Michel Arouimi

 

L’épreuve de littérature comparée pour l’agrégation 2016, rassemble trois œuvres, qui n’ont pas seulement en commun le cadre de la « méditerranée ». Le monde arabe est un de leurs thèmes, et si le genre littéraire de ces trois œuvres, l’essai, est le prétexte de leur association, leur optique commune doit sa modernité à la désacralisation, si répandue aujourd’hui dans le monde occidental[1]. Ce choix rassemble deux essais fameux de Camus (Noces, suivi de L’été), un recueil d’articles (plutôt que d’essais ?) du poète polonais Zbigniew Herbert, converti en historien de l’antiquité dans Le labyrinthe au bord de la mer (2011), et une œuvre mineure tardive de Lawrence Durrell, L’ombre infinie de César (1990). Or, dans cette Ombre infinie, l’éloge du charme de la Provence et de l’Antiquité s’accompagne d’une mise en accusation du judaïsme, avec une violence inouïe qui rejaillit sur les racines de la tradition judéo-chrétienne, viciée dans ses fondements selon Durrell.

Le choix de cet ouvrage de Durrell (qui aurait pu servir une dénonciation de l’antisémitisme?), est rendu problématique par celui des deux autres œuvres. Les essais de Camus et ceux d’Herbert étant exemplaires de la désacralisation qui peut définir l’objectif de la pensée moderne. Les racines métaphysiques du judaïsme sont l’objet d’une condamnation implicite dans ces œuvres d’Herbert et de Camus qui, sans évoquer la culture juive, s’en prennent aux principes spirituels qui constituent l’essence du judaïsme.

La mise sur le même plan de ce qui est malgré tout un poème (L’été de Camus, suivi de Noces) et de l’étude historique (Le labyrinthe), témoigne-t-elle de cette évolution de la pensée moderne ? Quoi qu’il en soit, ce rapprochement vaut encore pour l’avantage accordé par ces trois auteurs, chacun à sa manière, à la « pensée musulmane ». Les préoccupations politiques de la France d’aujourd’hui, se réfléchissent ainsi dans un tel programme en augmentant son intérêt, si l’on ne dissocie pas la question de la forme (l’essai) de celle du contenu. Mais ces enjeux sont l’objet d’un non-dit dans sa présentation.

Peut-être l’essai est-il, au XXème siècle, adapté au questionnement des fondements de la pensée occidentale. Le fondement de cette pensée est en fait l’objet d’un désir de table rase culturelle, manifesté par le choix des trois œuvres, animées elles-mêmes par ce même désir. Le principal objet de ce dernier se précise dans le portrait massacrant des Juifs sous la plume de Durrell :

 « En effet […] Les Sémites, docteurs en théologie […] tels des serpents, se faufilèrent sous le couvert des broussailles du Verbe [le buisson ardent ?] érigeant avec énergie une doctrine nouvelle et repoussante fondée sur la culpabilité et le repentir […] et enfin l’automutilation. » (118)

Avant de citer de plus graves déclarations de L’ombre de César, qui touchent à l’esprit du judaïsme, je noterai que ce passage prolonge des remarques sur la « névrose homosexuelle » de notre société, laquelle est pervertie selon Durrell depuis ses origines par la pensée judéo-chrétienne, oublieuse des leçons d’un guide César. Si « névrose homosexuelle » il y a, c’est plutôt dans l’engouement de Durrell pour deux acolytes masculins auxquels il se réfère fréquemment en citant leurs propos ; un clochard et un aristocrate à l’esprit critique, deux figures contrastives et fort stéréotypées d’un prétendu anarchisme qui, dans la France d’aujourd’hui, favorise les populations errantes, plus méritantes pour les « anarchistes » que les Juifs dont parle Durrell, « assoiffés du pouvoir dont l’or est le symbole » (203). Le refus de l’homosexualité par le Judaïsme, souligné par Durrell, pourrait plaider en faveur de la tradition juive ; on croirait plutôt que Durrell est gêné par ce refus, tout amouraché qu’il est, platoniquement, de ces deux personnages si entiers.

