(Michpatim 5775)

Jobbik est connu sous son libellé de Mouvement pour une meilleure Hongrie, qui est un parti politique hongrois ultra-nationaliste et qui a été répertorié comme fasciste, néo-Nazi, raciste et antisémite. Il a accusé les Juifs d’être partie prenante d’une «cabale d’intérêts économiques occidentaux » qui tente de contrôler le monde : son argumentaire repose sur l’écrit diffamatoire connu sous un autre nom : les Protocoles des Sages de Sion, une fiction créée par les membres de la section tsariste des services secrets à Paris à la fin des années 1890 et dévoilé comme étant faux dans Le Times en 1921.

Le parti de Jobbik demanda,  en une occasion, une liste de tous les Juifs du gouvernement hongrois.

Fait troublant, lors des élections législatives hongroises d’Avril 2014, il s’est assuré plus de 20 % des suffrages, lui conférant ainsi la place de troisième parti par ordre d’importance.

Jusqu’en 2012, un de ses membres dirigeants était un homme politique entre 20 et 30 ans, Csanad Szegedi. Szegedi était une étoile montante du mouvement, largement décrit comme son futur chef. Jusqu’à un fameux jour de 2012. Ce fut le jour où Szegedi découvrit qu’il était juif.

En fait, certains des membres du parti voulaient stopper net son ascension et avaient consacré un large temps à des investigations sur son milieu d’origine pour voir s’ils pouvaient trouver quelque chose qui pourrait lui nuire. C’est ainsi qu’ils ont trouvé que sa grand-mère maternelle était juive et survivante d’Auschwitz. Il en était de même pour son grand-père maternel. La moitié de la famille Szegedi a été tuée lors de la Shoah.

Les adversaires de Szegedi ont alors commencé à répandre des rumeurs sur son ascendance juive par Internet. Peu de temps après, Szegedi en personne a découvert ce qui a été dit et a décidé de vérifier la véracité des rumeurs. Elles l’étaient. Après Auschwitz, ses grands-parents ; autrefois juifs orthodoxes, ont décidé de totalement cacher leur identité. Quand sa mère avait 14 ans, son père lui a révélé le secret mais lui a intimé l’ordre de n’en parler à personne. Szegedi connaissait maintenant la vérité sur son histoire.

Il a décidé de démissionner du parti et d’en savoir plus sur le Judaïsme. Il s’est, alors, rendu chez un Rabbin Loubavitch du coin, Slomó Köves, qui, en tout premier lieu, pensait qu’il plaisantait. Néanmoins, il a fait en sorte que Szegedi puisse suivre des cours d’étude de Judaïsme et aller à la synagogue. Au début, Szegedi précise que les gens étaient choqués. Il était traité par certains comme un « lépreux ». Mais, il a persévéré. Aujourd’hui, il participe à la vie de la synagogue, pratique le Shabbat, a appris l’hébreu, s’appelle Dovid (David), et a été circoncis en 2013.

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Dovid Szegedi à la télévision israélienne.

Lorsqu’il a reconnu la vérité au tout début sur son  ascendance juive, un de ses amis du parti Jobbik lui dit « La meilleure chose serait que nous te tuons, ainsi tu pourras être enterré comme un pur Hongrois ». Un autre l’a exhorté à présenter ses excuses publiquement. C’est ce commentaire, dit-il, qui lui a fait quitter le parti. « Attends une minute, Je suppose que je suis sensé m’excuser du terrible fait que ma famille a été tuée à Auschwitz ? ».

 Alors que la prise de conscience de sa judéité commençait à bouleverser sa vie, elle a aussi profondément transformé sa compréhension du monde. Aujourd’hui, dit-il, sa mission d’homme politique consiste à défendre le respect des droits de l’homme pour tout un chacun. « Je suis conscient de ma responsabilité et je sais que je dois y parvenir dans un avenir proche ».

L’histoire de Szegedi n’est pas une simple curiosité. Cela nous mène au cœur même de la nature profonde de notre existence en tant qu’êtres moraux.

Ce qui nous rend humain relève du fait que nous sommes rationnels, réfléchis, capables de voir au-delà des apparences.

Nous ressentons de l’empathie et de la sympathie, et cela commence très tôt. Même les nouveau-nés crient lorsqu’ils entendent un autre bébé crier. Nous avons des neurones-miroirs dans le cerveau qui nous font grimacer lorsque nous voyons quelqu’un souffrir. L’Homo Sapiens est un animal moral.

Toutefois, l’essentiel de l’histoire humaine a été une histoire de violence, d’oppression, d’injustice, de corruption, d’agression et de guerres. Pas plus que cela ne fait de grande différence de savoir si les personnages de l’histoire ont été des barbares ou des citoyens d’une civilisation  développée.

Les Grecs de l’Antiquité, maîtres en art, architecture, théâtre, poésie, philosophie et science, ont été affaiblis par la Guerre fratricide du Péloponnèse entre Athènes et Spartes dans le dernier quart du cinquième siècle avant l’ère commune. Ils ne s’en sont pas complètement remis. Ce fut la fin de l’âge d’or de la Grèce.

