L’Euro 2016 est maintenant commencé depuis quelques jours et se déroule finalement exactement comme prévu. Et si sur le plan sportif, tout reste encore à jouer ou à peu près, sur le plan logistique, en revanche, il n’y aura aucune surprise : les abords des stades sont déjà la cible de graves débordements.
On doit faire correspondre le manque complet de vision et d’organisation qu’affichent les décisionnaires et les dirigeants dont tout indique qu’ils ont essentiellement choisi de serrer les fesses en priant que tout se passe bien.
Et c’est donc MARSEILLE qui ouvre le bal des incidents violents en marge des manifestations footballistiques avec d’importantes échauffourées, débutées dans l’après-midi de samedi, avec des affrontements violents de supporters des équipes de Russie et d’Angleterre. Sans grande surprise, les hooligans anglais n’ont pas failli à leur réputation et ont ainsi permis à la police française de faire usage de leurs gaz lacrymogènes, canons à eau et autres compagnies républicaines pour distribuer câlins et petits bisous aux fans du ballon rond un tantinet éméchés.
Quelques heures après les deux rencontres — la footballistique, dont le résultat n’intéresse maintenant plus grand monde, et celle des « supporters » dont l’un est assez probablement entre la mort et la vie de légume — beaucoup tentent de comprendre et font semblant de se demander si ce qui s’est produit aurait pu être prévu, évité ou canalisé.
On nous rassure bien vite : la préfecture des Bouches-du-Rhône avait mobilisé tout plein de policiers et de gendarmes, et a même fait appel à des renforts anglais et russes pour l’occasion. Dans les rangs ministériels, les principaux responsables sont sur le pont, petit doigt sur la couture, sourcils froncés, œil vif, jarret pétillant. Ainsi, Patrick Kanner, le ministre des Sports, nous a doctement expliqué que « tout est fait pour encadrer l’événement », et Bernie C., le ministre de l’Intérieur, a même indiqué que le hooliganisme est « pleinement pris en compte au même titre que les autres menaces, terroristes notamment ». Pour le maire et les responsables locaux, le dispositif « parfaitement organisé » a permis de circonscrire les débordements. Pour le chef de la Division nationale de lutte contre le hooliganisme (DNLH), ça baigne dans le succès : « Il n’y a pas de constat d’échec dans la mesure où l’intervention rapide et efficace des forces de l’ordre a permis de circonscrire les incidents dans le temps et dans l’espace. On a eu affaire à des phénomènes de violences initiés par des mouvements de foule d’une population extrêmement dense au niveau du Vieux-Port avec suralcoolisation de cette population. »
Ah bah si ce ne sont que des mouvements de foule dense et si ce n’est dû qu’à une suralcoolisation, ça devrait pouvoir se gérer, les enfants. Vraiment, pas de quoi en faire un plat.
Soit. Admettons donc que ce que nous avons observé, et qui a malgré tout généré des milliers d’articles de presse et, encore une fois, une image particulièrement rutilante de la France, n’est que le résultat d’un petit hiatus malgré tout bien contrôlé.
Cependant, remettons ceci dans le contexte d’un pays sous état d’urgence, et alors que la menace terroriste est particulièrement forte, comme les abominables événements d’Orlando nous le rappellent crûment. Il n’est en effet un secret que pour notre presse nationale et pour nos dirigeants que la France a été spécifiquement ciblée pour des attentats, et tout particulièrement pour l’Euro 2016. Il n’est qu’à lire quelques articles de personnes correctement renseignées (comme celui ci-dessous) pour comprendre que le risque terroriste n’a qu’assez rarement été aussi grand en France, et que si le pire n’est évidemment pas certain, il est maintenant très hautement probable.
Dans ce contexte, les équipes en charge de la surveillance du territoire, de la lutte anti-terroriste et de l’analyse des signaux collectés sur le terrain sont particulièrement sous pression. Même en tenant compte de l’inanité moyenne de nos ministres et des politicailleries plus ou moins cyniques qui les animent, il n’empêche que toutes les équipes en charge de la sécurité et de l’ordre, depuis le renseignement jusqu’aux effectifs de police et de gendarmerie sur place, sont actuellement sous une extrême pression.
