Le Triple paradoxe français.

             1920-1944 

                     Philosémites, marxistes et pacifistes devenus

                              antisémites, pronazis et guerriers.

 

Pendant l’occupation allemande, Marcel Déat et Jacques Doriot ont les inspirateurs et les chefs des deux importants partis néonazis français. Le premier à la tête du Rassemblement National Populaire (RNP) et le second du Parti Populaire Français (PPF).

Durant l’entre-deux-guerres, les deux hommes furent cependant les soutiens déclarés de la Ligue Internationale contre l’Antisémitisme (LICA), une grande organisation philosémite. Déat déclare en avril 1936 au Droit de vivre, la revue de la LICA : « Je suis contre l’antisémitisme et le racisme ». Il est pro-sioniste, membre du Comité France-Palestine, ainsi que du Comité de défense du droit des Israélites en Europe centrale et orientale et du Comité de vigilance des intellectuels antiracistes.[1] Au moment des élections de 1932, dans un rapport de son Comité central, la LICA décerne à Doriot « un brevet de civisme et un témoignage de solidarité à notre organisation ».[2]

Rupture complète pendant l’occupation. La presse du RNP publie des articles violemment antijuifs pendant l’été et l’automne 1942. Les dirigeants exigent que les Juifs soient rejetés de la nation. [3] En août 1942, Déat tient un discours raciste sur le « sol », le « sang » et la « race », parlant « d’un élevage rationnel et sélectionné des petits Français », il évoque au passage les « stérilisations ».[4]

Doriot est plus brutal. Dès juin 1941, il déclare sans ambages : « Moi je veux que notre race redevienne la race française pure. Par conséquent j’interdis aux Juifs de se marier avec une Française ».[5]  Au congrès de 1942, Doriot réclame l’adoption et l’application d’un programme raciste qui met les Juifs français au ban de la nation, en attendant une solution « européenne » sur leur sort.[6] Doriot franchit une étape supplémentaire, passant des paroles aux actes, quand 300 à 400 militants du PPF en uniforme participent à la rafle du Vel d’Hiv le16 juillet 1942.[7]

Avant la guerre, l’antiracisme se conjugue avec le pacifisme. « Contre l’antisémitisme pour la paix », « Pacifistes de tous les pays unissez-vous », tels sont les titres de Droit de vivre, le journal de la LICA.[8]  « Le pacifisme a eu une importance proportionnée à la force de la détestation que la plupart des gens conservaient de l’expérience de la Première Guerre mondiale. Elle avait laissé un sentiment d’horreur absolu : ayant pris conscience de l’atrocité et de l’absurdité de la guerre, ils s’étaient juré de tout faire pour en prévenir le retour », écrit l’historien René Reymond.[9] Cette analyse s’applique parfaitement à Doriot et à Déat. « Doriot fut le héros et le leader des grandes campagnes antimilitaristes lancées par le parti communiste au cours de la décennie 1920 ». « Déat, pacifiste depuis toujours. Figure de proue du pacifisme français de la fin des années 1930 », écrit l’historien Simon Epstein.[10] Tous les deux sont en 1938 « munichois ». C’est le fameux cri de Déat en 1939 : « Mourir pour Dantzig, non ! »[11]

Alors comment comprendre que, quelques années plus tard, ces pacifistes soient prêts à « mourir pour le Reich ! » Car c’est bien leur nouvel engagement. Lorsqu’il reçoit un titre dans les SS, Déat prête serment d’allégeance à Hitler : « Je jure de t’obéir, à toi et aux chefs que tu m’auras désignés, jusqu’à la mort ». Une fois encore Doriot passe aux actes. En juin 1941, lors de l’invasion de l’URSS, il est un des fondateurs de la Légion des Volontaires Français contre le bolchevisme (LVF). Ils sont 6 000 dont une bonne moitié membres du PPF à rejoindre avec Doriot lui-même les troupes allemandes qui combattent les Russes.[12] Le pacifiste est devenu guerrier. Plus prudent Déat s’est contenté le 27 août 1941 de participer à Versailles à la cérémonie de départ des premiers combattants de la LVF.[13]

Troisième paradoxe, Déat et Doriot sont à l’origine des dirigeants marxistes militants. Or les pires ennemis des nazis, avant même les Juifs, ce sont les marxistes. Dans les années 1920 et début 1930, des batailles rangées dans les rues allemandes font des milliers de morts et des dizaines de milliers de blessés. Dès l’accession de Hitler au pouvoir, qu’ils soient communistes ou sociaux-démocrates, les SA les ont éliminés. Ils ont fui à l’étranger ou ont été emprisonnés par milliers dans des centaines de camps sauvages où les SA les ont martyrisés.[14]

En 1924, Doriot dirige les Jeunesses communistes, il est membre du Comité central du parti, député de la Seine, et en 1931 maire communiste de Saint-Denis.[15] Peut-on imaginer un marxiste plus engagé, plus convaincu ?

