Politique étrangère et diplomates, une longue histoire.

Par Alain Pierret, ancien ambassadeur de France en Israël

La commotion qui frappe la diplomatie française, du sommet de la hiérarchie politique à ses acteurs directs au Quai d’Orsay ou sur le terrain, ne saurait laisser indifférent l’un des leurs, fût-il retraité. Le spectacle que certains de ses responsables ont donné depuis le début de l’année est affligeant. Le groupe Marly a eu raison de réagir, de relever l’incohérence et les dysfonctionnements, entraînant stérilité, de notre politique étrangère.

Cette analyse me conduit cependant à quelques réflexions. D’abord, que l’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit pas d’un mouvement soudain, d’un tsunami brutal et ravageur qui frappe seulement la présidence actuelle. Il y a vingt-cinq ans, 180 diplomates du Quai d’Orsay, plusieurs ayant le grade le plus élevé, celui de « ministre plénipotentiaire », s’étaient réunis afin de protester contre des nominations d’ambassadeurs dont le choix tenait bien davantage à leurs relations politiques qu’à leurs compétences supposées. La presse, déjà, en avait fait grand cas.

En réalité, il faut pratiquement remonter aux débuts de la Ve République pour constater que le mal qui ronge le fonctionnement de la »carrière » a des racines bien plus anciennes. Avant leur départ, le général de Gaulle tenait à rencontrer ses ambassadeurs. Cette pratique heureuse de mise en confiance a, sauf pour quelques privilégiés, disparu avec ses successeurs. L’accroissement du nombre d’Etats souverains n’est pas un argument valable, les ministres pouvant y suppléer, ce qu’au demeurant ils ne font pas non plus.

On ignore ainsi que les informations recueillies par nos dirigeants dans leurs conversations ne redescendent pas toujours aux échelons d’exécution. Ainsi de la rencontre entre Georges Pompidou et Brejnev en janvier 1973 à Zaslav, localité biélorusse. Notre délégation à la conférence de Helsinki sur la sécurité et la coopération ne put obtenir la moindre indication sur la teneur de ces entretiens, alors que les Soviétiques ne cessaient de mettre en avant des « progrès » ou des « accords » dont elle n’était pas en mesure de vérifier la réalité.

D’un autre côté, le développement de moyens de communication faciles, rapides et sûrs a conduit les dirigeants politiques à s’entretenir directement à travers le globe – en court-circuitant leurs ambassadeurs. Il m’est arrivé plus d’une fois d’entendre un interlocuteur étranger me dire que le président – ou le ministre, venait d’appeler le sien, sans que j’en sache davantage de l’Elysée ou du Quai d’Orsay.

Dans de telles conditions, ne disposant souvent que d’une information parcellaire sur les orientations que projettent ou prennent ses autorités, un chef de poste n’est plus à même de remplir correctement et sereinement la mission qui lui a été confiée. Au moment de quitter Bruxelles en 1993, un homme politique belge me confiait cette histoire dont nous sommes généralement très friands – habituellement aux dépens de nos voisins : la France et la Belgique sont deux petites nations, mais une seule le sait.

Pour en revenir au monde arabe dont les convulsions présentes sont d’une ampleur dont les conséquences sont encore difficiles à évaluer et nous inquiètent, pour des raisons autant historiques que géographiques, les errements constatés ne datent pas d’aujourd’hui. Les mandatures des précédents présidents n’ont pas été exemptes d’échecs retentissants. Qu’on se rappelle, après celles qui ont longtemps accompagné nos relations avec l’Irak, nos compromissions avec la Libye dans les années quatre-vingt, lorsque le cabinet de Claude Cheysson interdisait à notre représentation new-yorkaise de mettre en cause Tripoli à propos de l’invasion du Tchad (août 1983), avec ce jugement définitif du ministre (octobre 1984) : « Nous en partons s’ils en partent. Nous y reviendrons s’ils y reviennent », ce qui se traduisit effectivement par : « Ils restent, nous partons », tandis que le président Mitterrand rencontrait subrepticement en Crète le « guide de la Révolution ».

En avril 1990, Roland Dumas allait remercier le colonel Kadhafi pour son intervention dans la libération de l’équipage du Silco – « Un geste élevé et humanitaire apprécié à sa juste valeur pour l’avenir des relations entre la France et la Libye » – alors même que ce voilier inoffensif avait été arraisonné par sa marine et « revendu » au Fatah-Conseil révolutionnaire d’Abou Nidal ; le chef de l’Etat lui exprimera de son côté sa reconnaissance « pour lui personnellement et à tous ceux qui ont apporté leur contribution à cette libération ». A l’inverse, le mois suivant, la France gardera le silence sur une tentative, heureusement interceptée, de débarquement palestinien sur les plages de Tel Aviv rendue possible par le soutien naval libyen.

Dans la mesure où elle allait engager nos soldats, la préparation de la guerre du Golfe en 1990 fut un modèle d’incohérence. En juillet, nous avons ignoré les demandes pressantes et répétées du ministre israélien de la défense réclamant une intervention au plus haut niveau à Bagdad en vue d’éviter la catastrophe qu’il pressentait. Il est vrai que son interlocuteur français n’était autre que Jean-Pierre Chevènement ; hostile à une éventuelle intervention militaire, il n’abandonnera son portefeuille qu’après le lancement de Desert Storm.

