Ghidu Bruchmaier, l’un des doyens de la communauté juive de Bucarest est décédé au milieu de l’été. » Dans le plus humble des juifs vivant, je me sens revivre », disait Franz Rosenzweig. C’est ce que j’ai ressenti au contact de cet homme, habité par la Torah et le Talmud et dont la parole passait toujours par la chair – une clarté sidérante dans le fond des yeux, des gestes qui semblaient toujours portés par une Présence intérieure. Pour lui rendre un dernier hommage, Le Monde des Religions publie, sur son site, un article paru en janvier 2011 qui lui était en partie consacré.

Comme les traits d’une très vieille dame, le cimetière juif de Bucarest se laisse ravager par le temps. Les herbes sauvages plongent les tombes dans un irréversible oubli. Et la communauté laisse faire. Elle sait trop bien que jamais plus elle n’aura assez de mains, assez d’argent pour réparer, entretenir. Et pragmatiques, lucides, presque tous l’admettent : dans quelques années, il n’y aura plus de Juifs en Roumanie. « Il n’y a pas grand-chose à faire, estime le jeune Iavi Rotberg. Notre temps ici est terminé. Les jeunes ne rêvent que de partir. » Son père Isaïa est né dans la petite ville de Jassy, située sur la route commerciale traditionnelle vers la Russie. Plus de 45 000 Juifs vivaient, en 1940, dans ce qui fut longtemps le poumon culturel du pays. Il n’en reste plus que 300. Comme son fils, il n’est envahi ni par la tristesse, ni par la résignation : « Tout a un début et une fin. Désormais, il n’y a plus de culture à transmettre. » à Jassy, aujourd’hui, on ne trouve plus un seul magasin casher.

« Et je vous mets au défi de trouver une famille qui fête le shabbat ! »


Même à Bucarest, le quartier juif a disparu. Des 150 synagogues et lieux de cultes d’avant-guerre, quatre seulement n’ont pas été rasées. Seule trace de la culture yiddish si forte dans toute l’Europe centrale et orientale avant la Shoah : la devanture d’un théâtre où se jouent encore quelques pièces. Mais le répertoire y est de plus en plus restreint et pour en comprendre la langue, les spectateurs ont désormais besoin de casques. Quelques expressions ont bien trouvé refuge dans la langue roumaine, mais le yiddish n’est plus guère parlé que par de vieux sages. « L’un des derniers grands auteurs vient d’ailleurs de mourir », annonce, la barbe hirsute, un homme sans âge sur le pas de la porte de la petite maison d’édition Hasefer, qui jouxte la synagogue de l’Union sacrée.

L’antidote à l’antisémitisme

Ici, même le rabbin principal, Schlomo Sorin Rosen, est un converti, et attend patiemment de rejoindre le Canada l’an prochain, comme pour échapper au naufrage : « C’est difficile d’être juif dans ce pays. Nous étions 800 000 en 1940, nous ne sommes plus qu’environ 6 000. Et sur ces 6 000, il reste quoi, 20 ou 30 pratiquants ? Les gens ont passé leur vie sans religion ; ils ne sont pas totalement assimilés mais presque. Ce ne sont plus que des Juifs culturels, attachés à l’état d’Israël et conscients de l’antisémitisme. »



Ce matin, comme tant d’autres, la communauté microcosmique se réunit au cimetière pour un enterrement, dans la partie mixte, qui compte de plus en plus de tombes. Signe de l’assimilation opérée pendant les années communistes. Les autres, l’immense majorité des survivants de la Shoah, ont préféré quitter le pays après la guerre. Petits artisans, cordonniers, tailleurs et modestes commerçants pour la plupart, ils ont vite compris, lorsque le régime totalitaire a nationalisé le pays, qu’il n’y avait plus de place pour eux.

L’émigration vers Israël est ainsi devenue, dès 1948, l’antidote à l’antisémitisme, l’horizon, le grand souffle. Un lien d’autant plus fort que les Juifs roumains furent parmi les premiers, dès 1882, à incarner le sionisme. Avant même le congrès de Bâle organisé par Theodor Herzl en 1897, plusieurs centaines d’entre eux rejoignirent la Palestine dans une précarité absolue pour y créer des villages agricoles.

