passées, du temps où les armées du IIIe Reich allaient de victoire en victoire. Quand il fait une distinction si peu humaniste entre ceux qui meurent (sterben) et ceux qui disparaissent (verenden), quand il affirme que certains hommes ont une histoire et d’autres pas, quand il ajoute que les juifs n’ont pas racines, pas de territoire, ni rien qui leur permette de servir l’être…

A ce sujet, Faye est fondé à dénoncer ce qu’il nomme un négationnisme ontologique (p 203) ; curieusement, l’auteur de Sein undZeit ne parle jamais de sous-homme, ni de race inférieure mais se sert de termes qui connotent ces idées là sans jamais les nommer expressisverbis.

On sait que les Alliés ont, sur proposition du professeur Karl Jaspers frappé Heidegger d’un interdit d’enseignement mais pas de publication. Or, en 1946, Arendt échangea avec ce même Jaspers des lettres portant sur les mesures exécutées par Heidegger en tant que recteur nazi de l’université.

Conformément aux lois raciales du Reich, aucun juif ne pouvait plus détenir de chaire de professeur ni fréquenter les institutions telles que les bibliothèques. La mesure frappa donc le professeur Husserl, lui-même juif converti au protestantisme, qui se vit interdire l’accès à la bibliothèque de l’université où il avait enseigné durant tant d’années. Voici ce qui dira Arendt, très clairement pour une fois, au sujet de son ancien amant :

Comme je sais que cette lettre et cette signature l’ont (Husserl) quasiment assassiné,  je ne puis m’empêcher de tenir Heidegger pour un meurtrier potentiel… (p301)

Interdire en tant que recteur, muni du brassard nazi, l’accès à la bibliothèque à un vieux maître, le vôtre, en dit long sur la nature profonde d’un ancien disciple…

Mais ce n’est pas tout, Heidegger n’aurait pas même hésité, dit-on, à faire des offres de service aux occupants français de son pays ; il aurait proposé, dans une lettre adressée vraisemblablement au professeur Emile Bréhier de la Sorbonne, de prendre en charge la rééducation du peuple allemand…

Quand on pense qu’il faisait jadis le thuriféraire de son Führer, on n’a plus d’illusion sur le caractère de ce personnage : grand philosophe mais petit homme.

C’est ce que fait Arendt pour disculper son ancien mentor qu’elle présente ironiquement comme un opportuniste, ignorant tout des faits politiques.  Afin de relativiser le rôle de l’Allemagne nazie, et donc de son ami et ancien amant Heidegger, Arendt souligne que le régime totalitaire nazi a aussi affecté la plupart des pays européens.

Quant à ses remarques déplacées concernant le procès Eichmann ainsi que les qualifications humiliantes du grand rabbin Léon Baeck (le Führer juif), Arendt a prétendu ne pas comprendre la vague d’indignation qu’elles avaient soulevée.

Dire que les victimes juives (notamment les Ostjuden et même l’idée d’un peuple élu) étaient aussi responsables que les bourreaux, les placer sur un même pied d’égalité est vraiment impardonnable.  Gershom Scholem n’a pas manqué de le lui faire remarquer en son temps.

Arendt n’a pas épargné sa peine pour assurer le sauvetage de son idole : Pour renforcer ce point de vue, elle met en vis-à-vis sa profession de foi envers Adolf Hitler de 1933 et , à la fin de la guerre, son offre de service qui équivalait à une rééducation du peuple allemand qu’il avait lui-même aidé à se fourvoyer, à se nazifier.

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Franz Rosenzweig (Agora, universpoche, 2015)

 

 

 

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