« Freud » à Jérusalem… « Jung » à Tel Aviv.

C.G. JUNG, ERICH NEUMANN

Correspondance

Zurich-Tel-Aviv

(1933-1959)

Par Jean-Marc Alcalay

Quitter l’Allemagne.

    Les lecteurs qui s’intéressent à l’histoire de la psychanalyse et à celle du sionisme devraient se passionner pour cette parution en français de la Correspondance[1] entre Karl Gustav Jung et le meilleur de ses disciples, Erich Neumann. Leurs lettres se sont croisées entre Zurich ou en cette année 1933, habite Jung, et, Tel Aviv ou son disciple et psychanalyste Erich Neumann émigre dès 1934 avec sa femme et son fils. Sa femme, Julie, deviendra aussi psychanalyste. Freud et Jung avait rompu leurs relations en 1913. Cette rupture allait s’aggraver entre freudiens et jungiens après les positions de Jung sous le nazisme. De même, les échanges entre E. Neumann et son maitre que bientôt il dépassa, n’ont pas toujours été très « zen ». Le terme aurait d’ailleurs plu à Jung très orienté vers les cultures orientales, et sans doute aussi à Neumann, pourtant plus intéressé par le hassidisme. On le comprend. Cette correspondance offre de nouvelles informations sur les discussions théoriques entre les psychanalystes jungiens, en même temps qu’elle nous renseigne sur les premiers pas d’un psychanalyste et ses impressions en Terre promise. Promise que si effectivement, comme l’écrira  E. Neumann à C.G. Jung, on accepte ce changement radical de vie, mais dans des conditions pourtant moins difficiles que celles qu’endurent les Juifs sous la barbarie nazie qui commence à s’abattre sur l’Europe.

Tel Aviv…Zurich.

    Cent-vingt-et-une lettres balisent ces échanges qui font suite à la longue préface et aux nombreuses annotations de Martin Liebscher. Cet appareil critique très documenté nous informe des discussions riches en apports théoriques mais aussi en controverses, en jalousies, ce que Freud appelait le narcissisme des petites différences, entre ces psychanalystes jungiens dont l’un deux, Erich Neumann, de trente ans le cadet de Jung, ouvre, pour ces praticiens de la psychologie des profondeurs, la possibilité de s’implanter en Palestine mandataire. Freud en son temps s’était félicité auprès de Karl Abraham d’une telle perspective pour ce qui est du freudisme en saluant la défaite des Ottomans et leur départ de Palestine au profit du mandat britannique. Max Eitingon, son plus fidèle disciple s’était alors installé à Jérusalem en 1933 pour y fonder dès le 5 mai 1934, date de naissance de Freud (6 mai 1856) la CPEI, la Chewra Psychoanalytith B’Erets Israel[2]. Il mourra à Jérusalem le 30 juillet 1943. Quant aux jungiens, ils inaugureront, mais seulement en 1959 l’« Israel Association of analatycal psychologie ». Freud est évidement cité dans cette Correspondance, mais en arrière-plan et souvent sur un mode critique. Aussi, ni Jung, ni Neumann qui pourtant lui doivent tant, n’évoqueront sa mort survenue le 23 septembre 1939. Ingratitude envers le père !

Sur fond de barbarie nazie.