Le caractère « hypocrite » des Juifs, ces « serpents », est significativement fustigé après un développement sur « la haine phénoménale [que l’homosexuel] n’a pas le courage de reconnaître » (117) à l’égard des formes communes de l’amour. Peu importe les enjeux psychanalytiques de cette projection retorse de la haine de Durrell pour les Juifs sur celle, prêtée aux homosexuels, qui révèle en fait le désir éprouvé par Durrell pour un César clochard sans croix gammée[2]. Cette posture contradictoire exprime tout d’un état d’esprit qui sacrifie la pensée judéo-chrétienne sur un autel où se confondent les ombres du totalitarisme et celles de la barbarie. Mais ces ombres, dois-je remarquer, sont ignorées au profit de la « mondialisation » qui, avec la violence de ses effets égalisateurs, fascine maints intellectuels d’aujourd’hui, lesquels s’en inspirent dans un domaine qui n’est pas celui de l’économie.

Dans d’autres passages de L’ombre de César, la charge contre la « circoncision » prolonge cette accusation du judaïsme, malgré l’éloge de la pensée des musulmans, lavés semble-t-il de cette marque (infâmante selon Durrell), qui exprime tout à ses yeux de la complaisance doloriste des Juifs. Cette interprétation peu spirituelle ajoute son non-sens à la mise en avant des musulmans, autres circoncis : un paradoxe révélateur de la névrose que Durrell, imprégné par les aspects les plus désacralisés (et les moins subtils) de la pensée de Freud, projette encore sur le « petit hystérique » (40) qui a rénové (en le prolongeant) le judaïsme. Sous sa plume, le dénigrement du christianisme ne fait que masquer (nous sommes en 1990 !) une charge exterminatrice contre le judaïsme[3].

Le récit du drame de Cléopâtre, descendante d’un pharaon « sournois », englobe curieusement le portrait de la race « hypocrite » (« élue par l’allégorie monothéiste [adorée] » 199). A la suite de ce passage, comme dans celui où Durrell fustige l’homosexualité, le thème des « sacrifices sanglants » est associé au culte du « Dieu Jaloux ». (La majuscule de l’adjectif, sous la plume de la traductrice F. Kestsman, qui fut la compagne de Durrell, ne manque ni de sel ni de sens…) Mais Durrell ne fait que suggérer, dans l’ombre des premiers chrétiens et celle des bacchanales interdites, le goût des Juifs pour les « repas rituels de chair humaine », qui menaçait la « légendaire quiétude romaine » (205). Or, ces pratiques apparaissent sous sa plume comme un faire-valoir de la corrida nîmoise, où se perpétue le culte antique des « forces telluriques ». — Malgré les « lugubres bigots » qui, à l’époque de César, mettaient « en péril » ces croyances : « les juifs — fanatiques intrigants, assoiffés du pouvoir dont l’or était le symbole », avec leur « goût infaillible pour l’artifice partout où il était facteur de gain : le moulin à sous de l’esprit juif supplantant le moulin à prières des chrétiens » (203). Ce goût pour l’artifice est pourtant d’abord celui de Durrell, qui se plait tant au témoignage longuement cité d’un historien fictif, inventé par un de ses deux alter-egos.

La métaphore du « serpent », mieux qu’aux Juifs, convient donc bien à la pensée de Durrell, qui entrelace des déclarations de même farine avec des synthèses historiques concernant ses grands modèles antiques. Le génie d’un Agrippa peut pourtant rappeler au lecteur le « matérialisme scientifique » dont l’essor coïncide avec l’arrivée de la Torah, qui « cherch[e] à gober les écritures sacrées de l’hindouisme », s’imposant comme l’arme de la « puissance sémite » (120). Cette puissance « entraîne ainsi par sa violence la faillite de la pensée européenne », victime de la « lugubre faculté » du « principe luciférien du judaïsme ». Ces déclarations échevelées concernent l’esprit du judaïsme, calomnié  dans cet essai avant les saillies contre les pratiques religieuses de cette tradition. Ces dernières servent pourtant le culte d’un mystère, celui de « l’univers des symboles et des formes archétypales » (207) dont Durrell ne constate la survivance que dans le bien pauvre troc de « quelques sombres devins originaires du Gabon ou du Sénégal ».

Le mystère en question n’est vivant selon lui que dans « les idées musulmanes sur le code [ésotérique] de l’amour », illustrées chez les « poètes persans », et que Durrell se garde de rapprocher de celles qui inspirent le Cantique des Cantiques : « Quand on y réfléchit, il est bizarre de se dire que sans Charles Martel, l’Europe entière serait musulmane aujourd’hui ! » (239) Il en irait de ces poètes, certes sublimes, comme du Coran lui-même, imprégné par la pensée de la Bible, comme le révèle justement certain verset du Coran[4].

