Éric Cantona et Jamel Debbouze ont implicitement accusé Didier Deschamps de racisme. Quant à Karim Benzema, il a déclaré à un magazine espagnol qu’en ne le sélectionnant pas pour l’Euro 2016, Deschamps avait «cédé à la pression d’une partie raciste de la France». Que cela vous inspire-t-il?

Laurent BOUVET. – Régulièrement, la composition de l’équipe de France de football en termes d’origine «ethno-raciale» (j’utilise le terme des sciences sociales ici) devient un sujet d’actualité. Parfois parce que certains remarquent ou déplorent qu’il y ait trop de joueurs «de couleur», d’autres, comme ici, soulignent qu’il n’y en a pas assez ou plus exactement que certaines origines ne sont pas représentées.

Dans tous les cas, il s’agit comme à de nombreuses occasions de la vie publique désormais, de l’expression d’une forme d’obsession identitaire. Penser aux différences de ce type, les mentionner comme un élément-clef de la composition de l’équipe nationale, y voir telle ou telle intention raciste, etc. Voilà précisément ce qu’est l’obsession identitaire. Qu’elle s’applique au sport le plus populaire et à l’équipe du pays n’est pas étonnant de ce point de vue.

Des considérations de ce type se sont multipliées depuis les années 1970-80 (selon les pays), les enjeux dits «identitaires» sont devenus centraux sur la scène politique: revendications de reconnaissance de leur identité spécifique de la part de multiples minorités (genre, orientation sexuelle, territoire, religion, origine ethno-raciale…) ; durcissement des conditions sociales dû à la crise économique et conflit pour la distribution de ressources devenues plus rares ; politiques publiques axées sur le respect de la diversité et des différences culturelles ; radicalisation religieuse ; montée des populismes nationaux ; etc. Ces dernières années, les tensions sont devenues plus vives, les prétextes à polémique plus fréquents encore du fait de la médiatisation considérable dont bénéficient ces enjeux.

Les propos d’Éric Cantona et de Jamel Debbouze s’inscrivent pleinement dans ce cadre. Ils sont tenus par deux personnalités très connues, ce que leur donne immédiatement un écho important, d’autant plus qu’ils concernent le foot et l’équipe de France à la veille d’une compétition internationale qui aura lieu en France. Il faut toutefois les distinguer quant à leur portée même s’ils pratiquent chacun une forme de réduction des choix du sélectionneur à l’origine ethno-raciale des joueurs. Et cela correspond totalement, malheureusement, aux tensions dans la société française à propos de ces enjeux.

Éric Cantona reproche à Didier Deschamps d’avoir un nom «très Français» tandis que Jamel Debbouze parle de «nos représentants». Sans le vouloir, Cantona et Debbouze pratiquent-ils une forme d’ «essentialisation»?

Ce qu’a dit Cantona relève autant de la bêtise de quelqu’un qui n’a visiblement jamais réfléchi sérieusement à la question et qui règle peut-être des comptes dans le milieu du football. En tout cas, imputer au sélectionneur de l’équipe de France des choix en fonction de l’origine des joueurs à partir de son identité propre (son nom!), c’est profondément stupide, et même injurieux. D’autant qu’il me semble, sans être un spécialiste, que l’équipe de France ne manque pas de talents issus d’origines différentes. Voir du racisme dans les choix de Didier Deschamps n’a donc aucun sens.

Ce que dit Jamel Debbouze en revanche est plus intéressant et mérite que l’on s’y attarde davantage. Il dit en fait trois choses assez différentes: d’abord qu’il regrette la non sélection de joueurs de talent qu’il apprécie ; ensuite que ces joueurs en raison de leur origine auraient représenté au sein de l’équipe de France une partie de la société française notamment de la jeunesse ; enfin qu’ils paient ce qu’il appelle la situation sociale du pays.

Sur l’aspect purement sportif de la chose, on est dans la généralité habituelle d’un pays qui compte quasiment autant de sélectionneurs que de citoyens. Mais il n’y a qu’un sélectionneur et c’est lui qui choisit en fonction de critères qui le regardent.

