LE SYNODE : UNE DÉFAITE POUR LA DIASPORA ?*

SHMUEL TRIGANO

Le fait le plus intéressant de la déclaration du récent synode tient moins à l’antijudaïsme archaïque qu’il révèle qu’à l’éclairage rétrospectif qu’il jette sur la politique de la diaspora.

L’observateur avait pu remarquer que, depuis la deuxième intifada, le nouveau dialogue judéo-chrétien avait montré ses limites dans l’adversité. Certaines critiques formellement adressées à Israël réactivaient en fait des schémas archaïques de l’antijudaïsme, officiellement rejetés mais persistants dans la conscience collective, comme un héritage culturel inerte.

Ils redeviennent aujourd’hui la parole officielle (1) , déjà annoncée par l’incroyable discours papal à Bethléem, il y a un an (2).

Nous avons ainsi assisté, durant ces 10 dernières années, à la résurrection du vieux discours paulinien sur le peuple d’Israël transposé sur l’Etat du même nom (3), devenu aujourd’hui la figure par excellence d’un peuple juif dans l’histoire des nations, c’est à dire la manifestation privilégiée des Juifs comme collectivité (4). Cette perspective est partagée autant par la mouvance des chrétiens de gauche, les ex-«chrétiens culturels » des années 1960-1970 du type de Régis Debray, que par celle des ex-marxistes du type d’Alain Badiou, mais elle se retrouve aussi dans les discours publics déligitimant moralement le sionisme et l’existence d’un Etat juif, qui ont le tort de ressusciter un peuple qui n’est « bon » que victime ou mort, à titre d’objet pieux du «devoir de mémoire».

Ce discours new look ressuscite la vieille accusation de particularisme juif, au nom de la mondialisation cette fois ci et non plus de la catholicité (catholique = universel, étymologiquement), comme vient pourtant de la réïtérer le synode. Dans la catholicité, forcément impériale, les Juifs comme « peuple » singulier posent un problème, que la création de l’Etat d’Israël aggrave en le rendant souverain. Dans les « universels» idéologiques, à l’instar aujourd’hui de la mondialisation multiculturaliste, l’histoire montre, en effet, qu’il n’y a pas de place pour un « peuple juif ». Le fait que le nouvel antisémitisme a éclaté de façon étonnante dans la mouvance idéologique multiculturaliste (preuve de son caractère totalitaire paradoxal) le souligne aujourd’hui. L’apologie de la « différence » ne supporte pas la « différence » juive.

A ma grande surprise, lorsque ce nouveau paysage s’est installé, dès le début des années 2000, je n’ai entendu aucune réserve de la part des acteurs patentés du dialogue judéo-chrétien, ni vu aucun acte de soutien à la communauté juive dans l’adversité. Bien au contraire, certains des officiels de ce dialogue n’ont pas manqué de se joindre au concert des imprécateurs. C’est la raison pour laquelle je m’en suis personnellement immédiatement écarté. Le plus inquiétant s’est en fait avéré être ailleurs: du côté de ses acteurs juifs qui ont continué à discuter, iréniquement, de spiritualité et de théologie comme si rien ne se passait.

Je ne les entends toujours pas aujourd’hui alors que la déclaration du Synode, déclaration politico-théologique cautionnée par la papauté, montre que ce dialogue est moribond parce qu’il s’avère avoir été fondé sur la non-reconnaissance du peuple juif, un concept indissociable de la théologie du judaïsme – il faut le souligner pour ceux qui prétendent ne conduire qu’un dialogue « religieux ». Faut-il leur rappeler que la révélation dans le judaïsme est faite à un peuple et non à un prophète que ses disciples doivent croire sur parole ? On ne peut séparer, en termes strictement religieux, la révélation sinaïtique de la condition de peuple, de sorte qu’il ne peut y avoir de dialogue « religieux » avec le judaïsme sur une base qui se voudrait uniquement « confessionnelle ». Ceux qui pensent autrement et mettent de côté la condition des Juifs comme peuple dans ce dialogue ne peuvent donc représenter les Juifs ni même le judaïsme.