L’islam contre l’antiquité

Voilà substitué (avec moins de finesse que dans les deux autres œuvres de ce programme d’agrégation) le modèle musulman au modèle antique. Les aspects historiques et sociologiques de cette distorsion s’accompagnent d’enjeux plus inquiétants. L’ombre infinie n’est pas le Quatuor d’Alexandrie (opus majeur de Durrell); le dernier Durrell est bien près de renier la magie du verbe, qui imprègne l’ésotérisme juif, puisque « nous vivons parmi les banquiers qui traquent tout profit, le fruit du verbe, quoi ! » (42) Choisi pour ce programme, ce poète devenu historien est emblématique (tout comme Zbigniew Herbert) d’un désengagement du verbe, consenti par les esprits créateurs, et devenu monnaie courante à notre époque, pas seulement dans le domaine littéraire. L’enjeu occulte étant l’anéantissement (qui ne sera jamais tout-à-fait possible) des fondements d’une culture sacralisant la Parole. Il s’agit d’un drame, parfois méconnu comme tel par les penseurs si nombreux qui l’éprouvent. Ce programme d’agrégation témoigne de l’acuité de ce drame qui reste l’objet d’un non-dit — ou d’un refoulé problématique dans les trois œuvres. D’autant plus terrible qu’il est ignoré au profit de l’euphorie d’une apparente avancée culturelle, ce drame est celui du mystère (du Verbe), éclipsé par le fait avéré, qui accède à une autosuffisance que ne dépasse pas le discours, voué au constat d’une réalité dont les racines spirituelles sont l’objet d’un déni.

Zbigniew Herbert (1924-1998), pourtant si attentif au monnayage du travail des soldats de l’antiquité, enfonce à sa manière le même clou planté par Durrell dans le dos des banquiers. L’œuvre choisie (Le labyrinthe sur la mer, titre du premier essai de l’ouvrage éponyme), avec la sécheresse journalistique assumée de son style, ne donne guère idée du talent poétique de son auteur. Cette œuvre, plus radicalement que celle de Herbert, est exemplaire de la prétendue objectivité moderne, qui se refuse à toute interprétation qui dépasserait la littéralité. Mais la mystique de la Parole, parmi les leçons du judaïsme, est aussi « mal comprise » à notre époque que la « fonction religieuse » (120) dont parle Freud, cité par Herbert.

Le lecteur moderne, gagné par la mode littéraire de notre temps, trouvera du plaisir à ce recueil posthume d’essais rédigés à partir de 1965 (le dernier, publié en 2000, est sans doute inachevé), où les longues citations ou synthèses empruntées à des ouvrages historiques prennent le pas sur l’interprétation personnelle. Herbert affirme d’ailleurs la « supériorité des œuvres d’art sur les œuvres de la littérature » (29). Cette remarque est inspirée par le spectacle d’un « boucher athlétique » au travail, qui est davantage le modèle de l’écrivain Herbert, dans son rapport hostile avec le verbe, que celui des « critiques » auxquels il songe, « qui vont s’occuper de nous et s’acharner sur notre legs ». (Lui-même, en évoquant l’aspect  « correctement linéaire » d’un temple grec, exprime tout de son projet d’historien, défini comme celui d’un « compilateur » 115.) Si rien n’équivaut dans le discours d’Herbert aux déclarations antisémites de Durrell, ce discours n’en est pas moins caractéristique du visage moderne de l’antisémitisme qui, au-delà du Juif ou sans lui ! sape une vision du monde qui est celle du judaïsme.

Herbert s’efforce en effet de retrouver un sens, ou un charme adapté à notre époque, aux vestiges de l’antiquité, dans un monde débarrassé des dieux (et de Dieu). Chargés d’histoire, ces vestiges sont vus et aimés comme des stratifications de souvenirs historiques, où se perd pour Durrell le prétendu mystère qui aurait inspiré leur création. Dans « Le labyrinthe au bord de la mer », sa synthèse des recherches archéologiques sur la civilisation minoenne, illustre d’une certaine manière le drame des « enfants du scepticisme » que nous sommes (57). Aux œuvres de la littérature, et aux chefs-d’œuvre de l’architecture antique, le poète Herbert préfère l’âpreté peu artistique du mur d’Hadrien : « l’un des plus authentiques amis de l’Hellade » (146). (Herbert est en droit d’ignorer ici l’inimitié de cet empereur pour les Juifs.[5]) Comme Durrell avec son clochard (« presque un saint »), Herbert se trouve un role model au nom latin dans ses souvenirs d’écolier ; un jeune et fascinant camarade, détenteur d’un savoir inné et point du tout livresque. Ce personnage apparaît comme un substitut nihiliste des représentants d’une sagesse héritée de l’Ancien Testament, tenu à l’écart dans le propos d’Herbert.

