En 2015, Mein Kampf tombera dans le domaine public. Soixante-dix ans après la mort d’Adolf Hitler, ce livre sera librement publiable, en application du droit d’auteur.Ce pavé dont la lecture est pour le moins indigeste, l’un des best-sellers du XXe siècle, la « bible » du régime nazi, franchira donc bientôt une nouvelle étape dans son existence publique. Cette étape peut paraître symbolique – en effet, on trouve déjà aujourd’hui des exemplaires de Mein Kampf dans diverses langues, et en version électronique gratuite sur Internet -, mais de nombreuses nouvelles éditions sont à prévoir, dans des buts variés, politiques ou commerciaux.

Alors que faire ? Espérer que le livre, qui s’est probablement vendu à 100 000 exemplaires officiels en France depuis 1945, meure de sa belle – ou moins belle – mort est une idée bien naïve. L’objet bouge encore, fascine, terrifie et suscite des projections souvent irrationnelles. Loin de vouloir le censurer ou l’interdire, ce qui serait une erreur majeure, nous pensons qu’il faut le prendre en main, le lire, le faire lire aux étudiants, l’expliquer et étudier son histoire éditoriale compliquée.

Bref, il faut prendre date. Et préparer ce tournant, et s’y préparer plusieurs années à l’avance, à cause de l’importance de l’enjeu. Pour cela, il faut aller dans trois directions : obtenir qu’un avertissement soit apposé sur le texte, que des éditions scientifiques soient publiées et que les acteurs d’Internet se mobilisent pour placer, là aussi, des signalétiques adaptées à la communication en ligne. Nous défendons l’idée que cela soit décidé en premier lieu au sein de l’Union européenne, là où s’est déployée la destruction nazie. Il est temps que l’Europe unifiée décide du statut de ce texte qui a déterminé son histoire, statut qui est aujourd’hui complexe et flou, reflétant les difficultés que l’on a encore à appréhender l’ouvrage.

Certes, les Protocoles des Sages de Sion (un faux antisémite sans revendication possible de droits d’auteur aujourd’hui) ont été, et sont encore probablement plus diffusés aujourd’hui que Mein Kampf, mais le livre d’Hitler a eu une importance bien plus grande dans l’histoire. Cette importance contraste d’ailleurs avec le faible nombre de recherches qui lui sont consacrées. Si l’objet est bien central, tout se passe comme si l’Europe voulait le mettre à distance. Et l’un des arguments de cette mise à distance, souvent répété, est son caractère illisible. Fatras d’idées souvent datées du siècle précédent, de nationalisme, de pangermanisme, d’eugénisme et de racisme, le livre prétendait toutefois à une certaine cohérence et constitua une bombe à retardement. En Allemagne, il fut diffusé à près de 12 millions d’exemplaires jusqu’en 1945 (les membres des organisations nazies et les jeunes mariés le recevaient en cadeau). Les Allemands ont eu beau jeu de dire après la guerre qu’ils ne l’avaient pas lu : Mein Kampf a été étudié dans les écoles, aux jeunesses hitlériennes, il a été cité à tout-va.

Par ailleurs, son histoire éditoriale est particulièrement compliquée. Les éditions successives en allemand ont été amendées en fonction des visées du moment de la politique extérieure du Reich. Quant à l’histoire de ses traductions, elle reste à écrire.

Depuis 1946, les droits d’auteur du livre sont – comme l’ensemble des biens d’Hitler – la propriété du Land de Bavière. Le Land a tenté pendant des décennies de faire interdire la réédition du livre, intentant même de temps en temps des procès à l’étranger, comme en 1992 en Suède. Embarrassés, les fonctionnaires du ministère des finances du Land sont réticents à s’exprimer sur le sujet. Il semble cependant que la Bavière ait déjà anticipé la fin de ses droits et ait largement diminué ses interventions ces dernières années.

En France, la seule édition complète date de 1934. Elle a été publiée par Fernand Sorlot dans ses Nouvelles Editions latines. Sorlot était un curieux personnage, qui prenait beaucoup de liberté avec le droit d’auteur : ce militant nationaliste a publié Mein Kampf afin de dénoncer le danger nazi, avant de collaborer avec l’occupant. Il sera condamné à dix ans d’indignité nationale à la Libération. Les éditions Eher lui intentèrent un procès dès 1934, avec le soutien d’Hitler lui-même, pour atteinte au droit d’auteur. Non pas qu’Hitler ait voulu limiter la diffusion de son pensum de plus de 700 pages, mais il voulait en éviter une lecture exhaustive en France, pays qu’il attaquait violemment en annonçant l’expansion allemande. Sorlot fut condamné, mais les Nouvelles Editions latines ont continué jusqu’à aujourd’hui à publier le livre. D’où cette ironie de l’histoire : la seule période durant laquelle Mein Kampf a été interdit en France fut celle de l’Occupation. A côté de la version complète, mais à la traduction discutée, des dizaines de versions tronquées ont circulé avant la seconde guerre mondiale. Les sympathisants du nazisme ou les tenants d’une politique d’apaisement en ont gommé les parties les plus violentes contre les juifs ou la France, tandis que ses adversaires voulaient le diffuser à titre d’avertissement.

