
« Hallelujah », l’étonnante histoire de la chanson culte de Leonard Cohen
Six ans après la mort de Leonard Cohen, un documentaire, en salle le 19 octobre, retrace la vie et la carrière du poète-chanteur canadien. Au cœur de « Hallelujah, les mots de Leonard Cohen », un inattendu tube mondial qui a autant réjoui qu’embarrassé son auteur.

Leonard Cohen en 2008. Alors âgé de 73 ans, il fait son retour sur scène, après quinze années d’absence. (Donald Michael/Eyevine/ABACA
Il règne une atmosphère étrange ce soir de 1995, dans un Olympia habité par des esprits inconnus en cette salle où tant d’artistes ont pourtant posé leur marque. « Souvenez-vous de moi, oubliez mon destin », implore Jeff Buckley, qui disparaîtra tragiquement deux ans plus tard dans les eaux glauques de la Wolf River à Memphis. Au bout d’un concert dont ceux qui eurent la chance d’être là n’ont pas oublié le moindre instant, Buckley enchaîne les reprises. Un décoiffant Kashmir, version déjantée de l’un des sommets de Led Zeppelin ; un respectueux J’n’en connais pas la fin, en hommage à Edith Piaf, que beaucoup d’artistes américains ont citée en ces lieux ; et en rappel, pendant plus de neuf minutes, une longue incantation, chantée et parlée, sur les accords pas si secrets de Hallelujah. Cette chanson signée Leonard Cohen, que Buckley va contribuer à transformer, avec quelques autres, en hymne quasiment mondial.
À quoi tient un tube ? Quand Cohen enregistre en 1984 l’album « Various Positions », dans lequel figure Hallelujah, sa carrière patine. Le poète des années 1960 et 1970 n’a pas fait que des bons choix, une descente symbolisée par l’horrible « Death of a Ladies’Man », massacré par le producteur Phil Spector. S’il reste un auteur majeur, servi par un talent d’écriture inouï, ses albums, submergés de synthétiseurs et de chœurs envahissants ont perdu de la magie envoûtante de ses débuts. Sa maison de disques n’a même pas voulu sortir « Various Positions » aux Etats-Unis, le jugeant médiocre et dépourvu de bonnes chansons…
Une traversée du désert subtilement retracée, comme l’ensemble de sa vie, dans Hallelujah, les mots de Leonard Cohen, un documentaire de Dan Geller et Dayna Goldfine, présenté lors du 48e Festival du cinéma américain de Deauville et en salle le 19 octobre. Ce portrait à fleur de peau du poète-musicien canadien s’articule autour de l’une de ses chansons phares.
Le documentaire retrace en détail l’ascension de Hallelujah. Après la reprise de Buckley – on parlait même de « la chanson de Jeff Buckley », s’émeut Dominique Issermann, qui fut la compagne de Cohen -, une autre version signée Rufus Wainwright échoue miraculeusement en 2001 sur la BO de Shrek… ce qui la transforme en « chanson de Shrek ». Et puis le titre est récupéré par tout le monde, de Bon Jovi à Céline Dion, en passant par Bono ou Andrea Bocelli et des dizaines d’autres artistes, sans oublier d’innombrables versions larmoyantes et bouffies dans les shows télé du monde entier. Un incroyable parcours – et les droits d’auteur qui vont avec – pour une chanson qui vient de si loin…

Jeff Buckley , à Atlanta en 1994. Sa reprise de «Hallelujah» va tellement marquer les esprits qu’on lui en attribuera la paternité.Dave Tonge/Getty Images
« ‘Hallelujah’ adopte de multiples points de vue et reflète le pouvoir de la parole et du Verbe », écrit Sylvie Simmons, auteur de I’m your Man, la meilleure biographie de Cohen. « Son texte est tellement riche, tellement dense que la chanson se prête à toutes les projections », confirme la chanteuse canadienne k.d. lang, autrice d’une version qui émouvait particulièrement Cohen. Ce dernier avait confié à Sylvie Simmons que « le monde est plein de conflits, de points de vue irréconciliables, mais à certains moments, il devient possible de transcender la dualité, d’harmoniser le chaos et de l’accepter. »
Il est peu probable que tant de subtilité et de profondeur aient percuté le cerveau de beaucoup des artistes qui ont repris et abîmé sa chanson. Un journaliste exaspéré a même réclamé un moratoire sur l’utilisation de Hallelujah dans les films et à la télévision. « Je partage assez cet avis, confiait Cohen à Simmons. Je pense que c’est une bonne chanson, mais trop de gens la chantent. » Puisse-t-il être entendu…
Déjeuner avec Aznavour
L’aura de Leonard Cohen dans le monde de la musique a finalement peu d’équivalents. « Sa voix grave et blessée, une sorte de désespoir lugubre et détaché, a eu une influence considérable sur les autres musiciens », écrit Michka Assayas dans son Dictionnaire du rock (Collection Bouquins). Cet artiste différent et en marge était aussi reconnu et admiré. Poète, écrivain, compositeur, interprète, il a toujours fasciné.