Si Durrell méprise les « sciences occultes au sens alchimique du terme » (à propos de la mort du « malheureux Pilate » (40, « Le labyrinthe »), Herbert se montre parfois nostalgique de l’horizon sur lequel ont fleuri ces « sciences ». Mais il n’en méprise pas moins la « pensée magique, caractérisée par la conviction que “tout est lié” » (62). Herbert évoque ici ce qu’il croit être la mauvaise vue des « spécialistes des religions, ces poètes des humanités », qui décryptent la symbolique de la religion minoenne. Le sfumato de l’identité de ces « spécialistes », est un vrai puits de sens, où la kabbale aurait sa place. Le mépris du « moi » (comme la méfiance usurpée de Durrell pour l’ « ego » humain) a beau être proclamé, la nostalgie des « valeurs les plus hautes », que « nous rejetons » en même temps que « l’aide de la tradition » (« La petite âme », 122), emprunte ses arguments à la pensée freudienne, qui favorise la mise en avant de cet ego, au détriment de ces valeurs. (C’est peut-être pourquoi Durrell emprunte ça et là au savoir psychanalytique, sans resituer ce dernier dans la pensée juive, qui se veut questionnement sans fin de la lettre, fût-elle faite de rêves.)

La rapidité atone de rares références au judaïsme, laissent imaginer son rôle de hantise dans ces essais d’un poète qui a été le témoin de la barbarie nazie… Quoi qu’il en soit, l’oscillation de la posture d’Herbert vis-à-vis du mysticisme, est un exemple fort expressif des retournements du sens, agrémentés par un jeu sur les mots qui ne semble pas calculé. (Si Durrell s’énamoure d’un paysage provençal comparé aux « crânes rasés » de jolies femmes, Herbert après avoir évoqué la « collaboration » de certains rois avec l’envahisseur romain dans « La leçon de latin »,  se souvient d’une découverte archéologique de 1944…) Sous sa plume, le thème de la barbarie revêt des couleurs positives ou négatives, sérieuses ou ludiques. Herbert respecte la vérité historique, en rapportant sans la souligner la contradiction du rôle des Chrétiens (opprimés ou/et défenseurs) à certaines périodes de l’histoire, ou celui des musulmans (destructeurs et réparateurs) dans la Grèce envahie. Si justes qu’elles soient, ces considérations révèlent une vision moderne qui les dépasse, dans laquelle le bien et le mal se substituent mutuellement, sans le support spirituel d’une mystique (pas seulement juive) qui pourrait tirer vers la transcendance notre civilisation nouvelle. Celle-ci est d’ailleurs victime d’une extinction spirituelle, entraînant une barbarie inédite dont certains penseurs ont senti le lien avec l’avancée de la technique (le « matérialisme scientifique » dont Durrell accuse le judaïsme, si abruptement et si injustement). Sous la plume d’Herbert, l’exemple du cheval de Troie, ou celui de tel empereur imposteur, avec leur différence éthique (si le fameux cheval est universellement admiré), conjuguent l’idée du faux-semblant et la résolution (non alchimique) des contraires, qui caractérisent notre époque.

La pensée insaisissable d’Herbert est politique malgré elle dans « La leçon de latin », quand elle s’attache aux « forts mouvements migratoires » de l’antiquité, où l’on peut voir une préfiguration de leurs formes modernes. Notre culture se prétend favorable à ces dernières, avec des arguments qui rejoignent ceux d’Herbert à propos des Etrusques : « une curiosité joyeuse pour les choses différentes de celles que nous avons pris l’habitude d’accepter » (206, « Les étrusques »). Cette formulation contournée semble hantée par la conscience honteuse des structures mentales dictées par la tradition judéo-chrétienne dans nos esprits. Peu importe en fait la qualité de ces « choses », pourvu qu’elles nous distraient, même illusoirement, de cette mauvaise habitude — ou de cette lumière, si on adopte le point de vue qui est celui des Juifs. L’engouement des intellectuels d’aujourd’hui pour les cultures expirantes ou régressives, ou simplement mineures, est un moyen, moins esthétique que la sécheresse du style dont je parlais, de rompre avec l’Un, pivot du judaïsme. Même si ce mythe s’abâtardit dans les cultures en question.