Le lien entre les origines et la nécessité de la représentation de celles-ci dans l’équipe soulève la question, vaste et récurrente, de la manière dont on représente, publiquement, en politique, dans les médias, dans les entreprises, etc. ce que l’on a pris l’habitude de nommer la diversité. Est-ce que l’on doit, en toute chose et en tout lieu, avoir une représentation ethno-raciale exacte de la diversité de la société française en la matière? Est-ce que c’est le meilleur moyen de lutter contre les discriminations qui ont lieu sur ce critère à l’égard d’une partie de la population? Est-ce qu’une représentation exacte de cette diversité permettrait de mettre fin aux discriminations? Ce sont des questions toujours ouvertes, en suspens. La vaste littérature empirique dont on dispose dans les sciences sociales par exemple ne donne pas de certitude en la matière. Les expériences de politiques publiques non plus. On reste dans l’ordre de l’expérimentation. Qu’il faille d’un côté reconnaître comme égaux en droits et possibilités (professionnelles notamment) l’ensemble des citoyens sans distinction d’aucune sorte, c’est une évidence. Qu’il faille composer chaque corps professionnel ou chaque équipe national en fonction de la diversité de tel ou tel critère d’identité, c’est plus douteux. Les considérations de mérite, de capacité individuelle, d’esprit d’équipe, de comportement social, etc. sont tout aussi déterminantes. J’ai l’impression que c’est le cas ici, avec Benzema et Ben Arfa.

Jamel Debbouze pose aussi la question du contexte et de son poids sur la décision de Didier Deschamps, sous-entendant que celui-ci aurait été influencé, négativement, par la «situation sociale». C’est là une question complexe à nouveau. On peut se dire qu’il est évident en effet que le contexte général influence le sélectionneur, surtout pour une compétition qui se déroulera en France. Et qu’il préfère ne pas ajouter à la pression sur l’équipe le poids de comportements individuels qui peuvent poser problème. En revanche, dire que ces deux joueurs «paient la situation sociale» à raison de leur origine est plus difficile à démontrer. Si le sélectionneur avait écarté tout joueur d’origine étrangère ou supposément de religion musulmane, le reproche aurait été plus fondé. Là, ce n’est absolument pas le cas.

On relèvera par ailleurs cette étrange référence à la Silicon Valley dans le propos de Jamel Debbouze. Étrange parce que l’économie de l’innovation en Californie n’a rien d’un paradis de la justice sociale et les dernières études sur le sujet démontrent plutôt qu’elle maintient voire accroît les inégalités sociales à partir des situations déjà établies, notamment en matière de diplôme et d’origine sociale. Étrange surtout parce que le modèle dont Jamel Debbouze est un éminent représentant – comme les deux footballeurs en question – renvoie à une forme d’assignation des jeunes d’origine étrangère, issus du Maghreb ou d’Afrique à des voies de réussite (le show business et le sport) très étroites. On n’entend d’ailleurs jamais ou très peu ceux de ces jeunes qui ont réussi dans les métiers de l’innovation notamment expliquer qu’il faudrait réserver telle ou telle place à «leurs» représentants ou qu’il faudrait que ceux-ci figurent impérativement dans tel ou tel secteur de l’économie.

Tous deux s’expriment au nom de l’antiracisme. Ce concept a-t-il été totalement dévoyé? Pourquoi?

Totalement non, car on peut continuer, on le doit même, de lutter contre le racisme et les discriminations dues à tel ou tel trait d’identité chez les individus. C’est le rôle de chacun, là où il est, c’est le rôle aussi des politiques publiques, des institutions (je pense ici à la DILCRA au conseil scientifique de laquelle je participe), des entreprises, etc. Bref, l’antiracisme continue d’être une préoccupation et une action indispensables, ne serait-ce que parce qu’il continue à y avoir du racisme.

Mais vous avez raison, il a été en partie dévoyé. Quelqu’un comme Pierre-André Taguieff l’avait bien montré il y a près de 30 ans déjà. C’est encore et toujours le cas aujourd’hui, sous des formes nouvelles. On le voit en particulier dans la manière dont des intellectuels, des activistes, des entrepreneurs identitaires de toutes sortes et bien sûr aussi des associations et des responsables politiques promeuvent des idées et mettent en oeuvre des pratiques racistes au nom de l’antiracisme. Récemment l’organisation de réunions «racialement non-mixtes» (sic) en marge de Nuit Debout ou à l’Université Paris 8 à Saint-Denis, par des collectifs comme les Indigènes de la République par exemple, ont montré la profondeur du problème. De même que ces pétitions et mobilisations contre un Etat supposément raciste.

La confusion entretenue par ces groupes et ces individus qui prétendent défendre les personnes «racisées» à propos des critères de la discrimination («islamophobie», colonialisme, sionisme, capitalisme, domination masculine, «racisme social»…) est symptomatique de la manipulation à laquelle ils procèdent. On a le plus souvent affaire à une forme de gauchisme culturel dont la figure ultime du «damné de la terre» est aujourd’hui devenu le musulman radicalisé. Ce qui conduit depuis l’année dernière notamment à des dérives parfois inquiétantes.