Exemple avec cette scène de 1977 que racontait avec délice Gérard Drouot, le producteur récemment disparu des concerts de Cohen en France : « J’ai assisté au seul déjeuner ayant réuni Charles Aznavour et Leonard Cohen ! C’était à l’initiative de Charles, qui avait voulu rencontrer Leonard. Les deux étaient en tournée et ils passaient à une journée d’intervalle à Toulouse. Nous avions organisé ce repas. Cela s’était très bien passé, mais Charles m’avait dit qu’il avait trouvé Leonard un peu bizarre quand même… Quand j’en ai reparlé à Leonard, trente ans après, je me rappelle qu’il m’avait dit de sa voix grave : ‘Oh yes. I do remember, as if it was yesterday’. »
Leonard Cohen en concert à l’Olympia en septembre 2012. Un show de près de trois heures.SADIA/GAMMA-RAPHO
Pair entre les pairs, Bob Dylan respectait le talent de Leonard Cohen. Un échange mémorable eut lieu dans un café parisien où les deux hommes discutaient boulot. À Leonard, qui lui demandait combien de temps lui avait pris la composition de sa chanson I and I, Bob affirma, sans doute en exagérant un peu : « Quinze minutes. » Et quand Bob posa la même question pour Hallelujah, Leonard lâcha : « Deux ans. » Ce fut beaucoup plus, en fait, l’homme ayant noirci des carnets et des carnets de strophes – que les réalisateurs du documentaire ont retrouvés – avant d’aboutir à une version qui le satisfaisait, riche de huit strophes et de deux conclusions, l’une pessimiste, l’autre plus volontaire.
Selon Sylvie Simmons, « Dylan préférait la seconde version, celle qui figure sur l’album, même si, en concert, Leonard chantait plus souvent la première. » Dylan est d’ailleurs à sa manière l’un des artisans du succès de Hallelujah, puisqu’il l’a reprise sur scène, dans une très personnelle version country…
Bob Dylan sur scène en mai 1966. En 1988, sa tournée Never Ending Tour arrive à Montréal. Dans la ville natale de Leonard Cohen, Bob Dylan lui rend hommage en interprétant «Hallelujah», sortie en 1984 dans une relative indifférence.Jean-Marie Périer/Photo12
À la version singulière de Dylan – qui offre d’ailleurs chaque soir des versions singulières de ses propres chansons -, on préférera à coup sûr celle, magique, exceptionnelle, du Gallois John Cale. C’est le dernier morceau d’une compilation intitulée « I’m your Fan », publiée en 1991 à l’initiative des Inrockuptibles, dans laquelle dix-huit artistes ou groupes, de Nick Cave à REM, de Lloyd Cole aux Pixies, réinterprètent avec plus ou moins de réussite – le niveau est quand même élevé – des chansons de Cohen. « I’m your Fan » comme preuve fondamentale du respect des autres musiciens pour ce collègue incomparable.
Cale, cofondateur en d’autres temps du Velvet Underground, était aussi un ami de Cohen et il a toujours aimé Hallelujah, comme il l’explique dans le documentaire. Sa version totalement épurée (une voix, un piano, sans choeurs ni fioritures) rend le plus bel hommage à la gravité et la profondeur de la chanson. Un moment de grâce qui toucherait même ceux qui ne s’intéressent pas vraiment à la musique…
Ruiné, il reprend la route
Quand, en 2008, Leonard Cohen revient sur scène après une interruption de quinze ans, personne ne l’attend plus, malgré son improbable hymne mondial. Pendant ces quinze ans, il s’est retiré longuement dans un monastère, puis a produit quelques disques mineurs. Mais il a aussi perdu presque toute sa fortune, escroqué par son ancienne manager. Une déroute qui le ramène sur la route : pour se refaire, il doit refaire son métier, sans savoir si son public l’attend toujours.
Le 11 mai 2008, il se produit à Fredericton, dans le Nouveau-Brunswick, et c’est l’un des passages les plus émouvants du documentaire de Dan Geller et Dayna Goldfine. Les spectateurs font un triomphe au « bâtard paresseux en costume » (c’est ainsi qu’il se décrit dans l’introduction de Going Home : « I love to speak with Leonard, he’s a sportsman and a shepherd, he’s a lazy bastard living in a suit »). À 73 ans, Leonard Cohen profite du premier jour du reste de sa vie.
Leonard Cohen, chez lui à Los Angeles, en septembre 2016, deux mois avant sa mort.Graeme Mitchell
Il passera les cinq années suivantes à sillonner le monde, déclenchant une ferveur extraordinaire et remplissant toutes les salles, même les moins adaptées à son show intime et subtil. Et à chaque fois, bien sûr, c’est «le» tube qui récolte le plus de réactions. Son ultime apparition en France eut lieu à Bercy, en 2013, même si on se souviendra surtout de ses concerts éblouissants à l’Olympia, en septembre 2012, dans une salle inondée de bonheur et de sourires. Il y a évidemment offert un Hallelujah classique, dans un registre moins bouleversant que Buckley quelques années avant. Mais son public l’a suivi, émerveillé, pendant près de trois heures, jusqu’à l’ultime image, celle d’un quasi-octogénaire quittant la scène en sautillant comme un cabri. Hey, that’s a way to say goodbye…
Sélection arbitraire
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3 questions à Sylvie Simmons*
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