Le succès de Stéphane Hessel, de son « livre », est un symptôme intéressant. « Un million d’exemplaires vendus! Ce n’est plus un succès c’est un phénomène de société! », me dit un ami. Je me jette sur le « livre », il a treize pages écrites.

Il rappelle le programme de la Résistance pendant la Seconde guerre, et constate qu’aujourd’hui ces belles idées sont trahies. Il nous dit qu’il faut s’indigner, que c’était ça, que le ressort de la Résistance. Lui-même sent que ce n’est pas évident car, il précise: pour voir les « choses insupportables » de ce monde, « il faut bien regarder, chercher ». « Cherchez un peu, vous allez trouver », lance-t-il aux « jeunes ». Ils doivent « chercher » de quoi s’indigner. Curieux, l’indignation, en principe, vous fait exploser, et même cesser de penser pour mieux jouir de votre colère. Voyez le peuple tunisien, ses jeunes n’ont pas eu besoin de « chercher », ils se sont indignés et ils y sont allés : un jeune marchand de légumes s’est suicidé, façon de dire en acte que « ce n’est pas une vie », et les yeux de tout un peuple se sont ouverts sur le possible.

Or le grand sujet d’indignation que propose S. Hessel c’est la Palestine, l’injustice de l’opération à Gaza. Ça l’indigne, au point de lui faire dire des choses très inexactes : « Gaza, c’est une prison à ciel ouvert pour un million et demi de Palestiniens ». Ceux qui y vont de temps à autre sont un peu surpris. Le Hamas « n’a pas pu éviter que des roquettes soient envoyées sur les villes israéliennes ». Ceux qui croient que c’est le Hamas qui contrôle la Bande et orchestre leur envoi, sont aussi surpris. En 1948, « plus de trois millions de Palestiniens sont »>Article original chassés de leur terre par Israël ». Ceux qui pensent qu’ils étaient huit cent mille (à peu près le même nombre que celui des Juifs qui ont dû quitter le Monde arabe en y laissant tous leurs biens) s’étonnent. Certes ils sont devenus trois millions avec le temps; mais deux millions deux cent mille n’ont pas pu être chassés puisqu’ils n’étaient pas nés en 48.
Que Hessel n’aime pas Israël, qu’Israël soit son grand sujet d’indignation, c’est son droit. Mais pourquoi, de l’enrober d’un rappel sur la Résistance et les mérites de la non-violence (ce qui est contradictoire, car le seul mérite de la Résistance c’est d’avoir été violente), pourquoi cela produit-il un tel succès? La tendance qui veut lier la résistance aux nazis et la résistance à Israël, décrit comme Etat nazi, serait-elle si forte? Ou veut-on la renforcer? En tout cas elle n’a pas encore montré une indignation déferlante. A moins que les lecteurs du « livre » ne soient pas sur ses positions, et soient mus ou émus par autre chose ? Mais quoi ?

Je pense qu’au départ, ils sont intrigués, fascinés par cet homme très vieux qui parle de façon claire et jeune. Cela qui suffit à ébranler – violemment – l’image des pères ou des grands-pères qui vieillissent en perdant la tête, ou qui sont un peu confus et retirés. On a là un jeune patriarche de 93 ans qui distille la sagesse. Peu importe que certains grattent dans son histoire et révèlent que ce n’était pas un déporté comme les autres, qu’il n’a pas pris part à la rédaction des droits de l’homme mais qu’il était là comme secrétaire ; peu importe que beaucoup se demandent ce qu’il a fait, ou s’il s’est indigné de 48 à 2010. Un phénomène massif cueille des signifiants, comme pour faire un bouquet, des signifiants qui n’ont pas à être vrais mais qui sont là, disponibles, et qui parlent à l’affect : un jeune papy « hyper-lucide » vous lance le bon message : réveillez-vous! à l’heure où pères ou grands-pères s’endorment ; il s’approprient nos réveils par un effet suggestif. Indignez-vous ! trouvez indigne ce qui vous entoure, et laissez pour l’instant votre propre dignité.