Mais c’est au sommet de l’exécutif que furent prises les décisions, comme l’envoi de missi dominici à travers le monde, certains rencontrant à plusieurs reprises Arafat qui se déclarait dans la tranchée aux côtés de Saddam Hussein, tandis qu’Israël, futur destinataire des missiles scud irakiens, était, comme je l’écrivais alors, mis en quarantaine. C’est encore de l’Elysée, pourtant informée du prochain déclenchement des hostilités, que partirent les instructions prescrivant à notre ambassadeur au Conseil de sécurité de solliciter un sursis en faveur du dictateur irakien.

Quant à Roland Dumas, contre l’avis de ses partenaires européens et même de l’Arabie saoudite et de l’Egypte, il se rendit en Libye au lendemain des hostilités visiter Kadhafi sous sa tente. Cela valut à la France, qui fut pendant des années l’ardente avocate d’une conférence internationale de paix à réunir naturellement dans sa capitale, de ne pouvoir partager qu’un strapontin avec les onze autres membres de l’Europe à la rencontre de Madrid en octobre 1991.

DES DÉSORDRES ANNONCÉS DE LONGUE DATE

Deuxième remarque en ce qui concerne notre « politique arabe », s’il y eut aveuglement de nos responsables nationaux, ils n’en étaient pas seuls responsables. Au Foreign Office existe de longue date un groupe de diplomates qualifiés d’agents du Camel Corps : suivant Lawrence d’Arabie, ces diplomates généralement formés au centre de Chemla au Liban, cherchent à favoriser les orientations pro-arabes de leur administration. Le Quai d’Orsay a aussi ses « méharistes ». Une tradition bien établie a fait de la direction Afrique-Levant, devenue Afrique du Nord-Moyen-Orient, un bastion jalousement tenu par des agents, au demeurant d’excellente qualité, passés, eux, par Bikfaya, toujours au Liban, sur lesquels se reposaient les politiques désireux d’approcher « l’Orient compliqué ».

Nombre d’entre eux ont été perturbés par l’arrivée d’un nouvel Etat, Israël, considéré comme un corps étranger sur la scène proche-orientale. Ils n’ont pas su percevoir les changements que sa présence et sa transformation en puissance occupante allaient apporter dans la région. Lorsque François Mitterrand décide de recevoir à Paris le président de l’autorité palestinienne, il charge le Quai d’Orsay de vérifier le calendrier. Les diplomates oublient que la date avancée par le chef de l’Etat est celle de la commémoration du Yom HaShoah, l’anéantissement de six millions de juifs ; le précédent, certes moins douloureux, de la visite du président au Togo en janvier 1983 au jour anniversaire de l’assassinat de Sylvanus Olympio par son hôte aurait dû servir de leçon ; cette fois, il est vrai, le responsable de cette bavure était probablement son propre fils Jean-Christophe. Quoi qu’il en soit, il a fallu attendre la disparition d’Arafat en novembre 2004, en France, pour que l’on cesse à Paris de voir le problème israélo-palestinien à travers la seule personne du fondateur de l’OLP pourtant disqualifié depuis plusieurs années aux yeux mêmes de ses proches.

Nos dirigeants se sont gardés de protester lorsque Israël a unilatéralement décidé de modifier les limites du territoire réservé par les décisions onusiennes à Jérusalem, le corpus separatum, car les « experts » du Quai d’Orsay y voyaient une mesure jouant en faveur des Palestiniens, l’agrandissement de la zone israélienne au nord, vers Ramallah, étant plus que compensé au sud par l’incorporation dans les territoires occupés de Bethléem et des localités environnantes fortement peuplées.

Du voyage en Israël de Jacques Chirac à l’automne 1996, les médias ont retenu son algarade avec les agents de la sécurité israélienne ; on aurait surtout dû prêter attention à la présence à ses côtés de Leïla Shahid, représentante d’Arafat en France. Elle signifiait pourtant que, sans attendre un accord internationalement agréé, nous reconnaissions la souveraineté palestinienne sur ces quartiers. Il est aussi le seul chef d’Etat occidental à s’être rendu à Damas pour les funérailles de Hafez El-Assad.

Ces dernières semaines ont fait apparaître de graves carences du pouvoir actuel dans le fonctionnement de notre diplomatie. Il serait toutefois injuste de l’en rendre seul responsable. Ces désordres étaient, pour nombre d’entre eux, prévisibles voire annoncés de longue date. Dès lors qu’ils sont tenus pour quantité négligeable, qu’au surplus nombre de conversations se déroulent directement entre présidents ou ministres, les ambassadeurs ne sont plus en mesure d’assurer en bonne connaissance de cause et avec sérénité les responsabilités que la plus haute autorité du pays leur a confiées. Sans oublier l’oukase qui, à l’occasion, y met un terme brutal. On a beaucoup parlé du récent remplacement de notre représentant en Tunisie, on pourrait aussi rappeler celui qu’au début de la présidence mitterrandienne une étonnante confusion géographique entre Niger et Nigeria émanant de ses bureaux conduisit au rappel de l’ambassadeur à Niamey sans qu’aucune explication lui soit donnée, comme aussi au Quai d’Orsay.

Nos diplomates devront d’ailleurs bientôt compter avec la diplomatie parallèle que met en place l’Union européenne. Restera en guise de consolation, et j’y ai pour ma part toujours pris un plaisir immense, le contact avec les gens du terroir, comme on dit aujourd’hui. Ce ne sera pas le moindre élément positif de ce qui restera de leur mission.

Alain Pierret, ancien ambassadeur

LEMONDE.FR

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