La portée du programme d’agrégation

Le programme d’agrégation qui nous occupe pourrait trouver sa justification dans la gravité de ces problèmes. Mais sa présentation et son futur enseignement (d’après les directives répandues sur le net par les professeurs qui en sont chargés) privilégient le thème maritime et la question du « genre » littéraire (l’essai), en occultant cette mise à plat (ou à zéro) de l’Un, que suggèrent chacune de ces œuvres, mais encore ce programme. L’Un est d’ailleurs absent de la pensée de l’auteur du « Labyrinthe » quand il parle de la « force » originelle et du « moteur » de notre civilisation (49), en songeant aux immigrés des anciens temps, ces migrants dont le spectre dément « la pureté ethnique des nations » (203). Le poète se fait ainsi le porte-parole d’un désir de mondialisation qui, dans ses aspects culturels et économiques, recouvre celui de l’anéantissement des fondements judéo-chrétiens, et plus juifs que chrétiens, de notre univers mental. (En témoigne aujourd’hui la mobilisation des prétendus « anarchistes » en faveur des migrants de toute ethnie…)

La vie intellectuelle, dont ce programme d’agrégation n’est pas le seul exemple, est agitée par cette même volonté de dépassement (« luciférien », comme dit Durrell) de l’Un. On peut expliquer dans ce sens la mise sur le même plan (qui mériterait un long commentaire) de l’étude historique (ou de l’ « essai », objet d’une valorisation esthétique dans ce programme) et du poème. Seule chose de sûre, l’analogie spirituelle de l’écrivain polonais et de l’écrivain anglais qui calomnie une tradition fondée sur la valeur spirituelle d’un certain Ordre, effet d’une Parole… Les contempteurs de cette tradition assimilent aujourd’hui cet Ordre à celui d’un Hitler, par une distorsion du sens explosive, comme celles que j’ai indiquées dans le  propos de ces deux auteurs.

Si Camus songe à Rimbaud dans L’été, Herbert est peut-être « voyant » quand il se veut historien, dans « La petite âme » : « Le Parthénon [au XVème siècle] devint une mosquée » (150). On songe au délire fameux d’Arthur : « Je voyais très franchement une mosquée à la place d’une usine. »[6] On peut rapprocher de cette remarque d’Herbert sur le Parthénon, l’impossibilité ressentie à la vue de l’Acropole, de « répéter ni l’émotion ni la prière d’un humanisme d’un siècle passé » (170). Même si la disparition de cet humanisme est sans rapport avec la dénaturation, cinq siècles plus tôt, de l’essence du Parthénon. Herbert ajoute : « Les paroles de la foi rationnelle n’arrivaient pas à traverser ma gorge ». S’exprime ici une défaillance de la ratio antique, en même temps qu’une fermeture de l’être, quand ne sont pas reconnues les valeurs qui le fondent, matérialisées dans la pierre. Mais ce constat négatif est ressenti comme un « bonheur », que partagent sans doute les esprits touchés par ce texte. Ce bonheur équivalant pour ces derniers à la qualité esthétique plus apparente des essais de Camus et à un moindre degré celui de Durrell. Le rapprochement des trois œuvres au programme favorise ainsi une perception de l’art dont Flaubert a eu l’intuition :

 « La poésie ne mourra pas […] Mais quelle sera celle des choses de l’avenir ? Je ne la vois guère.[…] La beauté deviendra peut-être un sentiment inutile à l’humanité. Et l’art sera quelque chose qui tiendra le milieu entre l’algèbre et la musique. »[7]

Sa fréquentation des historiens inspire à Herbert des remarques sur les catastrophes naturelles, qui justifient par analogie la destruction culturelle entraînée par les invasions. Dans un autre passage, ces catastrophes apparaissent comme la clef des plaies de l’Egypte de la Bible ! Cette idéologie qui rend acceptable la régression d’une culture, pourrait justifier le discrédit (si actuel !) de « l’apprentissage des lettres classiques à l’école », dénoncé dans « La leçon de latin ». (Le jeune ami du narrateur du Labyrinthe se passe bien de cet apprentissage.) Si la vue des navires pirates (francs et saxons) est le « signe avant-coureur de la catastrophe imminente » qui menace l’empire romain (231), les enjeux les moins apparents de ce programme voué aux « inspirations méditerranéennes » de l’essai au XXème siècle, sont une autre forme de piraterie.