Si bien qu’il est difficile de se battre contre le racisme, et bien entendu plus encore aujourd’hui contre l’antisémitisme, alors que nombre de ceux et nombre des organisations dans la société qui devraient mener ce combat se perdent dans des dérives identitaires et essentialisatrices, démontrant par là que lutter contre les discriminations ne peut se résumer à exalter les identités particulières des discriminés.

Le principe de République une et indivisible est-il mort? Les propos de Cantona et Debbouze sont-ils le reflet des fractures françaises?

Tout ceci participe bien évidemment de ce que l’on peut appeler les fractures françaises même si elles concernent bien d’autres enjeux, sociaux notamment. Et les propos de nos deux vedettes sont bien de leur époque de ce point de vue.

Dire en revanche que le principe républicain de l’unité et de l’indivisibilité, de ce qui nous est commun en fait, est mort, c’est aller vite en besogne. D’abord parce que l’immense majorité de nos concitoyens ne sont pas nécessairement convaincus par les propos du type de ceux tenus par Debbouze et Cantona. Ensuite parce que partout des républicains convaincus sans nostalgie ni illusion luttent contre les dérives identitaires de toutes sortes, à l’extrême-droite comme à l’extrême-gauche. Il faut certes les motiver et les mobiliser pour qu’ils se lèvent et s’expriment dans le débat public. Enfin parce que notre «commun» n’est pas une simple question de choix idéologique ou esthétique mais une nécessité politique. Que serions-nous, nous, Français, si nous n’avions pas cette ambition politique commune, cette volonté séculaire de construire ensemble un pays, de faire vivre le projet national comme notre bien collectif le plus précieux? Les tentations centrifuges sont particulièrement fortes aujourd’hui, bien sûr, mais ce n’est pas une raison. Nous ne sommes ni en 1815 ni en 1870 ni en 1916 ni en 1940. A ces dates, la situation du pays était bien plus tragique et désespérée qu’aujourd’hui. L’exemple de l’Histoire est un réconfort malgré tout.

figarovox

 


 

Du racisme autorisé

Quand le camp du Bien joue avec la guerre civile

Des Indigènes de la République à Eric Cantona, monte une petite musique racialisante sous couvert d’antiracisme. Pour certains, les coupables sont tout trouvés : les «Blancs» en général et les Juifs en particulier.

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Houria Bouteldja (Photo : SIPA.00591553_000018)

Je ne voulais pas parler du livre de Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous, mais l’actualité, cette plaie du chroniqueur, et sa provende aussi, m’oblige à y revenir. Je l’ai lu il y a deux mois, en me disant qu’il faudrait partir de cet « et nous » — mais qui, « vous » ? Les Indigènes de la République, dont Bouteldja est l’égérie ? Trois pelés et quatre barbus. Rien qui méritât cinq lignes. Thomas Guénolé a fait cela très bien chez Frédéric Taddeï.

« Nous » ? De vrais racistes ?

Erreur de lecture. Ce qui constitue ce titre (qui, si je l’écrivais sous la forme Les Arabes, les Juifs et nous, m’attirerait les foudres de la justice), ce sont ces deux virgules et ce « et » qui n’est pas inclusif mais, curieusement, exclusif. Il y a les Blancs, sous-groupe les Juifs — et en face, ce « nous » qui se veut glorieux et qui n’est pourtant qu’un symptôme, comme le serait une fièvre ou une éruption cutanée.

De quoi ce « nous » est-il le nom ? Ma foi, Eric Cantona, qui a manifestement donné trop de coups de tête dans trop de ballons pleins de vide, l’a défini en creux il y a huit jours, et Karim Benzema en a défini les contours 48 heures plus tard : le « nous », ce sont les victimes du racisme supposé du reste de la population française — comprenez, les Blancs, sous-groupe les Juifs. Etonnez-vous après ça que les plus fachos des nervis du FN et les plus extrémistes des salafistes en cours de formation se retrouvent à applaudir Dieudonné…

Jamel Debbouze, que l’on a connu plus inspiré, en a rajouté une couche vingt-quatre heures plus tard — ah, cette dictature de l’émotion et du tac au tac, qui empêche de tourner sept fois sa langue dans sa bouche ou celle de sa voisine… Dire, dire quelque chose, dire du grand n’importe quoi, mais dire !

