Nicolas Vanderbiest est assistant universitaire à l’université catholique de Louvain. Il prépare une thèse sur les crises de réputation des organisations sur le Web. Pour la polémique de Reims, il avait montré sur son blog à quel point cet épiphénomène avait été orchestré par des militants très à droite, sur Twitter. Nous lui avons proposé de se pencher sur le cas de la polémique qui oppose la mairie de Paris et des militants pro-palestiniens.

Le partenariat entre Paris et la ville israélienne a été disputé la semaine dernière sur Twitter. A y regarder de plus près, il s’agit d’un énième « buzz » fabriqué par des militants, et accrédité par les médias. Explications

La polémique gronde autour de l’organisation d’une fête, le 13 août, où Paris plages prendra des airs de Tel-Aviv, dans le cadre d’un partenariat entre la capitale française et la ville israélienne.

Ce qui est une agitation militante devient une saga médiatique tant les journalistes s’appuient sur les réseaux sociaux :

  • Le Monde commence son article par « de nombreux internautes et plusieurs associations protestent » ;
  • 20minutes parle de « vagues sur les réseaux sociaux » ;
  • L’Express indique que cela « suscite l’ire de nombreux internautes pro-palestiniens et de quelques élus ».

J’ai donc décidé de retracer l’historique de cette « polémique », en utilisant les outils de Visibrain Focus, qui permettent de cartographier les réseaux sociaux. Cette analyse nous renseigne sur le monde médiatique dans lequel nous vivons.

Mes cartographies se lisent de la façon suivante :

  • une couleur désigne une communauté, tissée par des discussions communes ;
  • les points matérialisent les comptes Twitter ;
  • leur taille est proportionnelle à leur importance dans la discussion.
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Le récit sur Twitter

Le premier tweet utilisant le hashtag #TelAvivSurSeine est un tweet positif qui reprend un message du directeur de la communication de l’ambassade d’Israël. Nous sommes le 3 août.

Il faut attendre le 5 pour qu’un compte pro-palestinien reprenne le hashtag et dénonce le partenariat entre les deux villes.

Le premier vrai tweet « négatif » est celui de Quentin Faure, « lecteur du Monde Diplo », se revendiquant de la « TeamBourdieu ». Celui-ci alpague la maire de Paris pour lui demander « si les Arabes devront passer un check-point ».

Mais cela s’apparente plus à du « trolling » qu’à autre chose. C’est Moonbee qui fait basculer le hashtag dans le militantisme.

Dès le départ, elle précise qu’elle ne vise pas Tel-Aviv mais la politique d’Israël.

Ce sujet reste pourtant peu discuté, le 5 août au soir. Ils ne sont que 465 personnes à en parler. L’essentiel des conversations visent Anne Hidalgo.

Cartographie de la discussion, le 5 août à 18 heures

La journée du samedi 8 août sera le vrai départ de la « polémique » avec un entraînement presque militaire tant la simultanéité des posts est forte.

On va passer de ceci, ci-dessous, le 7 août à 23 heures.

Cartographie de la discussion, le 7 août à 23 heures

A ceci, le lendemain, à la même heure.

Cartographie de la discussion, le 8 août à 23 heures

Listons les communautés qui apparaissent sur cette cartographie :

  • une communauté bleue, que l’on peut qualifier de « pro-palestinienne ». Elle s’articule autour de trois comptes : Oxymorus, KarimaB_ et PaulDraszen. Ceux-ci comptabilisent (en additionnant leurs propres tweets et les retweets) 2 000 des tweets qui ont circulé ;
  • une communauté mauve, menée par Rania2Palestine, Servale45 et Madjid Messaoudene (MadjiFalastine), conseiller municipal Front de Gauche à Saint-Denis. Ces derniers sont à l’origine de 1 000 tweets ;
  • une communauté verte, dont les liens sont plus lâches. Les membres sont touchés par l’une de ces personnes : le rappeur Médine, la militante Sihame Assbague et le compte CitoyenDuMonde. Ce dernier a été très prolifique, produisant pas moins de 25 messages et comptabilisant à lui seul 1 197 retweets.