L’été de Camus, de même que ses Noces, étaient tout trouvés pour assurer à ce programme une recevabilité, compromise par l’argument antisémite de Durrell, qui surcharge un parti pris anti-traditionnel commun aux trois œuvres. Ce parti pris étant la doxa de notre temps, on peut aussi bien penser qu’il apporte, à travers le réseau des points communs aux trois œuvres, une justification pernicieuse à cet antisémitisme. L’hédonisme résigné de Camus, qui tourne le dos aux leçons judéo-chrétiennes, honore la beauté du cadre des récits (ou essais) du recueil déjà précisé : plus celle des  roches de l’Afrique du Nord (un équivalent du mur d’Hadrien de Durrell) que celle des constructions des colons, définis péremptoirement comme « un peuple sans religion  et sans idoles » (43).

On comprend bien la mise au « programme » de ces deux essais de Camus, non sans regretter certains récits brefs  moins connus, dans L’exil et le royaume ; en particulier « Le renégat », où le génie du poète-anthropologue donne toute sa mesure en saisissant au vif le nœud de la violence et de la métaphysique, dans les rituels religieux islamiques. Dans Noces, bien avant Herbert et Durrell, Camus proclame la « malédiction de l’esprit », jusque dans ses formes littéraires, auxquelles est préférée l’épreuve sensorielle du réel. Mais le rapport du corps et de l’esprit est posé par Camus dans un antagonisme irréductible, assez primaire, incompatible avec ses élans vers l’Un, tiré vers sol graveleux d’Algérie.

Rédigés dans les temps qui précèdent ou qui suivent la Seconde Guerre mondiale, les essais de Camus rassemblés dans ce recueil anticipent certains aspects du totalitarisme : jusque dans le « peuple de fourmis » qui, dans les alentours d’Oran vers 1939, et dans un décor qui évoque « la Tour de Babel », s’active à de « grands travaux » sans nécessité apparente, parmi les détonations qui ébranlent la montagne (101). Si cette montagne est sous la plume de Camus un reflet matériel de l’Un[8], ces fourmis figurent le multiple indifférencié, possédé par une frénésie où se renverse le sens de sa dépendance à l’égard de l’Un. Cette mise à mal du sacré est effectuée par ce poète de l’absurde, sans voir qu’elle est le revers obligé des horreurs dont il a l’intuition et qu’il justifie malgré lui (après 1940) en célébrant la beauté d’un monde sans Dieu. Si l’histoire nous parle, c’est du lien méconnu qui rattache le massacre des corps, lors de la Seconde Guerre mondiale, et celle de l’Esprit, dans la guerre inédite que notre culture se livre à elle-même : une « automutilation » bien plus réelle que celle dont Durrell accuse le judaïsme.

Il est vrai que Camus, en proclamant si fort son nihilisme, se sent déterminé par une obscure « contradiction », mieux analysée dans « Le renégat », qui culmine dans l’oscillation du poète entre le pur Soi et l’égo qui le nie. Camus se réfère à Plotin comme à un modèle mais, contradiction oblige, sans renoncer à son nihilisme de penseur moderne. En donnant des exemples un peu désinvoltes de l’attitude des Oranais devant la mort, Camus adopte leur apparent fatalisme en écrivant : « je ne voit pas ce que la mort peut avoir de sacré » (45). Dans un autre passage, il se gausse de la vie après la mort et des anges, en limitant sa vision aux contours charnels de son ego.

Les terroristes de notre époque ne croient sans doute pas davantage aux houris, quand leur explosion remplit le vide, « entre le ciel et ces visages tournés vers lui, rien où accrocher une mythologie, une littérature, une éthique ou une religion, mais des pierres, la chair, des étoiles et ces vérités que la main ne peut toucher » (47). (Cette phrase termine un développement où Camus résume une vision de la vie, encouragée par le pays tout entier, qui est celle des Oranais.)

