Gérard Rabinovitch : « Un travail de police et de renseignement est incontournable mais ne suffirait pas. Il faut renforcer les digues culturelles, mentales et cognitives »

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Gérard Rabinovitch, philosophe et sociologue, chercheur au CNRS, directeur de l’Institut européen Emmanuel-Lévinas, travaille sur les crises culturelles contemporaines.

Il a, entre autres, publié De la destructivité humaine, fragments sur le Behemoth (PUF, 2009) et récemment : Terrorisme/Résistance, d’une confusion lexicale à l’époque des sociétés de masse (Le Bord de l’eau, 2014).

 

Concepteur, avec le psychanalyste et universitaire Patrick Amoyel, du colloque « islamisme radical et tentation du djihad » qui a eu lieu à la faculté de droit de Nice les 23 et 24 janvier, Gérard Rabinovitch, philosophe et sociologue, fait partie des rares intellectuels qui ont alerté sur ce phénomène avant même la tragédie de Charlie Hebdo. Sans être suffisamment entendu. Cet éclaireur revient sur les raisons du mal qui ronge notre société.Le colloque de Nice était prévu bien avant la tragédie de Charlie Hebdo. Il était organisé autour d’un groupe de travail multidisciplinaire créé au printemps 2014. Quels sont les objectifs de ce groupe ? Ce groupe réunit des universitaires de différentes disciplines mais aussi des policiers, des magistrats, des experts du renseignement, des éducateurs sociaux, des psychanalystes…

C’est une approche inhabituelle, car il faut trouver de nouveaux instruments d’analyse, les anciens étant en partie obsolètes ; ainsi du positivisme et du réductionnisme sociologique. Il s’agit d’établir un état de la situation en agrégeant des expériences et des savoirs fragmentés qui proviennent de différents lieux du champ sociétal. Il s’agit aussi de donner des outils aux acteurs sociaux, aux éducateurs et aux familles concernées pour les aider à faire face à ces réalités.

C’est un travail à plusieurs étages : celui du terrain et celui de la réflexion. Quel est le nombre de Français partis faire le djihad et quel est leur profil ? Aujourd’hui, il est question de quelque 1 400 personnes. Mais plus signifiant : le chiffre ne se tarit pas. Il est en hausse constante depuis la mise en place du groupe de travail au printemps 2014. Quant au profil de ces djihadistes, justement il n’y en a pas vraiment, mis à part que ce sont des hommes à 80 %.

En tout cas, la stricte lecture socio-économique est obsolète, et il faudrait cesser d’aborder le phénomène sous le terme unique de problème d’intégration. Les personnes concernées sont très adaptées aux technicités de communication contemporaines, mais ne sont pas insérées dans le filet des valeurs collectives. Il n’y a donc pas de profil dominant univoque identifiable, ni même « identitaire », mais des tendances observables.

Ce sont plutôt des adolescents ou des adolescents tardifs, immatures, souffrant quelquefois de psychopathies, mais ce serait erroné de dire qu’il s’agit d’« aliénés ». On observe aussi chez eux une impulsivité, un déficit d’« enveloppe psychique », de faibles aptitudes d’expression, un manque d’élaboration cognitive. Quand on a 500 mots pour s’exprimer, on n’est pas en mesure de sublimer, de refouler, de se construire comme sujet humain, contre ses propres pulsions archaïques.

Quels liens ces individus ont-ils avec les événements du Moyen-Orient ? Le Moyen-Orient est avant tout une scène, un prétexte identificatoire, mais cela n’explique pas ce qui se passe dans notre société. Concernant l’ensemble du Moyen-Orient, il serait plus judicieux d’observer les formes de cruauté réactivées, jointes à des conceptions récentes de la guerre. La guerre accompagne l’histoire de l’espèce humaine, cependant toutes les civilisations ont tenté de poser des garde-fous, d’établir des codes de guerre.

Il existe ainsi des hadiths post-coraniques interdisant de tuer femmes, enfants et vieillards à la guerre. Mais aujourd’hui, des imams salafistes les considèrent comme non pertinents ; ils ont adopté les formes de la « guerre totale » telle qu’instaurée depuis la Première Guerre mondiale par Ludendorff, et n’hésitent pas à prôner l’emploi d’armes de destruction massive. Ici, la guerre est passée d’une conception clausewitzienne – « continuation de la politique avec d’autres moyens » – à une propension exterminatrice par déshumanisation massifiante. Les juifs furent traités de poux par les nazis, les tutsis de cancrelats par les hutus, aujourd’hui l’adversaire de l’islamisme radical est un mécréant musulman, juif ou chrétien.

Quels sont les moyens de les combattre ?Un travail de police et de renseignement renforcé est incontournable, mais il ne suffirait pas. Il faut l’articuler à la défense, la mobilisation, et le « réarmement », autour de valeurs spirituelles collectives, notamment celles de la raison, de l’éthique, et de la liberté – trop dégradées et malmenées aujourd’hui.

La liberté n’est pas la « licence » du tout est permis, la raison n’est pas la raison instrumentale et chosifiante, l’éthique n’est pas le « bon cœur » angélique qui se dissimule les dures contraintes du réel. Plus rien ne vient faire suffisamment digue aujourd’hui. Il faut renforcer des digues culturelles, mentales, cognitives, articulées aux valeurs de la raison, de la liberté et de l’éthique.