Capture du compte de Ybenderbal ou CitoyenDuMonde

  • En orange, on retrouve Al Kanz, l’un des principaux médias musulmans français en ligne ;
  • enfin, en bleu clair, la communauté « pro-événement » où l’on retrouve le directeur de la communication de l’ambassade israélienne, la militante Les Républicains Aurore Bergé, et les journalistes Julien Bahloul et Claude Askolovitch. Leur intervention a permis à la presse d’« asseoir » ses articles en donnant les deux « versions ». Ces « pro-évènement » alertent également leurs communautés qui viennent grossir la polémique.

Celle-ci oppose alors deux camps.

Cartographie de la discussion, le 10 août à 11h40

Les milieux pro-palestiniens ont donc habilement joué leur coup. L’affaire est portée sur le devant de la scène. Les politiques doivent réagir. C’est le cas de la conseillère de Paris, Danielle Simonnet, du Parti de Gauche, qui rédige un communiqué. Une pétition en ligne contre l’événement est créée pour « matérialiser » l’opinion publique tandis que Bruno Julliard, premier adjoint de la mairie de Paris, est envoyé devant la presse pour défendre l’initiative.

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L’analyse

Le nombre de tweets sur les derniers jours

Nous avons donc 39 306 tweets postés par 10 428 personnes. A titre de comparaison, pour le maillot de bain de Reims  nous avions 39 688 tweets sur une semaine entière. Ici, ce chiffre est atteint en moins de trois jours.

Arrondissons. 40 000 tweets par 10 000 personnes. Soit presque un ratio de quatre tweets pour une seule personne. Nous retrouvons la technique de l’astroturfing Celle-ci consiste à donner l’impression d’un mouvement spontané et populaire alors qu’il n’en est rien.

La cartographie des liens entre les comptes montre que la plupart se suivent (followers-followings). Les communautés touchées sont donc TRÈS connectées autour des mêmes thématiques, sauf le groupe rouge (pro-Israël). Il s’agit bien de l’astroturfing d’une même communauté.

Cartographie « following-followers » des comptes prenant part à la polémique

Pour vous illustrer cette méthode, prenons un tweet très simple et pas forcément antisioniste comme celui ci-dessous.

On y voit plus de 56 retweets. Or, quand on regarde quelles sont les personnes à l’origine de ces retweets, on y découvre des comptes avec très peu de followers. Et pour cause, ces comptes sont créés uniquement pour crier.

L’un des comptes ayant retweeté

Cela fait maintenant plus de deux ans que je scrute chaque frétillement de la Toile et je connais très bien le logo du compte ci-dessus qui est celui de Baraka City, une association humanitaire.

En 2013, cette dernière se battait contre la chaîne M6 et son émission « Pékin Express ». La chaîne de télévision avait commis la bourde d’organiser le jeu en Birmanie, pays où la minorité des Rohingya se fait massacrer.

A l’époque, j’avais montré à quel point nous avions affaire à un astroturfing  pur et dur. Tous les comptes étaient reliés à Al Kanz et Baraka City sans pour autant être connectés entre eux, ce qui est un signe de comptes uniquement créés pour retweeter et donner une ampleur artificielle à un hashtag.

Cartographie des comptes

Au fur et à mesure des émissions, ils se sont réellement rodés à l’exercice, développant même une plateforme dédiée avec un compteur de tweets par minute pour motiver les troupes.

Capture d’écran de la plateforme

Ils proposaient également des tweets prêts à l’emploi.

Capture d’écran

Les militants numériques ont ainsi engrangé des victoires comme la fin de quelques partenariats (des sponsors de l’émission se sont retirés). Mais ces méthodes ne sont pas toujours efficaces, comme le montre l’exemple de cet appel au boycott de la Société générale.

Nous retrouvons les mêmes techniques dans le cas de Tel-Aviv sur Seine. A savoir :

  • l’utilisation d’images-chocs dont voici les quatre les plus tweetées.

Les images les plus tweetées

  • Le suivi du hashtag pour retweeter tous les messages.

Dans le cas de Tel-Aviv sur Seine, Al Kanz alerte ses communautés déjà formées.