Le problème est moins la modernité de la pensée de Camus, que la justification qu’elle apporte, par le soleil réel où elle s’abreuve, à celle des deux autres auteurs rassemblés dans ce programme. Ce dernier recouvre, à la manière d’un filet, les désirs d’extraction, partout répandus aujourd’hui, du fondement de notre culture. Comme fait Durrell, qui lui substitue ceux de la culture musulmane, oublieuse de ses sources bibliques. Cette culture, curieusement, est escamotée ou peu s’en faut dans ces œuvres de Camus, où il n’y a d’arabe que  le décor naturel, dont la simple apparence vaut plus que tout ce que le verbe pourrait en dire… La déconstruction de Durrell, plus clairement que celle de Herbert, canalise sur le judaïsme une violence ambiante, jugulée (ou masquée) dans les mythes dont Camus proclame le néant. Et seulement masquée dans le rapprochement de ces trois œuvres ?

Ces problèmes n’ont encore (j’écris en 2015) trouvé aucun écho dans les arguments des comparatistes qui ont accueilli avec une prolixité inhabituelle sur la toile ce programme, envisagé sous l’angle des genres littéraires. La question du genre de l’essai (étymologie, variation du sens du mot), mais encore la « véridicité » à laquelle il prétend, et les questions de l’énonciation qui lui sont attachées, peuvent occulter les enjeux les moins calculés ou les moins définis du rapprochement des trois œuvres, c’est-à-dire la pulvérisation du Verbe, qui prend ainsi les traits d’une vérité universelle. On peut trouver à ce détournement généralisé une excuse, inhérente à la pensée des trois poètes. Leur nostalgie des religions antiques paraît vaine, sans les connaissances, qui resteraient à rapprocher, d’un Jean-Pierre Vernant et d’un Gershom Scholem, lesquelles auraient pu suggérer à à ces trois auteurs l’analogie du mythe d’Hermès, évoqué par Camus dans L’été (87, « Prométhée aux enfers »), avec celui de la shekhina hébraïque[9]. Le comparatisme français n’a pas pris ce chemin. On rêve néanmoins d’une suite à ces « Inspirations méditerranéennes… »,  plus fidèle à ce titre du programme…

Michel Arouimi

[1] Dans l’ordre (chronologique) du programme, titré « Inspirations méditerranéennes : Aspects de l’essai au XXème siècle » : Albert Camus : Noces, suivi de L’Eté, Gallimard, Folio, 1972 ; Zbigniew Herbert, Le Labyrinthe au bord de la mer, trad. Brigitte Gautier, Le Bruit du temps, 2011 ; Lawrence Durrell, L’Ombre infinie de César. Regards sur la Provence, trad. Françoise Kestsman, Gallimard, Folio, 1990. (Je mettrai entre parenthèses le numéro des pages dans ces éditions.)

[2] L’Allemagne nazie, dans L’ombre infinie de César, est l’objet d’une nostalgie qui se masque dans la métaphore des « jolies femmes au crâne rasé », appliquée au paysage provençal, comme dans un vers obscur d’un poème de Durrell, « Nîmes sous les eaux », retranscrit dans cet essai : « Telle la mère d’Hitler, épinglée sur son poitrail. » (Durrell, p.181.)

[3] La confusion des deux traditions est évidente dans ces phrases concernant les Romains : « S’associer à la conduite des juifs et des chrétiens était inconcevable […]. Leur attitude mielleuse et hypocrite toute foi mise à part, ces derniers [je souligne] pensaient faire partie d’une race élue, élue par l’allégorie monothéiste qu’ils adoraient […] “un dieu jaloux qui ne supporterait aucun rival”. Quel contraste avec le pluralisme complaisamment tolérant du panthéisme romain » (Durrell, p. 199). A tort ou à raison, cette tolérance est le modèle de celle dont Durrell est le porte-parole et qui, parmi les intellectuels français, favorise les cultures étrangères, au détriment du judaïsme et de son rejeton chrétien.

[4]   Il s’agit d’un verset de la « sourate de Joseph », que je me permets de citer : « Ce Livre n’est point un récit inventé de toutes pièces, mais il est une confirmation des Ecritures antérieures » (111, ed.Tawhid).