Un emprisonnement à ciel ouvert

L’armée des ombres qui remonte humblement la grande allée centrale du cimetière concentre donc à elle seule tout ce qu’il reste de l’âme juive de Bucarest. Durant l’après-guerre, nombre de Juifs furent vendus à Israël, le régime communiste ouvrant et refermant les vannes de façon capricieuse, arbitraire. Mais certains ne passèrent jamais entre les mailles du filet et menèrent ainsi leur existence dans une forme d’emprisonnement à ciel ouvert. Seule une minorité décida, de son plein gré, pour une raison intime, profonde, l’exil intérieur au départ. Et il demeure presque impossible pour eux d’expliquer ce choix sans laisser passer un silence, parfois un sanglot.

Un massacre planifié

À l’inverse, les mots sont difficiles à contenir quand il s’agit d’évoquer les atrocités commises pendant la Seconde Guerre mondiale. « Pendant près de cinquante ans, la Roumanie n’a pas voulu reconnaître qu’elle aussi avait participé activement à la Shoah, témoigne l’historien Carol Iancu. On préférait parler de citoyens roumains tués par des fascistes. » Le rapport mené sous la direction d’Elie Wiesel, publié en 2004, estime pourtant entre 280 000 et 380 000 le nombre de victimes juives en Roumanie et dans les territoires sous son contrôle. Il pointe la responsabilité directe des autorités dans la planification et la mise en œuvre de ce massacre. Le texte se réfère aussi aux travaux de l’historien américain Raul Hilberg qui considère qu’aucun autre pays, à part l’Allemagne, n’a été impliqué à une telle échelle dans le massacre des Juifs.



Il y eut donc, d’abord, le déni des années communistes, commun à tous les régimes sous domination soviétique, et qui consista à rejeter la faute sur l’Allemagne. Mais il y eut pire. Dès 1989, après la chute du régime de Nicolae Ceauşescu, le maréchal Antonescu, premier responsable de l’extermination des Juifs, connut une phase de réhabilitation. « On pouvait trouver des rues à son nom, des statues à son effigie, explique Isaïa Rotberg. Les Roumains ont eu du mal à admettre qu’un homme qui a sauvé la nation puisse aussi être un criminel de guerre. » Depuis quelques années, le travail de vérité est à l’œuvre : un mémorial a été inauguré en 2009 dans le centre de Bucarest. Les autorités ont également créé une journée annuelle de commémoration de l’Holocauste, le 9 octobre, jour anniversaire du début de la déportation des Juifs roumains vers la Transnistrie, et voté une loi (guère appliquée) punissant tout acte de négationnisme en 2006.

Les stigmates, les odeurs, la peur

Pendant plus de cinquante interminables années, les Juifs roumains furent condamnés au silence. Certains n’en ont jamais parlé jusqu’à ce jour. Il fallait oublier, se faire oublier. Mais pas une heure n’est passée sans qu’ils y songent. Leur corps comme leurs âmes en ont gardé les stigmates. Comme ils ont conservé intacts les cartes de géographie de l’époque, les photos, les documents attestant de la déportation, les odeurs, la peur. Pour l’évoquer, Gertrud Reicher préfère tendre pudiquement un papier sur lequel son mari a consigné en français le récit détaillé de ces années.

Le bannissement en Transnistrie

Pour elle, tout commence en 1941. Un an auparavant s’effondrait la grande Roumanie, créée en 1919 et contrainte à présent de céder la Bessarabie et la Bucovine du Nord à l’Union soviétique, la partie nord de la Transylvanie à la Hongrie, et la partie sud de la Dobroudja à la Bulgarie. Ion Antonescu, militaire de carrière, héros de la Première Guerre mondiale, installe alors un régime de terreur et s’engage aux côtés d’Hitler. Il organise la discrimination systématique des Juifs. Ces derniers sont éliminés de tous les secteurs de la vie publique, interdits de mariages mixtes, ils endurent violences, arrestations arbitraires, expulsions de domicile, assassinats. La purification ethnique est encouragée par des déportations et des exécutions de masse. En Bessarabie et en Bucovine du Nord, reconquises durant l’été 1941, des dizaines de milliers d’entre eux sont tués.