Capture écran du compte d’Al Kanz

On voit que toutes les informations sont bonnes pour « nourrir le hashtag ». Et pour cause, ces militants savent très bien que les journalistes sont pour le moment très limités dans la détection d’astroturfing. Il n’y a qu’à lire 20minutes pour le constater :

« Les internautes expriment leur colère sur les réseaux sociaux, et notamment sur Twitter où le mot-clé #TelAvivSurSeine est très relayé ce week-end – plus de 15 000 fois (selon l’outil Topsy) – donnant parfois lieu à des commentaires très agressifs ou antisémites. Le mot-clé Tel-Aviv figure parmi les hashtags les plus populaires en France ce dimanche. »

Mais Topsy ne fait que compter. Il ne catégorise pas, et il n’approfondit pas. Par exemple, ce tweet est un robot qui a profité de la popularité du hashtag pour tenter d’élargir sa notoriété (bien que portant sur un tout autre sujet, un algorithme va inscrire dans le message un hashtag très populaire pour lui faire intégrer une conversation très suivie).

Sans surprise, le profil des intervenants est très international avec une très forte présence d’Israël, du Maroc, de l’Algérie et de la Palestine. Dans un débat qui ne concerne au départ que la ville de Paris.

Par pays

Si je ne prends que les utilisateurs français, je passe de 40 000 tweets à 10 291 tweets par 2 941 utilisateurs. Toutefois, des gens n’ont pas entré leur localisation dans leur biographie ce qui biaise un peu l’exercice.

Enfin, si j’enlève les retweets qui sont effectués par des comptes à faible nombre de followers, cela ne fait que 9 253 tweets par 2 904 utilisateurs. Bref, vous aurez compris que Topsy n’est en rien fiable pour qualifier la puissance d’un bruit.

Tout est fait pour renforcer l’efficacité de ce bruit : on se concentre sur le hashtag principal (#TelAvivSurSeine). Le second hashtag (#Paris) avec 1 412 mentions est bien loin derrière.

Analyse sémantique

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Le décryptage

  • L’essor du bruit comme instrument de lutte populaire

Dans une bataille d’influence, il est nécessaire de rendre « matériel » ce qui est immatériel (l’opinion). Avec l’arrivée du Web 2.0, de nouveaux moyens, comme la pétition en ligne, se sont rajoutés à la boîte à outils du militant pour matérialiser l’opinion.

Depuis peu, ces derniers ont trouvé dans les réseaux sociaux un terrain de jeu qui leur sied parfaitement. Plus besoin de mains ouvrières présentes sur le terrain, il suffit maintenant d’un retweet, d’un like ou d’un partage pour que la manifestation populaire soit comptabilisée.

Ce genre d’actions militantes risque de devenir de plus en plus fréquent. La semaine passée, c’était l’astroturfing du maillot de Reims avec l’extrême droite aux manettes. Aujourd’hui, c’est au tour de #TelAvivSurSeine avec les pro-palestiniens. Demain, cela sera une autre. Car cela fonctionne : les médias embraient.

  • Polémique et médias, un couple inséparable

Dans un monde médiatique où le bruit et le combat passionnent les foules, le jeu consiste à « troller » le camp adverse pour faire passer son propre message. C’est le « paradoxe réactionnel » : le fait de réagir négativement à un message qui ne plaît pas, et ce alors même que cette réaction entraîne une visibilité à celui-ci.

Ainsi, pour l’affaire du maillot de Reims, la réaction de SOS Racisme a donné de l’ampleur à une affaire lancée par des groupes d’extrême droite. Ici, le processus est similaire puisque les « pro-évènement » ont contribué à l’essor du bruit autour de cette affaire.

De la même façon, les médias répercutent une affaire qui n’existe que par les gesticulations verbales de certains militants, entraînant toute une série de récupérations et réactions politiques qui seront également relayées par la presse, et ainsi de suite. Autrefois, le théâtre des mobilisations était Paris : centralisation oblige, la capitale donnait le ton du débat national. Aujourd’hui, c’est sur Twitter que les militants cherchent à attirer l’attention médiatique.

Nous n’en avons pas fini avec ce genre de cas, puisqu’il n’y a aucune faille dans ce système qui crée une « loop médiatique » dont on ne sort jamais, jusqu’à ce que cela lasse et que les médias passent au futur événement qui a « buzzé » sur les réseaux sociaux.

RUE89

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