Pression qui vient s’ajouter à celle qui fut mise en place depuis le mois de novembre 2015 avec l’état d’urgence, ce qui nous fait sept mois d’opérations sur le terrain, de mobilisation quasi-continue de nos forces armées et de maintien de l’ordre, sans repos. Parallèlement, on noie les décisionnaires et les analystes dans les demandes, les informations et les procédures internes souvent inutilement complexes dont les contrôles sont très lourds a priori alors que la réactivité les imposerait plutôt a posteriori, obligeant maintenant ces services à traiter en deux jours ce qu’ils devaient traiter auparavant en un an, et toujours, avec des effectifs en inadéquation avec les besoins.
Pire : en voulant encadrer les Techniques de Renseignement, les différents gouvernements (le dernier notamment) les ont totalement asphyxié. Les enquêteurs n’avaient vraiment pas besoin de cela. Le monde du renseignement est un monde discret qui observe longtemps afin de connaître sa cible, ce qui demande des effectifs capables de travailler sereinement et non dans l’urgence permanente, avec une réactivité immédiate lorsque sonne l’alarme. Actuellement, non seulement, on en est loin, mais toutes les décisions majeures nous éloignent de cette philosophie.
Le bilan est d’ores et déjà visible : on apparaît difficilement capable de répondre aux problèmes de police et d’ordre traditionnels, et les débordements, même s’ils parviennent à être maîtrisés, deviennent inévitables.
Bien évidemment, ces forces de police et de gendarmerie, ces équipes d’enquête et d’analyse, mobilisées tant pour le contre-terrorisme que pour assurer un semblant de sécurité dans le cadre de l’Euro, ne sont plus sur les autres terrains, à commencer par celui du grand banditisme qui peut s’en donner à cœur joie, et dont est issue – coïncidence ? – une partie des terroristes qui ont agi lors des derniers attentats.
De ce point de vue, l’état d’urgence qui aurait dû, normalement, offrir quelques coudées franches pour des actions ciblées, précises et bien documentées, apparaît de plus en plus comme une pure posture. Cet état d’urgence semblait particulièrement grotesque lorsque les casseurs ont agi, à de nombreuses reprises, dans le cadre des Nuits De Boue. Il continue de n’avoir finalement aucune substance alors que se développent des violences aux abords des stades.
Quant au renforcement actuel des équipes de sécurité, peut-on, avec assurance, estimer que cela sera efficace ? Souhaitons-le ardemment, mais ce qui s’est passé et qui pourra vraisemblablement facilement se reproduire ne présage rien de bon. En tout état de cause, des attentats dans les fan-zones, dans les transports en commun qui y mènent ou aux abords des stades seraient extrêmement meurtriers.
Enfin, si on peut arguer d’une préparation quelconque pour la prévention (le débat reste ouvert et je laisse aimablement chacun en juger), on peut s’inquiéter (inutilement j’espère) en essayant d’imaginer ce qui se passera si, effectivement, un ou plusieurs attentats surviennent, et en se demandant si ce qui a été effectivement mis en place pour la gestion a posteriori d’un événement dramatique sera à la hauteur. Ne perdez pas de vue que ce sont les mêmes personnes qui, après les attentats de janvier 2015, se firent prendre par surprise dix mois plus tard.
Malheureusement, au dévouement acharné et au professionnalisme remarquable des équipes déjà en place, des cellules de renseignements et des experts du terrorisme (les vrais, ceux qu’on ne voit pas grignoter du gros micro mou sur les plateaux télé), on doit faire correspondre le manque complet de vision et d’organisation qu’affichent les décisionnaires et les dirigeants dont tout indique qu’ils ont essentiellement choisi de serrer les fesses en priant que tout se passe bien.
Tout ceci est très rassurant.
H16
Contrepoints
A quelques heures du début de l’Euro, les évaluations de la menace terroriste sont de plus en plus inquiétantes. Non que le pire soit certain, mais le déni n’a jamais sauvé que des carrières, jamais des vies. Depuis des semaines, nos dirigeants multiplient ainsi les déclarations volontaires au sujet de la totale mobilisation des moyens de l’Etat, et des exercices ne cessent d’être organisés dans le pays. Ces manœuvres incessantes visent à gérer des attentats ayant été commis et toute la communication gouvernementale n’est, en réalité, que l’aveu de l’inéluctabilité d’une attaque jihadiste dans notre pays à l’occasion de la compétition de football. S’il est sans doute injuste de parler ici de résignation, on ne peut s’empêcher de voir dans cette posture la marque d’une lucidité tardive, voire une forme d’impuissance, face à un phénomène qui n’a pas été correctement pris en compte, et encore moins évalué, par les décideurs politiques. Entendre le ministre de l’Intérieur vanter l’augmentation des effectifs de ses services et le succès de ses réformes peut ainsi surprendre alors que tous les responsables opérationnels de ce pays se plaignent d’être littéralement débordés par l’intensité de la menace qu’ils doivent affronter. La multiplication des cellules à neutraliser et leur professionnalisme croissant mettent à mal un système sécuritaire qui n’a pas véritablement évolué depuis les années ’90, alors qu’il était déjà à cette époque l’héritier de pratiques et de logiques anciennes.