    Il faudrait un livre entier pour traiter des relations de Jung avec le nazisme. Dans une telle présentation, on ne peut que résumer ses rapports si controversés avec l’idéologie du Reich. Neumann n’épargne pas Jung dans son rapport avec la barbarie nazie qui sévit en Europe depuis 1933. Il ne se gêne pas pour critiquer son maître quand il prend la tête de la Société Médicale Générale de Psychothérapie en 1934, (déjà vice-président depuis 1930) après le départ et l’exclusion de tous les Juifs. Nous savons que le 15 septembre de la même année, la Société est passée sous la coupe de Matthias Göering, le cousin du maréchal hitlérien. Jung il est vrai en démissionna en 1940 après avoir écrit qu’Hitler était un psychopathe. Cette prise de pouvoir n’empêche pas Jung et Neumann d’échanger à propos d’une série d’articles publiés en 1934 par le maître de Zurich et dans lesquels il inclut un article d’un dénommé Rosenthal afin, écrit-il « d’agacer un peu plus les nazis et ces Juifs qui m’ont accusé d’être antisémite[3]. » Jung, antisémite ?  Ici, Jung ne peut pas être accusé d’être « pronazi ». Mais le mot « antisémitisme » est lancé qui n’en finit pas, encore à ce jour, d’opposer freudiens et Jungiens. Jung sauve pourtant des Juifs, tout en restant président de la Société de Psychothérapie, intègre dans ses textes des articles d’auteurs juifs comme Hugo Rosenthal, cité plus haut, « juif et sioniste[4] ». Autre preuve, il entretient dans ce livre une correspondance avec son plus fidèle disciple, Erich Neumann. Lui, reste pleinement reconnaissant à Jung, malgré les divergences qui s’accroissent sur l’attitude ambiguë et très complaisante de son maître face à l’antisémitisme nazi, ainsi qu’il l’écrit dans sa lettre du 5 décembre 1938[5]. Ils divergeront aussi sur le plan théorique. Respect d’un élève envers son maître qui bientôt selon les jungiens, le dépassera. Erich Neumann est donc plutôt franc envers Jung. De Tel Aviv, il prend position après deux articles, l’un, d’un autre jungien, Juif aussi, James Kirsch qui dans un texte du 29 mai 1934 réagissait contre un autre écrit de Jung dans lequel celui-ci critiquait non seulement Freud mais encore l’attitude des psychanalystes juifs à plaquer leurs ressentiments juifs sur les Germains et les Slaves. Un autre psychanalyste, le docteur Bally avait été encore plus virulent à l’adresse de Jung en le traitant carrément d’antisémite, dénonçant aussi son alignement sur la politique nazie…Jung répliqua et Neumann de surenchérir vertement en critiquant l’idée que Jung se faisait de la psychologie juive, de la difficulté, avait-il écrit, des Juifs à vivre sur une terre qui soit la leur, ce que la création d’Israël dément catégoriquement, ajoutée à cette autre idée saugrenue que les Juifs étaient selon lui, plus introvertis qu’extravertis. Il suffit de relire Albert Cohen, de se promener dans les marchés d’Israël pour s’apercevoir de la fausseté de ce jugement. Il faut lire cette lettre cinglante écrite à Zurich entre le 27 février et mai 1934[6],  dans laquelle Erich Neumann répond mot pour mot à son « toujours maître » sur la distinction qu’il fait entre l’inconscient juif et l’inconscient aryen, et sur « le phénomène puissant qu’il attribue à l’inconscient germanique »…Toujours dans cette lettre, Erich Neumann défend d’une belle plume et avec autant d’arguments, le sionisme, la renaissance de l’hébreu, et le potentiel que ce mouvement d’émancipation d’un peuple, contient de force énergétique : « Cette renaissance juive me semble plus germinative, plus jeune, et plus chargée en énergie que le renouveau aryen national-socialiste avec son organisation stricte et brutale ainsi que son obéissance aveugle [7] »… Thomas Kirsch dans le Dictionnaire international de la psychanalyse, dirigé par Alain de Mijolla[8], hélas décédé le 24 janvier 2019, est assez nuancé envers Jung au contraire de certains psychanalystes jungiens, et je n’en citerai qu’un, Pierre Trigano[9] qui dans son dernier livre accuse Jung d’avoir été un pronazi surtout dans une première période qui va 1933 à 1939. Il intitule son chapitre : « une saison nazie [10]» dans lequel il écrit que Jung prône « le port de l’étoile jaune pour les Juifs, tellement différents des autres qu’il faut les distinguer » et accepte « le sacrifice de l’esprit de la psychothérapie au bon esprit exigé par le nazisme…[11] » Nul doute que pendant ces six années, Jung se livre corps et âme à l’idéal nazi, et ce, précise Pierre Trigano jusqu’en 1940 où il commence à le critiquer. Aussi, ce psychanalyste jungien écrit qu’il y a toujours eu un Jung non nazi, titre d’un autre de ses chapitres…Cette première époque très pronazie de Jung ne consistait-elle pas au fond à vouloir tuer le père, Freud en l’occurrence,  pour lui en substituer un autre, plus fort, moins « féminin qu’un Juif » ( ce sont les termes de Jung pour qualifier les Juifs),  plus mâle (terme de Jung pour qualifier les Allemands) autrement dit, en termes freudiens, un idéal de père fort, père de la horde et de l’ordre, à savoir, Hitler ? Jung a donc eu des attitudes opposées vis à vis du nazisme qui rassureront ses partisans. Mais ses propos très antisémites restent et  continuent encore d’alimenter les critiques de la plupart des freudiens…