Déat est élu trois fois, en 1926, en 1932 et en 1939, député du parti socialiste SFIO. Il est brièvement ministre de l’Air du Front populaire en 1936. A l’époque la SFIO est un parti marxiste qui adhère à la Quatrième internationale dont la doctrine est « la destruction du système capitaliste comme régime de propriété et comme système d’oppression ».[16]

Précurseurs de la lutte contre le fascisme, Doriot et Déat sont devenus des suppôts de l’Europe nouvelle sous la botte du troisième Reich.[17] On dépasse ici collaboration, complicité ou connivence. Les deux hommes se sont intégrés au système nazi. Doriot résume sans équivoque son programme dans le Cri du peuple du 6 novembre 1942 : « Nous voulons faire de la France un pays totalitaire (…) national, socialiste, impérialiste, européen, autoritaire ».[18] L’organe de presse officiel du PPF a atteint les 100 000 exemplaires, c’est dire l’importance de sa diffusion.[19]

Il y a plus grave encore. Derrière eux Doriot et Déat ont entraîné des dizaines de milliers de militants. Ensemble le PPF et le RNP dépassent les 60 000 militants.[20] La grande majorité sont issus de la gauche d’avant guerre. En 1941, la Commission permanente du RNP de 14 membres, outre Déat, comprend 11 socialistes et 2 communistes. La même année, le directoire du PPF compte 5 communistes sur ses 11 membres.[21] L’historien René Reymond se demande « par quel étrange retournement ces précurseurs de la résistance au fascisme ont pu se muer en parangons de l’Europe nouvelle sous l’égide du troisième Reich ? »[22]

Jean-Paul Sartre donne une explication : « Si le pacifisme français a fourni tant de recrues à la collaboration, c’est que les pacifistes, incapables d’enrayer la guerre, avaient tout à coup décidé de voir dans l’armée allemande la force qui réaliserait la paix (…).Ils ont vu la victoire nazie apporter au monde une paix allemande comparable à la fameuse paix romaine (…) ainsi est né un des paradoxes les plus curieux de ce temps : l’alliance des pacifistes les plus ardents avec les soldats d’une société guerrière ».[23]

Que le pacifisme de Déat et de Doriot les ait entraînés à accepter la paix, la domination allemande, quoi de plus normal pour des hommes qui étaient prêts à accepter la paix quel que soit son prix. « Plutôt la servitude que la guerre ».[24] Mais ils ont franchi la ligne rouge en soutenant activement les guerriers allemands et en s’inféodant au régime nazi. En pacifistes convaincus, ils devaient suivre la voie prise par l’autre grand mouvement pacifiste, le Mouvement international de la réconciliation (MIR).

André Trocmé, le pasteur emblématique du Chambon-sur-Lignon était l’exemple à suivre. Membre du MIR depuis les années 1920, il en deviendra le président après la guerre. Pacifiste, objecteur de conscience, il prône la non-violence. Son engagement dès 1934 : « trouver un moyen de résister au nazisme sans tuer des hommes ».[25]

Il sauvera des centaines de Juifs et refusera toute collaboration avec les autorités de Vichy et l’occupant. Il appelle ses fidèles à « opposer les armes de l’Esprit à la violence exercée sur leur conscience. »[26] Il réprouve la résistance armée qui s’installe aux portes du Chambon.

Déat, Doriot et leurs dizaines de milliers de militants ont préféré suivre la voie de la trahison de la cause du pacifisme, ils ont renié leurs convictions marxistes et antiracistes. Ils ont « vendu leurs âmes au Führer ». Des « hommes de gauche authentiques, parmi les plus sincères et les plus engagés de l’avant-guerre, ont rejoint les partisans d’une collaboration directe avec l’Allemagne nazie ».[27]

 

Par Marc-André Chargueraud.

[1] EPSTEIN Simon, Un paradoxe français. Antiracistes dans la collaboration et antisémites dans la résistance

Albin Michel, Paris, 2008, p. 196

[2] Ibid. p. 222.

[3] Ibid. p. 196

[4] BURRIN Philippe, La dérive fasciste, Seuil, Paris, p. 442.

[5] EPSTEIN, op. cit. p. 226.

[6] BURRIN, op. cit. p. 484.

[7] Ibid. p. 475.

[8] EPSTEIN, op. cit. p. 267.

[9] REYMOND René, introduction p.17  in HANDOURZEL Rémy et BUFFET Cyril, La collaboration à gauche aussi…Perrin, Paris, 1989.

[10] EPSTEIN, op. cit. p. 368.

[11] Ibid. p.196.

[12] EPSTEIN, op. cit. p. 227. BURRIN, op. cit. p. 472.

[13] BURRIN, op. cit. p. 429. Déat sera blessé dans un attentat lors de la cérémonie.

[14] CHARGUERAUD Marc-André, Tous coupables. Les démocraties occidentales et les communautés religieuses face à la détresse juive. 1933-1940. Cerf, Labor et Fides. 1998, chapitre 5, p, 89.

[15] HANDOURZEL et BUFFET, op. cit. p. 196. EPSTEIN, op. cit. p. 221.

[16] BURRIN, op. cit. . 147.

[17] REYMOND, op.cit. p. 13.

[18] HANDOURZEL et BUFFET, op.cit. p. 197.

[19] BURRIN, op. cit. p. 466.

[20] ZUCCOTTI Susan, The Holocaust, the French and the Jews, New York, 1993, 1993, p. 281. Citant Henri ROUSSO, La Collaboration, les noms, les thèmes, les lieux, MA Editions, Paris, 1987. DREYFUS François-Georges, Histoire de Vichy, Vérités et Légendes, Perrin, Paris, 1990, p. 686.

[21] EPSTEIN, op. cit. p. 330 et 332.

[22] REYMOND, op. cit. p. 13.

[23] EPSTEIN, op. cit. p. 360

[24] REYMOND, op. cit. p. 17.

[25] MENUT George. André Trocmé, un violent vaincu par Dieu in ECREVE André et POUJOL Jacques éd.  Les Protestants Français pendant la Seconde Guerre mondiale, Actes du colloque de Paris les 19-21 novembre 1992. Société de l’Histoire du Protestantisme français, juillet-septembre 1994. p. 391.

[26] www.chambon.org/lesl_texte_1940_fr.htm

[27] HANDOURZEL, op. cit. p. 26.

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