Le dialogue inter-religieux baigne dans l’idéologie sirupeuse du « dialogue des civilisations » qui n’est autre qu’un programme politico-culturel de l’Organisation de la Conférence Islamique (5) . Il n’est que de lire le discours tenu par le rabbin Rosen, conseiller du Grand Rabbinat israélien et très présent sur la scène de ce dialogue à un niveau international, pour en prendre la mesure et comprendre pourquoi la partie juive est vouée à l’échec (6) même quand elle tente timidement, comme il le fait heureusement – il faut le lui reconnaître – de rappeler les faits concernant Israël. On remarquera notamment comment le rabbin Rosen semble ignorant de ce que fut le destin de la majorité de la population israélienne, les Juifs originaires de 10 pays arabo-islamiques – un destin d’expulsion, d’exclusion et de spoliation (7) – qui annonçait celui des chrétiens contemporains dans ces pays et dont l’exemple constitue le plus fort démenti aux allégations du synode accusant l’Etat d’Israël d’être responsable de leur sort.

Il est aussi significatif que, la plupart du temps, ce dialogue est conduit du côté juif par des personnes de bonne volonté mais incompétentes en matière de théologie, ce qui n’est pas le cas de l’autre côté où les professionnels du dialogue sont de formation intellectuelle très sophistiquée et soumis au système d’autorité hiérarchique de l’Eglise, en vertu duquel tout est « sous contrôle ».

La question est d’une gravité absolue car l’enjeu n’est pas, comme on feint de le croire, telle ou telle politique d’un gouvernement israélien mais la légitimité morale et spirituelle de l’existence des Juifs comme peuple, aujourd’hui la cible des nouveaux antisémites. Céder sur ce plan, c’est justifier la future destruction de l’Etat d’Israël et la débandade des communautés juives diasporiques.

Si ces personnalités juives ne disent mot aujourd’hui, c’est donc qu’elles consentent à entériner la défaite de leur politique que le synode sonne? Cela confirmerait que, si leur dialogue a pu continuer durant ces 10 ans, en dépit d’une réalité politique et idéologique qu’elles ont gravement négligée, c’est bien parce qu’elles ont mis de côté ce qui était le plus important pour le monde juif, à savoir la reconnaissance et l’existence de l’Etat d’Israël, le sanctuaire contemporain de la possibilité d’une existence pleine et entière d’un peuple juif, après la Shoa et la liquidation du monde sépharade.

Une fois qu’on met de côté les problèmes qui fâchent, bien sûr, un « dialogue » peut se tenir comme un décor de théâtre… Mais le « spiritualisme » et la sérénité affichés alors ne sont plus que le masque trompeur d’une défaite.

Ce que j’entends dans la déclaration du synode du Vatican, outre l’ouverture d’un nouveau front contre le peuple juif, c’est aussi l’échec d’une des stratégies de la diaspora dans tous les pays d’Occident, y compris les Etats Unis. Elle ne concerne pas seulement le dialogue judéo-chrétien mais aussi le dialogue judéo-musulman, qui constitue un problème en soi. Le synode nous montre à ce propos combien les deux dialogues s’articulent sur le plan politique.

Cette stratégie a échoué. Elle n’a contribué qu’à affaiblir un peu plus les intérêts du monde juif. Il est temps d’en tirer les conclusions. Ce que nous attendons des acteurs juifs de ce dialogue, c’est qu’ils démissionnent en bloc de toutes ses instances.

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1 – Les paroles de certains membres du synode, interdisant à Israël de « s’appuyer sur la Bible pour défendre une politique de colonisation », sont savoureuses, quand on sait qu’elles émanent d’une doctrine qui a instrumentalisé l’œuvre majeure de l’histoire juive, la Bible, et jusqu’au nom d’Israël, pour les retourner contre les Juifs vivants… Cela relève à ce niveau de la psychanalyse…

2 – Cf. mon blog « La nouvelle politique du Vatican », 17 mai 2009, http://www.controverses.fr/blog/blog_trigano.ht

3 – Paul invente le « nouvel Israël » défini « selon l’esprit » qu’il oppose à un Israël déclaré caduc, celui des « Juifs », celui de « la chair » – des Juifs devenus désormais étrangers à leur propre nom, selon l’Eglise, « nouvel Israël ». Aujourd’hui, l’Israël selon l’esprit, c’est évidemment les Palestiniens, le « peuple souffrant », le nouveau Christ… Toujours opposé à l’Israël réel. Cf. mon livre Les frontières d’Auschwitz, les dérapages du devoir de mémoire, Livre de Poche Hachette, 2005.

4 – Cf. mon analyse dans L’e(x)clu : entre Juifs et chrétiens, Editions Denoël, 2002.

