Le samedi 6 juin 1981, l’ambassadeur américain en Israël, Samuel Lewis, s’apprête à entrer, avec son épouse, Sallie, dans un dîner mondain organisé dans un hôtel de Tel-Aviv, lorsqu’un appel téléphonique l’interrompt.

Au bout du fil, le premier ministre israélien, Menahem Begin : « Sam, veuillez transmettre au président Reagan un message urgent de ma part. Voici une heure environ, notre aviation a détruit le réacteur nucléaire près de Bagdad (à Osirak) ; tous les avions sont rentrés intacts. »

L’ambassadeur Lewis marque une pause, puis dit : « Monsieur le premier ministre, souhaitez-vous ajouter autre chose à propos de cet événement ? »

Begin répond : « Nous allons rapidement briefer vos militaires. »On peut se demander si quelque chose de semblable arrivera, en 2012, à Daniel Shapiro, le jeune ambassadeur envoyé en 2011 par Barack Obama en Israël, pays qui, d’une façon générale, perçoit l’actuel président des Etats-Unis comme le « moins amical » envers l’Etat juif, depuis sa création en 1948.

Un scénario militaire serait un cauchemar pour le président Obama, en campagne électorale pour se faire réélire le 6 novembre 2012. Les prix à la pompe à essence s’envoleraient aux Etats-Unis, faisant à l’inverse plonger ses chances de rassurer l’Américain moyen sur les perspectives de redressement économique.

Dans ce contexte, l’administration Obama a demandé au gouvernement israélien de ne rien faire militairement avant l’échéance du scrutin présidentiel aux Etats-Unis, affirment des sources diplomatiques et issues des milieux de défense et de sécurité, à la fois côté américain, en Europe et en Israël.

L’évaluation américaine de l’imminence de la menace nucléaire iranienne n’est pas identique à celle des Israéliens, plus alarmistes pour le calendrier. Le message américain adressé aux Israéliens est : ne vous précipitez pas, il sera toujours temps d’agir plus tard, et peut-être ensemble, s’il le faut vraiment.

Avec un ajout : vous avez besoin de nous.

Les responsables israéliens répondent en évoquant la « fenêtre de tir » qui se rétrécit. « Au cours des six prochains mois, il faudra prendre une décision, et une non-décision est aussi une décision, dit une source proche du dossier.

Ça se jouera avant la présidentielle américaine. » Sinon, l’hiver étant moins propice à des frappes aériennes, une absence de décision en 2012 reporterait l’affaire à l’été 2013, ce qui donnerait une année supplémentaire aux Iraniens pour poursuivre leur stratégie d’accumulation d’uranium enrichi, à l’abri dans des lieux « bunkerisés ».

En fait, les Israéliens ont cessé de mesurer les travaux iraniens en termes de « lignes rouges » – car tant ont déjà été franchies. Ils se préoccupent désormais du degré d' »irréversibilité » du programme.

« L’Iran s’approche lentement mais sûrement du moment où il entrera dans une zone d’immunité », a déclaré Ehoud Barak, le ministre de la défense, lors d’une conférence internationale sur les questions de sécurité, à Herzliya, au nord de Tel-Aviv, le 2 février.

Cette « zone d’immunité », a-t-il expliqué, c’est « le moment où soit les mesures de protection des travaux (nucléaires), soit leur duplication, rendront une attaque (aérienne) impossible ».

En allusion apparente aux appels américains à repousser toute action militaire, le ministre israélien a mis en garde : « Ceux qui disent « plus tard » pourraient découvrir que « plus tard », c’est trop tard ».

Au centre de l’imbroglio nucléaire iranien et des rumeurs de frappes aériennes qui se sont intensifiées ces derniers temps, il y a l’activité incessante des centrifugeuses, ces tubes métalliques qui enrichissent l’uranium.

Depuis janvier, une batterie d’entre elles opère dans un site, Fordow, creusé à 90 mètres de profondeur dans une montagne, et donc a priori à l’abri des bombes.