A la fin du siècle, Paris et Vienne dans les années 1890, ont été les principaux centres de la civilisation européenne. Pourtant ils ont aussi été les centres mondiaux dominants en matière d’antisémitisme, Paris avec l’affaire Dreyfus, Vienne avec le maire antisémite, Karl Lueger, dont Hitler dira plus tard qu’il était sa source d’inspiration. 

Lorsque nous sommes bons, nous  sommes légèrement inférieurs aux anges. Lorsque nous faisons le mal, nous sommes inférieurs aux bêtes. Qu’est-ce qui fait de nous des êtres moraux ? Et, en dépit de tout cela, qu’est-ce qui rend l’humanité capable d’autant d’inhumanité ? Platon pensait que la vertu résidait dans le savoir. Si nous savons qu’une action s’avère être mauvaise, nous ne la commettons pas. Aristote pensait que la vertu était une habitude, apprise dans l’enfance jusqu’à ce qu’elle fasse partie intégrante de notre caractère.

David Hume et Adam Smith, deux géants intellectuels du Siècle des Lumières Ecossais, pensaient que la moralité provenait de l’émotion, semblable au sentiment. Emmanuel Kant croyait qu’elle provenait de la rationalité. Un principe moral est celui qu’on désire  prescrire à tous. Par conséquent, par exemple, le mensonge ne peut être moral car on ne souhaite pas que les autres nous mentent.

Ces quatre points de vue contiennent une part de vérité, et nous pouvons trouver des perceptions identiques dans la littérature rabbinique. Dans l’esprit de Platon, les sages parlent de tinok shenishba, à savoir lorsque quelqu’un est dans le faux car il ou elle n’a pas été élevé(e) à comprendre ce qui est vrai.[1] Maïmonide, comme Aristote, pensaient que la vertu provient d’une pratique réitérée. La Halakha crée les habitudes du cœur. Les Rabbins disent que les anges de gentillesse et de charité ont plaidé en faveur de la création de l’homme car nous éprouvons naturellement des sentiments envers autrui, comme Hume et Smith l’ont dit. Le principe de  Kant est identique à ce que les sages appellent sevarah, « la raison ». 

Mais ces points de vue nous servent uniquement à creuser la question. Si la connaissance, l’émotion et la raison nous conduisent à avoir une moralité, pourquoi alors, est-ce ce que l’humain hait, blesse et tue ? Une réponse complète prendrait plus qu’une vie entière, mais une réponse brève est assez simple à donner. Nous sommes des animaux vivant en tribus. Nous  formons des groupes. La moralité est à la fois la cause et la conséquence de cet état de fait. Envers les personnes avec lesquelles nous vivons ou ressentons des liens, nous sommes doués d’altruisme. Mais, par contre, nous ressentons de la crainte envers les étrangers, et cette crainte est capable de nous transformer en monstres. 

La moralité, selon l’expression de Jonathan Haidt, oblige et aveugle.[2] Elle nous relie aux autres par un lien d’altruisme réciproque. Mais elle nous rend aveugles envers ceux qui sont en dehors de ce lien. Cela réunit et divise. Cela divise parce que cela unit. La moralité transforme le “Je” qui relève de l’intérêt personnel  en “Nous” du bien commun. Mais le véritable acte de création consiste à passer du « Nous » à « Eux », ceux qui ne sont pas comme nous. Même les religions les  plus universelles fondées sur les principes d’amour et de compassion, ont souvent perçus ceux vivant en dehors de la foi comme incarnant Satan, l’Infidèle, l’Antéchrist, l’enfant des Ténèbres, le non désiré. Elles ont commis des actes innommables de brutalité au nom de Dieu.

Ni la connaissance de Platon, pas plus que le sens moral d’Adam Smith ou la raison kantienne n’ont guéri le penchant obscur de la condition humaine. C’est pourquoi deux phrases ressortent de la paracha d’aujourd’hui comme le soleil émerge de derrière les nuages épais : 

 Vous ne devez pas  maltraiter ni opprimer l’étranger de quelque façon que ce soit. Rappelez-vous que vous étiez vous-mêmes étrangers dans le pays d’Egypte. (Ex. 22: 21)

Vous ne devez pas opprimer les étrangers. Vous savez ce que c’est qu’être un étranger, car vous-mêmes étiez étrangers auparavant dans le pays d’Egypte. (Ex. 23: 9)

Les plus grands crimes de l’humanité ont été commis contre l’étranger, celui qui est exclu, celui qui est différent.

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Reconnaitre l’humanité de l’étranger a été le point faible historique de la plupart des cultures. Les Grecs  voyaient les non-Grecs comme des barbares. Les Allemands appelaient les Juifs de la vermine, des poux, un cancer dans le corps de la nation. Au Rwanda, les Hutus appelaient les Tutsis inyenzi, des cafards.