Si, en effet, la mobilisation des administrations est réelle, elle est largement insuffisante, et comme prévu, ne concerne que des capacités. Il n’est jamais question de RETEX publics, et encore moins de réformes ou de réflexion stratégique. Notre architecture de sécurité est donc, fort logiquement de plus en plus inadaptée, dépassée par une menace particulièrement mobile, et qui plus est polluée par la transformation, même pas insidieuse, du territoire national, pourtant en paix, en une zone d’opérationde nos armées. On ne parle pas impunément de guerre à une armée capable de penser et de planifier, surtout quand personne place Beauvau ne semble capable de tenir le choc qui s’annonce. La défense du pays a horreur du vide, et les mots ont un sens. Il ne faudra pas geindre après.
La déconnection de nos dirigeants avec les services spécialisés est ainsi à la fois aberrante et effarante, et elle n’est pas cantonnée aux salles de réunion secrètes. Tandis que le ministre de l’Intérieur affirmait devant des parlementaires que les problèmes qui n’existaient pas avaient été réglés, le Directeur général de la sécurité intérieure (DGSI), Patrick Calvar admettait devant les mêmes qu’un attentat était unéchec. On imagine que personne n’aura le front de qualifier M. Calvar de pseudo-expert autoproclamé, pas même d’une « voix blanche à la colère maîtrisée ».
Entendu à nouveau le 8 juin, le ministre de l’Intérieur s’est une nouvelle fois illustré, cette fois en indiquant en quelques minutes que 1/ non, bien sûr, l’EI n’avait pas proféré de menaces contre l’Euro et que 2/ des arrestations préventives avaient lieu tous les jours.
Notons pour commencer que ces déclarations pourraient laisser penser que les autorités françaises, à l’instar de l’Egypte, leur grande alliée, pratiquent les rafles massives à seule fin de se rassurer, voire pour rompre la monotonie d’une vie sans relief. Pourquoi arrêter, en effet, des jihadistes tous les jours s’il n’y a pas de menace ? La réalité est évidemment toute autre, et le Président lui-même, cité par l’AFP le 5 juin, reconnaissait que « la menace [existait] ». Les services de sécurité ne relâchent ainsi pas leur pression contre une mouvance terroriste d’une ampleur inédite en France. Les confidences de professionnels épuisés décrivent une menace portée par (au moins) des dizaines d’individus aguerris, incomparablement plus dangereux que ceux ayant frappé le 13 novembre à Paris et Saint-Denis.
Nos plus proches alliés ne cachent pas non plus leurs inquiétudes (sans jamais chercher à nous nuire. Ils énoncent simplement des faits). Le 27 mai dernier, Hans-Georg Maassen, le chef du BfV, a, par exemple, indiqué sans ambiguïté que nombre d’indices conduisaient à penser que l’EI voulait frapper l’Euro 2016. Les Britanniques ne sont pas en reste puisque le Foreign Office a, dans ses conseils aux voyageurs, mis en avant le risque d’attentats jihadistes en France à l’occasion du Championnat d’Europe de football (du 10 juin au 10 juillet), puis, évidemment, du Tour de France (du 29 juin au 21 juillet).
Nous n’avions pas besoin hélas des Allemands ou des Britanniques pour connaître cette évidence. Quelques jours après les attentats de Bruxelles, Mohamed Abrini aurait ainsirévélé aux policiers belges que la cible initiale de sa cellule était l’Euro, et donc la France. Il n’y a là rien de bien réjouissant, alors que des infiltrations en Europe d’opérationnels du groupe sont détectées depuis l’automne dernier et que tous les services sont sur le pied de guerre. Le démantèlement de la cellule de Düsseldorf, il y a quelques jours, pourra nous consoler à défaut de nous rassurer : nous ne sommes pas les seuls à être visés. Le DGSI l’a cependant rappelé à l’Assemblée : la France est LA cible prioritaire. Il en sait quelque chose.