Les échanges de renseignements vont bon train entre Israéliens et Américains à propos de ce qui se passe dans ce site : ce qui y entre, ce qui pourrait en sortir…

Car, chacun en est convaincu, cette installation a été conçue par l’Iran comme un lieu sanctuarisé, destiné à produire de la matière fissile utilisable dans un engin nucléaire.

Les responsables américains ont cherché à contrer l’idée que Fordow deviendrait invulnérable à partir d’une certaine date.

Ils ont fait « fuiter » dans les médias des informations du Pentagone sur la préparation de nouvelles bombes américaines « anti-bunker », hautement performantes.

Certains officiels américains suggérant même que des « armes nucléaires tactiques pourraient être la seule option » !

C’est dans ce contexte que se déroule la course contre la montre entre l’impact des sanctions internationales et l’avancée des travaux scientifiques iraniens.

Avec l’embargo pétrolier, les Occidentaux sont passés d’une politique de sanctions centrées sur les activités de prolifération de l’Iran à une stratégie visant ouvertement le coeur de l’économie nationale, et comportant de ce fait l’ambition de provoquer un changement de régime, qui reste inavouée.

Ce tournant n’a pas échappé à la Russie, en particulier, qui fustige un nouvel interventionnisme, hors du cadre de l’ONU.

Les mesures coercitives, couplées aux déclarations américaines répétant que « toutes les options restent sur la table », visent tout autant à retenir le feu des Israéliens qu’à mettre le régime iranien sous pression.

Lorsque le Washington Post écrit, sous la plume du très renseigné David Ignatius, que l’administration américaine pense que des frappes israéliennes sont possibles « au printemps », ou bien quand les conseillers de Nicolas Sarkozy confient qu’une action militaire israélienne « préventive » pourrait se produire à l’été, le message sous-jacent est clair : c’est un « je-vous-ai-compris » adressé aux dirigeants israéliens.

En diplomatie, la perception, la posture, sont souvent plus importantes que les faits.

Ainsi, Barack Obama laisse son ancien conseiller pour le Moyen-Orient, Dennis Ross, dire que, « ne vous y trompez pas », jamais l’occupant de la Maison Blanche n’hésitera à utiliser la force contre l’Iran.

C’est la meilleure façon d’éviter d’avoir à passer par la case « guerre », tout en se mettant à l’abri du reproche de mollesse que lui font ses concurrents du Parti républicain. Le président américain rappelle aussi, au besoin, que la voie militaire « n’est pas la voie préférée ».

Ce qui ne peut être énoncé publiquement, en revanche, c’est la tentation qui semble persister, au sein de l’équipe Obama, de mener une politique d’endiguement (containment) de l’Iran si ce pays franchit ce qui est habituellement décrit comme le « seuil » nucléaire – sans qu’il existe une définition unique et incontestée de ce terme.

« Endiguer l’Iran jusqu’à ce que le régime tombe, nous dit un membre de l’administration, sous couvert d’anonymat.

C’est ce que nous avons fait avec Staline et l’URSS, après tout. » Au début du mandat d’Obama, la secrétaire d’Etat Hillary Clinton avait laissé entrevoir cette possibilité en parlant de « parapluie » américain au Moyen-Orient.

Des « fuites » récentes, dans la presse américaine, parlent d’un scénario du seuil « à la japonaise » pour l’Iran : la détention de la technologie et des composants de l’arme suprême, mais sans l’assembler.

Certains experts font par ailleurs observer qu’historiquement, à moins d’un changement de régime (par exemple l’Afrique du Sud sortant de l’apartheid), aucun pays n’a jamais renoncé au nucléaire militaire une fois atteint un niveau technologique comparable à celui que maîtrise déjà l’Iran.

En public, l’objectif proclamé par les Occidentaux, c’est le démarrage de véritables négociations avec l’Iran.

