« Frontière de paix » ? : trois réflexions sur les relations israélo-égyptiennes par Pierre Lurçat
1.
Le tragique incident survenu samedi dernier à la frontière entre Israël et l’Egypte, au cours duquel trois jeunes soldats ont trouvé la mort sous les tirs d’un policier égyptien armé d’un fusil et d’un Coran, n’interroge pas seulement les procédures et dispositions militaires en vigueur à cet endroit, et plus généralement, sur l’ensemble de la frontière entre Israël et l’Egypte d’une part, et entre Israël et la Jordanie d’autre part. (Cet incident rappelle d’ailleurs un autre incident tragique survenu sur la frontière jordanienne, au cours duquel un policier jordanien avait tué plusieurs adolescents israéliens).
Ce qui est en jeu dépasse de loin les aspects purement techniques ou militaires: il s’agit de la « conception » qui préside aux relations bilatérales entre Israël et l’Egypte depuis plusieurs décennies. Deux éléments édifiants méritent d’être mentionnés à cet égard : le premier est le fait que le ministre égyptien de la Défense a publié un communiqué évoquant les « victimes des deux côtés », en mettant sur le même plan les trois soldats israéliens et leur assassin égyptien, sans que cette déclaration scandaleuse ait, à ma connaissance, suscité de protestation officielle d’Israël.
2. Le deuxième élément est l’expression entendue à la radio de l’armée israélienne, Galei Tsahal, de « frontières de paix » (gvoulot shalom) pour désigner la frontière israélo-égyptienne. Nous avons appris depuis samedi que le passage par lequel s’était introduit le policier égyptien pour commettre son attaque meurtrière était fermé par de simples menottes en plastique, qu’il n’a pas eu de mal à découper pour s’introduire sur le territoire israélien. Ce que signifient ces différents éléments, lorsqu’on les réunit, est que l’idée qu’Israël se fait de la paix avec l’Egypte est tout aussi erronée aujourd’hui qu’elle l’était hier.
Ce qui est apparu, plus précisément, à l’occasion de ce dramatique incident de frontière, c’est le gouffre qui sépare en effet la conception israélienne de la paix de la conception égyptienne. Quand Israël parle de « retour à la normale » et de « frontière de paix », l’Egypte de son côté, met sur le même plan son policier assassin et les soldats israéliens victimes. Cette dissonance n’est pas fortuite ; car ce gouffre conceptuel existe depuis les débuts de la paix froide entre Israël et l’Egypte.
3. Dans son livre Être Israël, publié au lendemain des accords de Camp David[1], Paul Giniewski évoque ses sentiments mitigés en écoutant le discours de Sadate à la Knesset ; « J’écoute. Ma déception augmente. Le mot paix revient de plus en plus souvent : [Sadate :] « Je prononce le mot paix, et que la miséricorde de Dieu tout-puissant soit sur vous, et que la paix vienne pour nous tous. Paix sur toutes les terres arabes, et paix sur Israël ! » Mais en même temps, l’accusation devient de plus en plus précise. Sadate est venu à la Knesset pour dénoncer Israël ! (…) Je viens d’entendre ce qui, chez les Arabes, fait l’unanimité des modérés et de ceux du camp du refus. Les uns réclament la destruction d’Israël. Les autres acceptent son existence, au prix de concessions qui conduiront à sa destruction : la restitution des territoires, un État palestinien. La différence est dans les mots, dans le style, mais pas dans le but final… »
Giniewski rapporte aussi les mots de Golda Meir, la dame de fer d’Israël, interrogée sur les accords de Camp David par un journaliste, qui lui déclare : « Sadate et Begin méritent le prix Nobel de la paix ». Elle sourit : – « Peut-être aussi l’oscar du cinéma ? ». A la buvette du Parlement, où les députés se congratulaient avant le discours [de Sadate], je l’entends dire de sa voix désabusée : – Vous attendez le Messie ? Quand nous sommes allés au kilomètre 101 [2], [le général] Aharon Yariv négociait avec un officier égyptien. Nous avons aussi cru que c’était le Messie. Mes enfants, quand le Messie viendra, il ne s’arrêtera pas au kilomètre 101 ».
Alors comme aujourd’hui, Israël conçoit la paix à l’aune de la vision messianique d’une paix éternelle (notion laïcisée dans la pensée politique européenne, à travers le concept de la paix kantien)[3]. L’Egypte de son côté, s’en tient à la vision classique de la « trêve » islamique (Houdna) et d’une « paix en échange des territoires ». En d’autres termes, l’Egypte – qui a récemment introduit des forces armées dans le Sinaï en violation des accords de Camp David – ne considère la paix que comme un moyen d’obtenir des avantages, financiers, économiques ou militaires. Israël serait bien inspiré de revoir, après le tragique incident qui a coûté la vie à trois jeunes soldats, l’ensemble de sa doctrine stratégique concernant la paix avec l’Egypte.
Pierre Lurçat vudejerusalem.over-blog.com
[1] Paul Giniewski, Etre Israël, Stock 1978.
[2] Lieu où se déroulèrent les pourparlers de cessez-le-feu entre le général israélien Aharon Yariv et le général égyptien Gamassi qui mirent officiellement fin à la guerre de Kippour.
[3] Sujet que j’aborde dans mon livre La trahison des clercs d’Israël, La Maison d’édition 2016.