  1. Neumann aura d’autres difficultés avec les cercles jungiens de l’après-guerre concernant surtout la shoah. Dans la lettre du 1er octobre 1945, il souligne l’« horreur » qu’a été la shoah. Il y joint un tapuscrit[12], non détaillé par Martin Liebscher. Selon ce dernier, E. Neumann expose à Jung ses réactions vis-à-vis de l’extermination des Juifs, réactions dont nous n’avons pas le développement dans cette Correspondance. E. Neumann aura aussi des divergences de vue avec d’autres disciples qui se disputaient alors la reconnaissance du maître de Zurich, sur des points cliniques comme idéologiques, et dont cette correspondance se fait l’écho…

   Cette Correspondance est davantage qu’un document historique sur la pensée jungienne, l’attitude de ses disciples, les débats d’idées à l’intérieur de ce mouvement, notamment à travers les rencontres D’Eranos où se réunissent régulièrement les jungiens. Elle nous offre  aussi un bon aperçu de ce qu’était la vie et l’état d’esprit d’un psychanalyste arrivé en Palestine mandataire juste après l’arrivée d’Hitler au pouvoir en Allemagne, et au-delà de la guerre. Cette Correspondance montre un Erich Neumann, fervent sioniste qui se plaint et c’est normal, de sa difficulté à s’adapter à ce pays ancien-nouveau, pour paraphraser Theodor Herzl…

Tel Aviv : 1933-1959.

   Erich Neumann arrive à Tel Aviv en mai 1934. Il s’installe d’abord au 37 Sirkin street. Le 15 juin, il envoie une première lettre à Jung dans laquelle il répond que ce n’est pas au peuple qu’il s’est identifié en premier, car écrit-il le peuple juif n’existe pas encore, entendons, en tant que nation constituée autour d’un Etat. C’est ce paysage qu’il admire et en bon jungien qu’il est, il fait référence à cette notion d’anima, dont la racine puise justement dans la terre…La terre donc, plus que les habitants juifs dont les clivages sont déjà bien marqués entre les premiers sionistes pétris d’idéaux et les commerçants dont le maître-mot reste la rentabilité, les ouvriers qui sont plus religieux que les commerçants et les religieux dont Erich Neumann se sent éloigné…En tout nouveau pays, il faut bien trouver sa place ! Il parle d’une société en transition, que la génération suivante fera fructifier dans le bon sens. Erich Neumann, malgré parfois les critiques qu’il formule à l’égard du pays et de ses habitants, ne veut pas apparaitre aux yeux de Jung comme un antisioniste, mais comme un fervent défenseur d’une nation non encore constituée, ce qui est le cas en 1934, mais pleine d’une belle vitalité. Ainsi écrit-il : « Mais à côté, il y a des gens qui, au péril de leur vie ont transformé déserts et marais en paysages et villages magnifiques. Il y a d’ailleurs beaucoup d’individus que l’on ne voit pas encore, mais qui sont là, et dont l’heure viendra un jour, des individus qui ont beaucoup de valeurs[13] ». Ici, l’allusion au travail des kibboutzim est flagrante. Quelque-soit la suite des événements, ma place est ici écrit-il encore dans cette lettre pathétique, émouvante et pleine d’espoir pour un pays qui littéralement naît sous ses yeux. En bon intellectuel qu’il est, Neumann se pose évidemment des questions qui touchent à la Judéité, à cette nouvelle identité juive qui se façonne en Palestine mandataire, et toujours sous l’angle jungien du rapport à la terre, à l’inconscient collectif, à l’assimilation par le sionisme qui, écrit-il encore ne doit pas devenir un nationalisme. Freud, d’ailleurs pensait la même chose. Le 21 mars 1936, Erich Neumann écrit à Jung du n° 1 Gordon street à Tel Aviv où désormais il habite et a son bureau.[14] (Je pense que cette maison existe encore et a été rénovée en 2019, mais  on n’indique pas que Neumann y a habité).