Déshumaniser l’autre et toutes les forces morales du monde ne nous sauveront pas du mal. La connaissance est réduite au silence, l’émotion est anesthésiée et la raison est pervertie. Les Nazis se sont convaincus (ainsi que les autres) qu’en exterminant les Juifs, ils rendaient un service moral à la race Aryenne. [3] Les auteurs d’attentats-suicide sont persuadés qu’ils agissent pour la plus grande gloire de Dieu. [4] Cela relève de quelque chose qui s’apparente au mal altruiste. 

C’est ce qui rend ces deux commandements aussi significatifs. La Torah souligne ce point  avec insistance : les Rabbins ont dit que le commandement d’aimer l’étranger apparaît 36 fois dans la Torah. La Loi Juive est ici confrontée directement au fait que prendre soin de l’étranger n’est pas seulement quelque chose qui relève de nos ressources morales de base ordinaires sur la connaissance, l’empathie et la rationalité. D’habitude, nous pouvons le faire, mais dans des situations de forte pression, lorsque nous ressentons que notre groupe est en danger, nous ne pouvons pas. Les penchants même qui font ressortir le meilleur de nous-mêmes- notre penchant génétique à faire des sacrifices pour l’amour des parents et des amis- peut aussi faire ressortir le pire de nous-mêmes lorsque nous craignons l’étranger. Nous sommes des animaux tribaux et nous sommes facilement menacés par les membres d’une autre tribu.

Remarquons que ces commandements sont donnés peu de temps après l’Exode. Implicitement en eux  existe une idée très radicale. Prendre soin de l’étranger est la raison pour laquelle les Israélites ont eu à expérimenter l’exil et l’esclavage avant de pouvoir entrer en Terre Promise et bâtir leur propre société et leur état.  Vous ne réussirez pas à prendre soin de l’étranger, souligne Hachem, avant que vous ressentiez vous-mêmes dans vos os et tendons ce que c’est d’être un étranger. Et de peur que vous ne l’oubliez, j’ai déjà donné l’ordre de vous souvenir vous ainsi que vos enfants du goût de la tristesse et de l’amertume chaque année à Pessah. Ceux qui oublient  à quoi cela ressemble de se sentir étranger, sont amenés finalement à opprimer les étrangers, et si les enfants d’Abraham oppriment les étrangers, pourquoi j’en ferais les partenaires de mon Alliance ? 

L’empathie, la sympathie, la connaissance et la rationalité sont habituellement suffisants pour nous amener à vivre en paix avec autrui. Mais pas dans les temps difficiles. Les Serbes, les Croates et les Musulmans vivaient en paix ensemble depuis des années en Bosnie. Ainsi en étaient-il des Hutus et des Tutsis au Rwanda. Le problème surgit dans des temps de changement et de rupture, lorsque des peuples sont anxieux et effrayés. C’est la raison pour laquelle des défenses exceptionnelles sont nécessaires, la raison pour laquelle la Torah évoque la mémoire et l’histoire – faits qui vont au cœur même de notre identité. Nous devons nous rappeler que nous étions autrefois de l’autre côté de l’équation. Nous étions autrefois des étrangers : les opprimés, les victimes. En nous remémorant le passé juif, nous sommes enclins à entreprendre l’inversion des rôles. Au plus beau de la liberté, nous devons nous rappeler ce que c’est d’être un esclave.

 

Ce qui est arrivé à Csanad, devenu David, Szegedi, c’est exactement ce qui est évoqué ci-dessus : l’inversion des rôles. Il a été un promoteur de haine qui a découvert qu’il appartenait à la famille de ceux qui sont haïs.  Ce qui l’a guéri de l’antisémitisme a été l’échange des rôles en découvrant qu’il était juif. Ce qui représente, pour lui, une découverte qui a complètement changé sa vie. La Torah nous apprend que l’expérience de nos ancêtres en Egypte était destinée aussi à provoquer un changement de vie. Après avoir vécu et souffert comme des étrangers, nous sommes devenus le peuple désigné pour prendre soin des étrangers. La meilleure façon d’éradiquer l’antisémitisme consiste à conduire les personnes à faire l’expérience de ce que l’on ressent lorsqu’on est juif. La meilleure façon de supprimer l’hostilité envers les étrangers est de se souvenir que nous aussi, du point de vue d’autrui, nous sommes des étrangers. La mémoire et l’inversion des rôles sont les ressources les plus fortes que nous ayons pour guérir de l’obscurité qui peut parfois égarer l’âme humaine.

 20 Chevat 5775 – 9 Février 2015

Par Le Grand Rabbin et Lord Jonathan Sachs

Adaptation : Florence Cherki

Notes :  

[1] See Shabbat 68b; Maimonides Hilkhot Mamrim 3: 3. This certainly applies to ritual laws, whether it applies to moral ones also may be a moot point.

[2] Haidt, Jonathan. The Righteous Mind: Why Good People Are Divided by Politics and Religion. New York: Pantheon, 2012.

[3] See Claudia Koonz, The Nazi Conscience. Cambridge, MA: Belknap, 2003.

[4] See Scott Atran, Talking to the Enemy: Faith, Brotherhood, and the (un)making of Terrorists. New York: Ecco, 2010. The classic text is Eric Hoffer, The True Believer: Thoughts on the Nature of Mass Movements. New York: Harper and Row, 1951.

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