Dire qu’il y en a pour croire que c’est cela, s’exprimer ! On devrait condamner tous ces gens-là au silence — footballeurs à QI d’huître, humoristes à cervelle d’oursin, journalistes en mal de copies, et chroniqueurs rivés à leur souris. Vingt ans de silence ! À la trappe ! Les francs-maçons, lorsqu’ils acceptent un nouveau frère, l’obligent à se taire un an. Sage précaution dont n’a été exempté que Voltaire, qui avait fait ses preuves. Pythagore imposait cinq ans d’abstinence langagière à ses disciples, le temps qu’ils réfléchissent un peu à la quadrature du cercle.

La nation contre les communautés

Mais nous vivons dans la dictature de l’immédiat. Quand de surcroît un événement aussi minusculement considérable qu’une coupe d’Europe de foot fait bruire ses fuseaux, comme dit Molière, on ne prend plus du tout le temps de réfléchir : l’émotion, même factice, prend le pas sur le raisonnement. La passion, qui parle à tout jamais la langue des supporters et crie, sous une forme ou une autre, « à mort l’arbitre ! », éructe et prétend passer pour de la pensée. Mais la pensée, c’est la pesée. Il faut le temps de poser les éléments du débat dans la balance intellectuelle. Et d’imaginer ce qui fera la tare — encore qu’en l’espèce — Cantona, Debbouze, Benzema et consorts —, on ait tout ce qu’il faut, comme tares et comme tarés.

Peut-être le foot jadis engendra-t-il une geste épique — Polony évoque dans Le Figaro du 4 juin la décision de cette équipe du Dynamo de Kiev qui en 1942 joua dignement contre une équipe d’Allemagne qu’elle avait été sommée de laisser gagner, la battit et finit fusillée. Eduardo Galeano (Le Football, ombre et lumière) et Jean-Claude Michéa (Le plus beau but était une passe) s’en sont délectés. C’est dire à quel point c’est rare. Mais on n’était pas encore dans le sport-spectacle, et c’était une nation qui tentait d’exister sur un terrain de foot — pas une « communauté » maghrébino-musulmane, née en 2001 en sifflant la Marseillaiselors d’un France-Algérie qui a donné le ton aux décennies à venir.

Parce qu’il faut le dire clairement : les racistes, les vrais racistes, ce sont ces imbéciles (qu’ils soient stupides n’enlève rien au forfait, sinon on excuserait 99% des truands, qui se déplacent en bandes pour être sûrs d’avoir deux neurones) qui se croient persécutés sous prétexte qu’ils gagnent des millions pour occuper du temps d’antenne entre deux pubs.

Mais ce que je voulais ajouter à l’article lumineux de Polony, c’est que ces manifestations de la Bêtise pure et dure ne sont jamais que le produit du discours ambiant, le discours du PS et de Terra nova, le discours du camp du Bien et du fascisme rose, comme dit Emmanuel Todd dans une tribune récente. À jouer les Beurs contre les autres, à légitimer la Marseillaisesifflée, à prendre au sérieux les revendications identitaires, à passer des compromis avec des fondamentalistes pour gagner troix voix, comme l’a raconté Malek Boutih (qui est à peu près tout ce qu’il reste de sensé au PS, depuis que Céline Pina ou Pierre Bouchacourt, qui tenaient les mêmes propos, en ont été exclus), on légitime les propos les plus racistes — puisqu’aussi bien on ne les dénonce pas. Pauvres petits musulmans milliardaires, qui prétendent parler pour tous les « frères » exclus !

Comme s’il n’y avait des pauvres que parmi les musulmans, comme s’il n’y avait d’exclus que parmi les Maghrébins, comme s’il n’y avait de révoltés que chez les « indigènes » ! Comme si j’étais raciste parce que je m’oppose à la réforme du collège — et à tous les mauvais coups multipliés par Vallaud-Belkacem contre l’Ecole de la République.

Le PS, désespéré à l’idée d’être privé l’année prochaine — et pour de longues années — de toute représentation ne sait plus que faire pour cliver la France en deux partis opposés — le camp du Bien, et les affreux d’en face. Que l’ex-UMP se laisse écraser, au gré de ses dissensions internes, dans cette tenaille idéologique serait stupéfiant si l’on ne faisait la part du masochisme et de l’envie de ne pas gagner qui semblent parfois les submerger.

Jean-Paul Brighelli

Jean-Paul Brighelli
anime le blog « Bonnet d’âne » hébergé par Causeur.

Publié le 07 juin 2016 / Politique Société Sport

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