Gertrud vient d’avoir 13 ans, elle est évacuée de sa campagne natale vers la ville la plus proche, Vatra Dornei, pour être ensuite déportée vers la Transnistrie, ce territoire ukrainien passé en août 1941 sous administration roumaine, devenu lieu central de bannissement et de mort pour les Juifs de Roumanie. « Tout a été pensé, pour les faire mourir de faim, de froid et de maladie. Le dessein, c’était ça, résume son mari. Après cette expérience, mon épouse a connu toute son existence une immense souffrance morale. C’est moi qui porte sa vie. » Gertrud : « Oui, mais je n’ai jamais haï personne. »

Quelques mois avant elle, le 29 juin 1941, Leizer Finchelstein a lui aussi été arraché à son domicile avec toute sa famille et mené à la préfecture de police. « Il y régnait une violence abominable », dit-il le souffle coupé et les larmes aux yeux. Cette nuit-là, dans les rues de Jassy, des milliers de Juifs sont torturés, fusillés, et dans la cour de la préfecture de police où Leizer se trouve, on tire à la mitrailleuse sur les 5 000 ou 6 000 prisonniers entassés.


Mais ce n’est qu’un début. Quelques heures plus tard, avec quatre de ses frères, le jeune homme de 17 ans se retrouve dans un convoi à bestiaux scellé. « Il pouvait contenir 40 personnes, nous étions 120 à l’intérieur. Le trajet n’a duré que quelques heures, mais c’était comme une chambre de la mort. à l’arrivée, on a retrouvé 100 cadavres. Les plus chanceux ont survécu en buvant leur urine, les autres sont morts de soif, de chaleur et d’asphyxie. Nous devions pousser les cadavres dans un coin au fur et à mesure. Puis, nous sommes arrivés à Podul Iloaiei à 20 km de Jassy et le lendemain, nous avons dû creuser leurs tombes. »

Une « Shoah inachevée »

Le mari de Gertrud, qui connaît bien Leizer, complète le récit : « C’est un homme de très haute taille. Dans le wagon, il a trouvé un petit espace dans le plafond, entre les planches, d’où il put respirer. » Le bilan exact du « premier pogrom gigantesque de la Seconde Guerre mondiale », perpétré par l’armée et les autorités civiles roumaines avec la complicité et l’aide des unités allemandes, est estimé à environ 12 000 victimes, tuées en ville, mortes de soif ou d’étouffement. Leizer Finchelstein passa ensuite plus de deux ans dans des camps de travail, échappant, comme Gertrud, à la déportation vers le centre polonais de mise à mort de Belzec. Échappant aux chambres à gaz. Le maréchal Antonescu, qui avait d’abord accepté d’y envoyer les derniers Juifs de Roumanie, changea brusquement d’avis en octobre 1942 : « En bon stratège militaire, estime l’historien Carol Iancu, Antonescu avait réalisé, avant Stalingrad, que le rapport de forces changeait, qu’un jour il devrait rendre des comptes. » Environ 50 % des Juifs roumains ont réchappé à la Shoah, ainsi qualifiée d’« inachevée ».



Le 23 août 1944, Leizer Finchelstein est libéré du camp de travail. « J’avais 20 ans. Les poux étaient tellement incrustés sous ma peau qu’ils ont été presque impossibles à enlever. » Il a continué à vivre, s’est marié à une Juive achkénaze, aussi victime d’atrocités. Ils ont emménagé dans un appartement modeste d’un quartier populaire de Jassy, « avec des toilettes et une baignoire ». Ils n’ont pas eu d’enfant. Ne se sont « jamais querellés ». Leizer a aimé la période communiste, son travail au sein de la compagnie ferroviaire nationale. Et aussi l’accueil, chaque soir, de son épouse sur le pas de la porte. Il n’a plus jamais mis un pied à la synagogue.

« Le peu est notre ami »

« On est habitués du peu. Le peu est notre ami », confie Ghidu Bruchmaier, l’un des doyens de la communauté religieuse de Bucarest. Au milieu des corbeaux, des feuilles mortes et des chiens errants qui embrassent la tombe fraîchement creusée de son ami, il nous ramène à ce qui, ici comme ailleurs, ne cessera jamais de briller : la conscience juive. « Aime ton prochain comme toi-même », glisse t-il en hébreu. Puis en roumain : « On doit respecter chaque homme comme si tout en dépendait. Cela vaut la peine de supporter la barbarie. »

Jennifer Schwarz

Le Monde des religieux.fr

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