Bien sûr, on est un peu déçu d’apprendre que ce qu’il y a de plus indigne au monde c’est Israël. Mais les acheteurs du « livre » lui passent cette marotte. Sa vindicte envers l’Etat juif peut d’ailleurs trouver sa source dans une impasse de la transmission : son père juif, converti au protestantisme, a dû léguer de ce côté-là un trait négatif ; qu’on trouve aussi chez certains Juifs anti-Juifs : ils se sentent marqués par quelque chose qu’ils comprennent mal, dont ils sentent la force, et à laquelle ils n’ont pas pu avoir accès. S’ils veulent vraiment en être purs, cela peut les mettre en colère, les jeter dans l’indignation, les pousser à faire haro sur ce qui incarne ce trait-là. (On parle de bouc émissaire ; c’est plus complexe.)

Cela leur impose en tout cas une posture très partiale sur le conflit du Proche-Orient. Etre partiel, littéralement, c’est ne voir qu’une partie. Ainsi, à propos des Israéliens, qui parlent de « terrorisme non-violent » (s’agissant des islamistes qui visent, plutôt qu’à les vaincre, à les déconsidérer), Hessel ajoute: « Il faut être israélien pour qualifier de terrorisme la non-violence ». Que dirait-il si au lieu d’Israélien on mettait arabe: « il faut être arabe pour dire ceci ou cela? De même, en citant Sartre: « Et s’il est vrai que le recours à la violence reste la violence qui risque de la perpétuer, il est vrai aussi que c’est l’unique moyen sic »>Article original de la faire cesser », il donne raison aux terroristes, pourquoi pas ? Mais appliquons cette même phrase aux Israéliens : eux aussi pensent que leur violence est « l’unique moyen » de faire cesser celle de l’autre. Là encore, le sage n’a pas vu les deux côtés de la chose. Jugement juvénile, impulsif, débordé par la vindicte.

Bref, ce « livre », dont le cœur, le milieu, fait haro sur Israël, retombera comme le fameux épisode de la flottille pour Gaza – où des gens se sont indignés, où les médias ont surchauffé, avant qu’on passe à autre chose. Ici, il y aura tout de même un reste, un ou deux millions d’euros, que le sage ne mettra pas dans sa poche (l’argent c’est trop « sale »…, il compte le verser à une instance qui organise le boycott d’Israël. Boycotter des produits, c’est le droit de chacun, mais imposer le boycott, donc empêcher des gens d’acheter les produits qu’ils veulent, de rencontrer des artistes, écrivains, chercheurs ou marchands qu’ils veulent, c’est leur imposer ce diktat: vous rencontrerez ces gens et achèterez leurs produits lorsqu’ils auront fait changer la politique de leur pays. Là encore vision partiale et juvénile : que diriez-vous si des gens nous sanctionnaient parce qu’on n’arrive pas à changer la politique de la France ? Y aurait-il de quoi s’indigner contre ce jeune vieux sage ? A quoi bon ? Si son appel avait été entendu, on aurait eu une belle « manif » dans Paris, et une autre le lendemain, et encore une ; beaucoup auraient campé dans les rues la nuit, un peu comme à Tunis, jusqu’à ce qu’on donne satisfaction au Hamas. Mais cela n’a pas été. Juste un haro de plus, qui conforte certains dans l’idée qu’ils savent tout du Conflit, que leur idée, déjà faite, est bien faite.

Ce qui est sûr, c’est que dans Etats arabes, les peuples s’indignent l’un après l’autre, mais pas sur ce thème, pas sur ce conflit, signe d’une certaine maturité.

Daniel Sibony

Psychanalyste, écrivain. A publié récemment: marrakech, le départ, roman, et Les sens du rire et de l’humour, (Odile Jacob)
www.danielsibony.com et www.youtube.com/user/danielsibony

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