Ce n’est qu’une fois placé au bord du « gouffre » que le régime iranien finira par « bouger ».

On en veut pour preuve l’arrêt de la guerre Iran-Irak, en 1988, quand la République islamique exsangue avait dû, selon le mot de Khomeiny, « boire la coupe de poison », et déclarer un cessez-le-feu.

La récente reprise des visites de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a été notée, mais fait craindre une nouvelle manoeuvre dilatoire, tant l’opacité iranienne demeure.

L’administration Obama continue de son côté d’essayer des mains tendues, notamment en envoyant des navires militaires américains secourir des marins iraniens perdus dans le Golfe ou kidnappés par des pirates somaliens.

Ce qui a été observé avec grande attention par Washington, c’est la façon dont les Iraniens ont battu en retraite, fin janvier, après avoir menacé le porte-avions USS Lincoln s’il revenait dans les eaux du Golfe.

En fait, quand l’énorme bâtiment a franchi le détroit d’Ormuz, accompagné en plus de navires britannique et français, Téhéran a fait comme si de rien n’était. Ainsi, l’Iran vitupère mais se garde, semble-t-il, de faire déraper la situation militaire en sachant qu’un affrontement avec l’armada américaine ne jouerait pas en sa faveur.

Comme en 2003, quand il craignait une attaque après l’invasion américaine de l’Irak, le pouvoir iranien semble ainsi se livrer à un calcul permanent de « coût-bénéfice ». Un point d’entrée possible pour une solution négociée du problème nucléaire ?

Il se peut que la réponse à la question « y aura-t-il des frappes en 2012 ? » dépende en grande partie de l’état de la relation entre Israël et les Etats-Unis.

Plus précisément, entre deux hommes qui semblent se détester : Barack Obama et le premier ministre israélien, Benjamin Nétanyahou.

Le second fera-t-il suffisamment confiance au premier pour retenir ses avions de chasse jusqu’en 2013 ou au-delà, au prétexte que le succès serait alors partagé ?

Le « faucon » du Likoud conçoit le dossier iranien comme une « menace existentielle » pour Israël et considère que son legs historique ainsi que le « plus jamais ça », après la Shoah, sont en jeu.

Il prend au mot Mahmoud Ahmadinejad et le Guide Khamenei lorsqu’ils appellent à l’élimination de l’Etat juif, comparé à une « tumeur cancéreuse « .

Certains, côté occidental, prêtent des calculs électoralistes au dirigeant israélien. Beaucoup pensent qu’un facteur d’ordre personnel joue énormément : »Bibi » aurait l’obsession de ne pas apparaître faible aux yeux de son père, Benzion Nétanyahou, un intellectuel d’extrême droite.

La politique intérieure aux Etats-Unis, pays où « Bibi » a passé une partie de sa jeunesse, n’a, en tout cas, aucun secret pour le premier ministre israélien, persuadé qu’il « tient » Obama par là où ça peut faire mal.

Le triomphe de Nétanyahou en mai 2011 devant le Congrès américain dominé par les républicains aurait achevé de le convaincre qu’il peut se passer d’un feu vert de la Maison Blanche pour attaquer.

Mais les Israéliens préféreraient de loin que ce soit l’US Army qui frappe l’Iran.

Pour éviter que l’Etat juif, déjà mal à l’aise avec le chamboulement stratégique des révoltes arabes, se retrouve seul.

Pour éviter qu’il soit en première ligne, face aux retombées diplomatiques internationales, et face aux représailles iraniennes.

Ces éléments, ainsi que la question des moyens militaires d’Israël face à un programme iranien éparpillé en un archipel de sites, font l’objet de débats internes intenses. L’appui américain est souhaité afin de produire « une menace militaire crédible », seule susceptible de faire plier l’Iran.

Les services secrets israéliens pensent qu’il reste encore du temps, et qu’une opération militaire attirerait trop de problèmes pour un gain relatif, puisque le programme iranien ne serait que retardé.