Aujourd’hui, la situation éditoriale de l’ouvrage varie selon les pays. Il existe une édition récente incomplète en Italie, un ouvrage d’extraits commentés en Israël. Le livre circule aussi largement dans le reste du monde, notamment en Amérique du Sud, en Europe de l’Est, dans le monde arabe et en Iran. En Inde, on le trouve partout, y compris dans les gares et les aéroports. Au Japon, une version manga touche la jeunesse. Les chiffres précis de diffusion manquent, mais il n’y a aucun signe de ralentissement des ventes. Chacun de ces pays y trouve une projection de ses extrémismes politiques : mythes aryens en Iran, antisémitisme catholique au sud de l’Amérique, fascination de l’esthétique du IIIe Reich auprès d’une partie du lectorat japonais. Le récent succès en Turquie – 100 000 exemplaires auraient été vendus en un trimestre en 2005 – serait lié à la montée du nationalisme (sur ces points, voir le documentaire et le livre d’Antoine Vitkine : Mein Kampf. Histoire d’un livre, Flammarion, 2009).

Le rapport du droit à Mein Kampf est donc bien complexe. Les contradictions et incohérences des règles de diffusion actuelles du texte surprennent. Certaines nations interdisent (dont l’Allemagne et l’Autriche), d’autres cultivent la passivité, d’autres acceptent l’application du droit d’auteur, d’autres encore ignorent la mise en oeuvre de ces droits. La France a trouvé une solution intéressante ex post : la cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 11 juillet 1979 (Licra/Nouvelles Editions latines), a imposé l’insertion d’un avertissement. Cette approche a bien fonctionné jusqu’à ce que l’émergence d’Internet la remette en question.

Cependant, alors que l’Europe s’est construite sur son refus de la barbarie nazie, n’est-il pas surprenant qu’il n’existe aucune politique unifiée sur la diffusion d’un texte comme Mein Kampf ?

Nous pensons qu’il est impératif que 2015 soit l’année où Parlement et instances européennes publient une recommandation demandant qu’un avertissement soit inclus dans chaque nouveau volume. Cet avertissement serait inspiré de celui exigé en France depuis 1979. Nous proposons également que cette signalétique s’applique à Internet par une démarche volontaire des gestionnaires de sites et des moteurs de recherche.

Enfin, il est nécessaire que des éditions scientifiques soient publiées en différentes langues et donc en français (un projet peu avancé existe en Allemagne, porté par l’Institut d’histoire contemporaine de Munich). L’usage en serait scientifique, pédagogique ; cela permettrait d’envisager enfin Mein Kampf comme un objet d’histoire et de battre en brèche un certain fétichisme qui entoure le texte. C’est un devoir d’histoire et de prévention pour l’avenir, d’autant plus nécessaire qu’au-jourd’hui les cieux européens s’assombrissent sur les plans économique et politique.

Nous demandons la création d’un Observatoire de la prévention de la haine pour étudier et proposer des solutions autour de la diffusion de Mein Kampf en particulier et de l’ensemble des textes incitant à la violence (ce que les Anglo-Saxons nomment le « hate speech »).

Les trois volets de l’initiative forment un tout. Mein Kampf doit devenir un objet d’explicitation et d’histoire. C’est le seul moyen d’en désamorcer le caractère si fascinant et si destructeur qu’il recèle encore.

Philippe Coen, juriste et fondateur de l’Initiative de prévention de la haine ;

Jean-Marc Dreyfus, historien (Université de Manchester) ;

Marie-Anne Frison-Roche, professeur de droit (Sciences Po Paris) ;

Dominique de la Garanderie, avocate, ancien bâtonnier du barreau de Paris ;

Olivier Orban, éditeur, PDG des éditions Plon ;

Ana Palacio, avocate, ancienne ministre des affaires étrangères espagnole.

Le Monde des livres

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Armand Maruani

Je propose simplement que l’éditeur de ce torchon mette en annexe la liste des 6 millions et autres millions des victimes de cette ordure .