Les menaces de l’EI contre nous ne sont pas si récentes, mais elles ne devraient pas nous faire oublier qu’Al Qaïda n’a pas disparu et que les réseaux évoluent en permanence. La cellule d’Argenteuil, qui possédait un stock d’armes et d’explosifs comme les spécialistes du jihad n’en avaient encore jamais vu en Europe, était ainsi composée d’individus initialement liés à AQ mais manifestement désormais inspirés par l’EI. Cet exemple confirme que la menace n’est décidément pas monolithique mais au contraire particulièrement mouvante, et qu’elle échappe aux misérables descriptions que certains en font. Entre ces deux pôles principaux du jihad mondial, et les acteurs autonomes qui rêvent de participer à la lutte, on voit bien que le défi est sérieux. Il est même permis de se demander s’il peut être relevé comme nous tentons de le faire. L’Histoire est souvent cruelle avec ceux qui ont trop longtemps nié les évidences ou se réveillent tardivement.
Dans une ambiance délétère, faite de tensions politiques et sociales, et alors que les querelles entre nos services, voire au sein même de nos services (Arlit ? Qu’est-ce que c’est, ça, Arlit ?) sont loin de s’être apaisées, la désorganisation semble par ailleurs complète. Certains responsables évoquent des décisions cosmétiques, déconnectées de leurs besoins réels, et déplorent une incapacité persistante à donner de véritables impulsions. Saturés, débordés, désormais incapables de traiter en profondeur les renseignements obtenus lors des récentes opérations de police, nos services ne renoncent pourtant pas. Ils se préparent désormais non pas à gérer préventivement mais à encaisser un choc que certains redoutent bien plus sévère que celui du mois de novembre dernier.
Cette angoisse conduit à des initiatives intelligentes, comme la mise en service d’une application pour smartphone dédiée au Système d’alerte et d’information des populations (SAIP), mais ô combien tardives. Lancée le 8 juin, à 48 heures du début de l’Euro, ce petit logiciel, dont on espère que personne n’aura l’utilité, arrive en effetbien tard pour compléter un dispositif imparfait, qui évolue dans une improvisation pour le moins inquiétante. Le récit de certains exercices organisés depuis plusieurs mois a, en effet, de quoi laisser songeur, sans parler de certaines certitudes sans fondement au sujet des modes opératoires de l’ennemi.
Tous les signaux sont donc extrêmement mauvais. En l’absence de toute véritable réflexion de fond sur la menace jihadiste, les services, sans stratégie, sont contraints d’exceller dans la tactique. Il n’y a cependant pas de miracle, ou du moins pas souvent, et c’est donc le pessimisme qui prévaut. L’Euro n’est pas seulement une cible, il est aussi un contexte, une caisse de résonance qui fait qu’un attentat commis à des dizaines de kilomètres des stades, des fan-zones ou des hôtels abritant les équipes en compétition sera vu et commenté par toute la planète. Jusqu’à la fin du Tour de France, dans un mois et demi, notre pays va donc être surexposé, et il conviendra de ne surtout pas sur réagir en cas d’attaque. Les décisions prises, bien plus politiciennes que politiques, confirment pourtant l’absence cruelle de leadership et font craindre le pire. Que décider si l’état d’urgence est mis en échec ? Instaurer la loi martiale ? Que faire si la classe politique nationale, comme à son habitude, s’abandonne à la sidération puis à l’hystérie populiste ? Ces questions sont vertigineuses, alors que M. Calvar n’a rien caché de ses inquiétudes et des risques que nous courions.
Face aux dangers, réels, immédiats et que seuls des mandarins dépassés jugent avec mépris, on ne peut que rappeler aux femmes aux hommes qui, dans les forces armées, dans les services de sécurité, de renseignement et de secours, ou les unités d’intervention remplissent leurs missions, à quel point nous leur sommes reconnaissants. Les critiques qu’ils entendent ne s’adressent pas à eux mais à ceux qui, très loin de la réalité, devraient les commander mais ne font que les gérer. A quoi auront donc servi les dernières années ? Ce questionnement, lancinant et aucunement polémique, se fait très angoissant ces jours-ci. Il ne nous reste plus qu’à nous préparer à l’impact en nous souvenant que rien n’est écrit et que, donc, rien n’est perdu.