[5][5] Autre modèle majeur d’Herbert, un fameux archéologue anglais à « main de fer » (42). Si le vécu de l’auguste Evans n’est en rien suspect, on peut souligner la symétrie de son destin, dans une page du Labyrinthe (« il meurt dans la gloire et le tonnerre des bombes ») et celui de sa demeure crétoise, où s’installa « l’état major de l’armée hitlérienne » (47). (Mais sans une analyse plus fouillée du Labyrinthe, ces remarques peuvent être taxées de mauvais esprit.)

[6] Dans son poème Michel et Christine, en décrivant la venue d’un orage, Rimbaud écrit ce vers prophétique : «Sur l’Europe ancienne où cent hordes iront ». La rime ce dernier mot avec les « liserons »  donne à ces hordes un charme salvateur, mais dans un autre poème, Faim, dans Une saison en enfer, les mêmes liserons riment avec le mot « poison »…

[7] Flaubert, Correspondance, Gallimard [Folio], 1998, p.192. (Lettre à Louise Colet du 4 sept.1852.) La mention de la musique me paraît masquer une anticipation des prodiges de la technologie moderne, qui joue un rôle certain dans les goûts littéraires contemporains, dont Le labyrinthe est un exemple, parlant à maints égards.

[8] Cette interprétation vaut pour d’autres détails : « les rochers, déversés brusquement vers la mer, s’élancent et roulent dans l’eau, chaque gros bloc suivi d’une volée de pierres plus légères. » (Ibid., p.101) Le contraste des « rochers » (masculin pluriel) et de l’eau, puis celui du « gros bloc » et des « pierres plus légères », reçoit le sens mythique, souligné par la mention de la « Tour de Babel », que des détails analogues prennent sous la plume de Rimbaud, ou Conrad…

[9] Ce rapprochement inédit est le point focal de mon prochain ouvrage, à paraître chez Hermann en 2016 : Ecrire selon la rose.

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Marie

Votre conspirationnisme n’a d’égal que celui des antisémites, ma parole. C’est le plus vaste étalage de contresens (pour ne pas dire, justement, de « pensée magique ») que j’aie jamais vu.
Durrell est effectivement antisémite, c’est indiscutable. Mais il me semble que vous avez lu son essai un peu rapidement par ailleurs. L’alchimie n’y est pas dévalorisée, tandis que la corrida l’est.
Je ne vois pas où est la précellence accordée à la « pensée arabe » dans ce programme. Vous devez confondre avec l’autre programme de comparée qui accueille Darwich. Durrell en parle un peu dans son chapitre sur l’amour courtois mais, comme d’habitude, son point de vue est ambigu. Chez Camus, les Arabes sont des éléments du décor, des objets. Enfin, Herbert ne porte pas de jugement sur les musulmans mais dans ses essais ils ont rarement le beau rôle ; dans la perspective nostalgique qu’il adopte au sujet de l’Acropole par exemple, ils ne peuvent pas l’avoir. Les auteurs qu’il cite et qui s’expriment à ce propos sont d’ailleurs clairement islamophobes (Chateaubriand, par exemple).
Outre que trouver Herbert « sec », c’est faire preuve de bien peu de sensibilité (un auteur qui pleure et parvient avec une telle délicatesse d’expression à vous faire pleurer sur de vieilles pierres ou des peuples exterminés il y a plusieurs millénaires, vous trouvez ça sec, vous ?), il est invraisemblable qu’il soit antisémite. On peut l’affirmer au même titre que l’on peut corriger le jugement que vous émettez sur lui, qu’il manquerait à sa pensée la notion de transcendance. En effet, Herbert est profondément chrétien (et pour cette raison entre autres, opposé au régime polonais de la guerre froide). Je pense qu’il a sa dose de transcendance. Et vu son obsession pour les origines, je doute qu’il ignore, nie ou méprise le judaïsme, bien au contraire. D’autant que les Juifs polonais sont un de ces groupes ethniques que l’histoire a pratiquement dévorés entièrement et pour lesquels il se passionne. Ah, et, Macius n’est pas un camarade de classe, c’est un chat. Et la pensée magique, c’est un concept développé à propos de certains systèmes de pensée non scientifiques ; aucun n’est visé en particulier. Ce concept a été développé par Lévy-Bruhl. Cousin d’Alfred Dreyfus. Hum, hum…
Enfin, ce programme est tombé en comparée ce matin et j’espère que nous avons été nombreux à prendre du plaisir à composer dessus, car, en dépit de quelques passages indéfendables de Durrell, il est magnifique.