Et, il faut suivre la recommandation de Thomas Jefferson : « Le prix de la liberté, c’est une vigilance éternelle. » Quand et comment s’est fait votre propre prise de conscience ? Depuis longtemps. Mon domaine est celui de la philosophie politique, une discipline qui s’interroge sur les conditions d’une vie bonne et d’un bon vivre ensemble. On n’a pas assez pensé ce qui s’est produit en Europe au XXe siècle, avec les deux guerres mondiales, les deux totalitarismes, la Shoah. Toutes ces destructivités qui se sont infiltrées dans la modernité. A quelques exceptions près, les intellectuels européens ont esquivé ces questions. Arendt disait qu’après la Première Guerre mondiale, la mort était devenue une question, et qu’après la Seconde Guerre mondiale, la question dominante serait celle du mal.

Or, la question du mal a été mise de côté. D’une part, parce qu’elle apparaissait comme un archaïsme, une question antérieure aux Lumières. La seule épistémologie qui a essayé de l’aborder est l’anthropologie freudienne, Freud distinguant deux pulsions fondamentales, celle de la vie et celle de la destruction. D’autre part, parce que dans les milieux intellectuels européens, on avait tendance à confondre le nazisme avec toute forme d’autorité, l’Etat était décrété fasciste par nature.

Or, le nazisme relevait davantage d’une forme mortifère de pulsion de destruction que d’une forme oppressive de domination absolue. Je suis parti de ce constat. Si nos sociétés n’avaient pas été en mesure de penser ce qui s’était révélé à cette occasion, alors on était à la merci d’une résurgence. Quand bien même l’itération de la destructivité devrait s’habiller autrement et apparaître sous d’autres discours. Assiste-t-on aujourd’hui aux prémisses d’une troisième période ? La première c’était le nazisme ; la Shoah étant une destructivité organisée par un appareil étatique, bureaucratique et industriel. Une seconde s’est produite au Rwanda : une extermination organisée d’une façon inédite qui a constitué un pas de plus dans la destructivité. Un génocide participatif auquel tous les hutus étaient sommés de prendre part, y compris les gosses et les femmes. Et aujourd’hui, quelque chose de l’histoire occidentale arrive à échéance.

Il y a un affaissement général de nos sociétés qui est à la fois éthique, épistémologique et politique et dont les événements actuels font symptôme. Vous avez fait référence à la Première Guerre mondiale. Le début du dérèglement de l’Europe remonte-il à cette époque ? La Première Guerre mondiale a eu lieu non pas seulement pour des raisons économiques, politiques, mais aussi parce que culturellement quelque chose avait lâché. En balayant tout le champ narratif religieux, les Lumières et le Progressisme du XIXe siècle ont emporté tous les montages éthiques contenus dans ces grandes narrations religieuses. Le monde, l’Occident s’est trouvé dans une situation de carence éthique – comme on parle de carence affective ou alimentaire.

La Première Guerre mondiale c’est la genèse de tout ce qui est advenu depuis : la chosification humaine, l’utilisation d’armes de destruction massive, l’utilisation du mensonge et de la propagande pour mobiliser les siens et déstabiliser les civils et l’indistinction entre civils et militaires.

Dans le sursaut national qui s’est opéré depuis la tragédie de début janvier, quels sont les écueils possibles ? N’y a-t-il pas, notamment, un risque d’islamophobie ? Il faut être extrêmement vigilant contre les uniformisations massifiantes. Nous ne sommes pas dans un choc de civilisation selon l’usage trivial qui est fait de cette expression. Ce n’est pas non plus un problème de « religion ». Dans chaque religion, il y a des éléments qui maintiennent leurs adeptes dans l’archaïsme, et des éléments qui accompagnent le travail humain de maturité. Il y a dans la constellation musulmane de grands groupes humains, qui sont du côté de la vie, des droits humains, et qui se trouvent brimés par d’autres musulmans. Ce qu’il faut, c’est l’union des forces de vie de quelques cultures qu’elles soient, pour se protéger de toutes les forces de mort dans ces mêmes cultures. En Occident comme dans l’Islam, il y a un conflit entre civilisation de vie et civilisation de mort.

Interview Catherine Dupeyron

La fabrique de l’Opinion

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esprit_critique

Je n’ai jamais lu cet auteur, mais ce prétendu interview est un sacré galimatias.
Par exemple, peut-on m’expliquer ce qu’est un « affaissement général de nos sociétés qui est ..
. épistémologique « ?
Il ne suffit pas d »employer des mots et des concepts dont on ignore tout pour impressionner.
C B
professeur de philosophie

zandvliet

Juste, tres juste et en tant que Chrétien je prie que se lève un ou des hommes de piété et de bonté pour appeler nos peuples à une repentance morale et un retour aux valeurs. J’écris cela éclairé par celle qu’a initiée le concile vatican 2 et dans laquelle on doit désormais et à jamais marcher. En effet la repentance « continuelle » peut se nommer encore « humilité » que nous reconnaissons comme la valeur suprême et la mère de toutes. J’ai moi-même appris à écouter Israel et à l’aimer et à me réjouir de sa sagesse spirituelle et donc à le bénir. Etrangement, je me rends compte qu’en aimant Israel et chaque homme Juif, je peux aimer, c’est à dire respecter l’Hindou le Bouddhiste, le musulman le Gitan le Chamaniste …etc et même l’athée qui nous interpelle justement sur ce que nous disons et faisons au nom de Dieu. L’homme athée est le juste fruit de nos violences, il est donc notre fils…à aimer comme nous mêmes. Reconnaitre donc en chacun cette « image » de Dieu comme une faim de vérité, d’absolu et d’Amour. Merci. Jean