5 – Cf. le dossier de Controverses, n° 9, 2008, « Alliance des civilisations ? »
http://www.controverses.fr/Sommaires/sommaire9.htm

6 – Son discours au synode est traduit par Menahem Macina sur le site de l’Alliance France Israël, http://www.france-israel.org/articles.ahd?idart=1364&page=1
La citation suivante est significative, à la fois de l’audace et de la démission : « Si l’on comprend le concept de dar el Islam dans un contexte seulement géographique/culturel ou bien dans un contexte théologique, la demande critique pour l’avenir de nos communautés respectives est de savoir si nos frères musulmans peuvent ou non considérer la présence des chrétiens et des juifs comme faisant pleinement partie, légitimement et intégralement, de la région dans l’ensemble. Vraiment, le besoin d’aborder cette question est rien moins qu’ « une nécessité vitale… dont… dépend notre avenir ». Effectivement, elle se relie à la vraie question qui est celle des « racines » du conflit israélo-arabe. Ceux qui affirment que l' »occupation » est « à la base » du conflit sont complètement dans l’erreur. Ce conflit s’est poursuivi pendant des décennies bien avant la Guerre des Six-Jours en 1967, avec, pour résultat, la mise sous contrôle israélien de la Cisjordanie et de Gaza. En fait, l' »occupation » est précisément une conséquence du conflit, et la vraie raison qui en est à la base est celle de savoir si le monde arabe peut tolérer une politique souveraine non-arabe en son sein. »

7 – Cf. S. Trigano « La fin du judaïsme en terres d’islam : une tentative de modélisation »,
http://www.controverses.fr/pdf/Fin_judaisme_terre_d_islam_Shmuel%20Trigano.pdf

* Sur la base de ma chronique du vendredi 29 octobre 2010, sur Radio J. A retrouver sur le nouveau site de Raison garder : www.raison-garder.info

La rédaction de JForum, retirera d'office tout commentaire antisémite, raciste, diffamatoire ou injurieux, ou qui contrevient à la morale juive.

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samsamuelson

L’État d’Israël est à nouveau vécu et pensé comme étant le générateur de conflits dont les chrétiens orientaux se seraient bien passés.Le sentiment que tout aurait pu continuer à se passer, plutôt bien, entre chrétiens et musulmans, si n’avait existé l’état d’Israël s’est imposé dans ce synode. L’idée selon laquelle la politique occidentale en faveur d’Israël assimile, aux yeux des musulmans des pays du moyen orient, les chrétiens à cette politique et rend difficile leur présence sur ces territoires s’ajoute au sentiment nostalgique d’une époque d’entente (très fictive) entre chrétiens et musulmans.L’ état d’Israël n’est pas simplement le fauteur de guerres mais encore ce qui compromet une conciliation pacifique entre ces deux religions , son existence même semble compromettre la paix si ardemment souhaitée par les chrétiens orientaux et d’occident.
Il s’agit donc bien d’une question portant sur l’existence même d’Israël (et de son état) qui est posée à l’occasion de ce synode ?
Mais la question qu’il faut se poser est celle de savoir si la réponse à apporter est d’ordre théologique ou d’ordre politique ? Les théologiens juifs actuels font l’impasse sur une politique messianique et les politiques israéliens ne vont pas au delà d’une politique protectionniste sur le plan militaire de leur peuple, mais la politique pour Israël s’entend à deux niveaux « protéger » (là où s’arrête Saul qui se concilie l’amalécite) et « sauver », l’articulation des deux dimensions faisant toute la royauté davidique., dans un au delà de la vision politique du monde des nations.
Tant que la dimension politique sotériologique, messianique, sera absente du discours politique israélien, tant que les théologiens (ravs de toutes obédiences) se penseront contradictoirement au politique nous continueront à nous situer à l’intérieur d’un paradigme qui n’est pas le nôtre dans lequel le politique (le souci de tous et rien que cela) se substitue au théologique.Ce paradigme grec ne dit rien de ce qui fut tenté dans l’antiquité de l’articulation entre les fonctions sacerdotales , royales et prophétiques qui font toute la nouveauté d’Israel.

david

votre analyse mr trigano est d’une clarté absolue j’y contribue de tous coeur et fais le voeux que des milliers de catholique en prenne connaisance comme aldo naouri je souhaite vous retrouvez sur ce site

Nodla

L’analyse de Shmuel Trigano est, comme à l’accoutumée, d’une grande rigueur et d’une très grande finesse. J’y souscris sans réserve et je me réjouis d’y avoir eu accès. J’aimerais qu’elle soit portée à la connaissance du plus grand nombre mais c’est peut-être un vœu pieux. Si votre site en avait donné le moyen, je l’aurais largement diffusée
Aldo Naouri