Après la guerre

   Cette correspondance s’interrompt pendant la guerre et reprend le 1er octobre 1945. Au cours de ces années, Neumann n’a pas cessé de travailler sur les différentes formes de cultures juives et termine, ce qu’il écrit à Jung, un essai sur la signification psychologique du hassidisme. Il ne s’est pas coupé des cercles allemands de Tel Aviv et le 4 juin 1946, il évoque sa solitude en Palestine, compensée malgré tout par l’intensité de son travail intellectuel et sur lui-même. Peut-être parle-t-il de sa solitude en tant que jungien, puisqu’il devait y en avoir peu à l’époque en Palestine. Puis dans une autre lettre du 24 mai 1947 alors que l’ONU a voté la partition du pays, Neumann bien que se disant toujours isolé sur le plan intellectuel, écrit à Jung, que, comparée à l’Europe, la situation ici est certes grave mais poursuit-il, où serait-elle meilleure ? Et de conclure avec un bel enthousiasme : « la vie ici est belle et bonne pour la santé des enfants. Il vaut mieux qu’ils grandissent libres parmi les Juifs ; la fin est partout incertaine ».

  Anima, animus, archétypes, inconscient collectif, ombre, Yi King, énergie vitale, cosmogonie, alchimie…, nous sommes très loin des concepts freudiens, même si Freud apparait aussi dans cette correspondance, mais quand nos deux jungiens le critiquent en remettant en cause un concept comme par exemple, celui de castration. On se rend aussi compte que certaines querelles se résument à des règlements de compte de Jung vis-à-vis de son ancien maître viennois et juif…

   Ce qui est passionnant dans cette correspondance très dense qui s’écrit sur fond de nazisme en Europe, ce sont ces mises à plat de la pensée d’Erich Neumann qu’il adresse à Jung et dont il applique les concepts à son tout jeune patient : l’Etat d’Israël, à peine naissant et qui mature sous ses yeux…

   Né à Berlin en 1905, Erich Neumann meurt à Tel Aviv le 5 novembre 1960. Malgré ce qui put l’opposer à Karl Gustav Jung, il lui resta fidèle toute sa vie, témoin la dernière lettre qu’il lui adresse le 11 septembre 1959 et qu’il signe [15]: Cordialement comme toujours. Votre E. Neumann…

©Jean-Marc Alcalay

 

 

 

 

[1] C.G. Jung, Erich Neumann, Correspondance, Zurich-Tel Aviv, 1933-1959. Présenté et annoté par Martin Liebscher, La Compagnie du Livre Rouge, Editions Imago, 2018.  Traduite de l’allemand par Véronique Liard. Appareil critique traduit de l’anglais par Florent Serina. Publié en édition originale en 2015.

[2] Eran Rolnick, Freud à Jérusalem, la psychanalyse face au sionisme, Paris, Edition de l’Antilope, 2107. En hébreu, 2007, en anglais, 2012. Lire aussi : Guido Liebermann, La Psychanalyse en Palestine, 1918-1948, aux origines du mouvement psychanalytique israélien, Editions Campagne Première, 2012. Guido Liebermann, La psychanalyse à l’épreuve du Kibboutz, Editions Campagne Première, 2014.

[3] Ibid., présentation de Martin Liebscher, p. 23.

[4] Ibid., p. 23.

[5] Ibid., lettre 27N, pp. 159-162.

[6] Ibid., lettre 4N, pp. 56-58.

[7] Ibid., p. 58.

[8] Thomas Kirsh,  « Karl Gustav Jung », in, Dictionnaire international de la psychanalyse, sous la direction d’Alain de Mijolla, tome I,  Calman-Lévy, 2002, p. 878.

[9] Pierre Trigano, Psychanalyser Jung, Livre 2, Réel Editions, 2018.

[10] Ibid., pp  101-116.

[11] Ibid., p. 108.

[12] Ibid., p. 177, lettre 33N. Pour le tapuscrit : Erich Neumann, Tiefenpsychologie und New Ethik, Zurich Racher, 1949. (non traduit en Français).

[13] Correspondance  Zurich Tel Aviv, opus. cit. p. 63.

[14] Ibid., p. 203.

[15] Ibid., p. 325.

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דוב קרבי dov kravi

Intéressant article, notamment sur les relations de Jung avec le nazisme.
Une précision : les théories de Jung ne font pas partie du corpus psychanalytique et Jung n’est pas psychanalyste, comme en témoigne la rupture avec Freud.