Meir Dagan, l’ancien chef du Mossad, a porté ce débat sur la place publique, en vantant par ailleurs l’effet des actions de sabotage. Les militaires sont partagés. Nétanyahou penche pour des frappes.

Son ministre de la défense, Ehoud Barak, partagerait cet avis, mais il met l’accent sur l’importance de la relation avec les Etats-Unis. Il pense qu’un terrain d’entente est possible avec l’administration Obama, que Nétanyahou traite avec distance.

« Bibi » pense qu’il faut passer par-dessus la tête du président des Etats-Unis, en s’adressant à l’opinion et aux élus.

Quand on demande à des connaisseurs qui, dans ce duo israélien, a la main haute, la réponse la plus fréquente est : Nétanyahou.

Mais les préoccupations d’Ehoud Barak sont partagées, si l’on en juge par l’une des tables rondes de la conférence d’Herzliya, intitulée : « Israël est-il un atout stratégique pour les Etats-Unis ? »

Cité dans le récent article, et fort remarqué, du New York Times Magazine intitulé « Faire la guerre ou pas », Ehoud Barak a posé comme condition préalable à une action militaire israélienne « un soutien ouvert ou tacite, en particulier des Etats-Unis ».

A Herzliya, le même insistait : « Les Etats-Unis sont le meilleur et le plus formidable ami d’Israël, et cela est vrai de l’administration Obama ! (…) Nous demandons à nos amis – et c’est leur position – qu’il ne soit pas permis à l’Iran de devenir nucléaire ! »

Comme en écho, l’ambassadeur américain Dan Shapiro avait souligné l' »extraordinaire coordination » entre les deux pays, mais en glissant un commentaire semble-t-il plein d’allusions : « Israël a intérêt à ce que les Etats-Unis soient perçus favorablement, et comme forts, dans le monde arabo-musulman. »

C’est-à-dire, pas débordés par leur petit mais puissant allié dans la région ?

Benjamin Nétanyahou prévoit de se rendre à Washington début mars. L’AIEA doit retourner en Iran les 20 et 21 février.

En 1981, selon le récit qu’en a fait dans ses mémoires l’ambassadeur Lewis, un an environ avant le raid sur Osirak, « le refrain israélien était : soit les Etats-Unis font quelque chose pour arrêter ce réacteur (irakien), soit nous serons obligés de le faire ! »

Puis, six mois avant l’attaque, les « fuites » dans les médias ont subitement cessé.

Plus une seule sonnette d’alarme tirée par les Israéliens ! Ce silence abrupt, « rétrospectivement, c’était l’indice que la décision de bombarder avait été prise », estime Lewis.

Si l’on suit cette logique, la conclusion à tirer est la suivante : tant que, dans les médias internationaux, un « buzz » intensif se poursuivra sur un risque de frappes en 2012, celles-ci ne seront pas imminentes.

Le 6 février, les médias israéliens ont annoncé que Nétanyahou avait ordonné le silence à ses ministres à propos de frappes sur l’Iran.

Natalie Nougayrède

Article paru dans l’édition du 12.02.12
LE MONDE

http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2012/02/13/la-guerre-des-nerfs_1641768_3218.html Article original

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LALOU

On ne le saura probablement pas. Israël ferra le boulot de roi de l’Arabie saoudite. Inutile de préciser le sujet qui associe Israël et l’Arabie Saoudite qui n’ayant pas d’armée et probablement une image à tenir vis à vis des autres pays arabe compte belle et bien profiter de l’armée Israélienne pour porter cette guerre.

Aschkel

That’s the question !

et l’Iran n’était pas bombardé que se passerait-il ?

Iran : Qu’adviendra-il si une attaque n’est pas lancée ?
http://www.israel-flash.com/2012/02/iran-quadviendra-il-si-une-attaque-nest-pas-lancee/

James

DANIEL SHAPIRO,
VOUS ETES JUIF AVANT D’ETRE AMERICAIN