Schönberg, Kandinsky et l’antisémitisme en 1923

Le combat contre l’antisémitisme et contre les dynamiques qui s’exprimèrent dans les fascismes et pourraient aujourd’hui se traduire dans des formes politiques inédites ne pourra être efficace que si nous n’oublions pas qu’il fut développé et cultivé par de grandes figures de la culture, de la pensée et des arts.

Outre Kleist, Degas, Wagner, Proudhon, Schmitt, Barrès ou Céline, les lettres que Schönberg écrivit à Kandinsky en 1923 sont un document essentiel de l’histoire de cet enjeu.

La fin d’une amitié

Arnold Schönberg (1874-1951) et Vassily Kandinsky (1866-1944) comptent parmi ceux qui, chacun en son genre, ont révolutionné leur art et élargi notre perception du monde en inventant de nouvelles formes et donnant ainsi accès à de nouvelles intensités vitales.

Les deux hommes s’étaient liés d’amitié avant la première guerre mondiale. En avril 1923, Kandinsky, qui participe à l’aventure du Bauhaus, propose à Schönberg de le rejoindre à Weimar et d’y devenir directeur de l’école de musique.

Schönberg venait d’apprendre que Kandinsky tenait parfois des propos antisémites. S’ensuivit alors l’échange de lettres qu’on lira ci-dessous. Il leur arriva par la suite de se revoir et de s’écrire, mais leurs relations ne furent qu’occasionnelles. La cordialité qui conservait la mémoire d’une amitié n’était plus une amitié.

Politiquement, comme il le rappelle dans ses lettres, Schönberg n’avait aucun penchant révolutionnaire et était hostile au communisme. Kandinsky avait quitté définitivement la Russie en 1921. Tous deux n’eurent d’autre choix que de fuir le nazisme en 1933. Schönberg, qui s’était converti au protestantisme en 1898, revint alors au judaïsme.

Ce n’est pas à l’antisémitisme d’un vulgaire propagandiste que s’en prend Schönberg dans ces lettres de 1923, mais à celui d’un immense artiste qu’il tenait pour son ami. De là l’incandescence et le sentiment d’urgence qui se dégagent de ces lignes dont Schönberg note qu’il les a écrites « ohne Konzept », sans plan ni brouillon.

Il nous a semblé que ces lettres mériteraient d’être davantage connues : par-delà telle formulation hâtive ou opaque, elles donnent toujours à penser.

Danièle Huillet et Jean-Marie Straub en ont mis en scène des extraits dans un de leurs plus beaux films : Introduction à la « Musique d’accompagnement pour une scène de film » d’Arnold Schoenberg (1973).

Introduction à la « Musique d’accompagnement pour une scène de film » d’Arnold Schoenberg (1973)

Mais Straub et Huillet — qui s’efforçaient par ailleurs, dans un complet contresens idéologique, de faire de l’opéra de Schönberg Moïse et Aaron une « œuvre antisioniste » (1) — se crurent obligés d’insérer dans leur court-métrage, à coups de citations de Brecht, une leçon de « marxisme » à l’adresse de Schönberg : Schönberg aurait eu tort de croire qu’on pouvait critiquer le fascisme sans critiquer le capitalisme qui l’engendre.

C’était oublier un peu vite que le lien de l’antisémitisme au capitalisme est loin d’être clair : c’est bien parce que l’antisémitisme était très présent dans la tradition anticapitaliste que le social-démocrate Bebel disait qu’il était « le socialisme des imbéciles ».

L’impensé marxiste de l’antisémitisme

Quant à Bertold Brecht, il fut précisément une illustration prototypique de l’incapacité où était le marxisme traditionnel de penser le phénomène de l’antisémitisme ainsi que la spécificité du nazisme (dont l’antisémitisme, comme l’a montré Saul Friedländer, parce qu’il se voulait « rédempteur », n’était pas un simple cas du racisme ou un prolongement du « capitalisme »).

Dans le magnifique essai qu’elle a consacré à Brecht en 1966 (2), où elle mêle avec acuité l’hommage et la critique, Hannah Arendt a pointé cet aveuglement : non seulement Brecht a écrit des textes staliniens faisant l’éloge du sacrifice irrationnel de l’individu aux décisions sanglantes du Parti (La Décision, 1930), mais, prisonnier de la croyance naïve selon laquelle Hitler ne pouvait être qu’un affameur du peuple, il a produit une critique du nazisme qui restait à bien des égards bancale, en dépit des traits acérés qu’il savait lancer contre l’abjection nazie.

Comme le note Arendt avec une ironie mordante, Brecht aurait dû, s’il avait été cohérent, saluer la « victoire » remportée par Hitler contre le chômage et reconnaître qu’on observait en Allemagne et en URSS les mêmes « réalisations », à savoir le plein emploi et la construction d’infrastructures par les moyens d’une violence déchaînée, adossée à une idéologie asphyxiante qui se mettait en scène dans d’écrasants rassemblements de masse destinés à montrer l’unité du peuple mobilisé derrière son chef.

Au lieu de voir la similarité des deux régimes de terreur extrême qu’étaient le stalinisme et le nazisme, Brecht préférait, au titre d’une critique indistincte du capitalisme (confondu avec les institutions de l’État de droit), rapprocher le nazisme des démocraties libérales où les libertés publiques étaient assurées et les individus protégés de la persécution (3).

Le singulier et l’universel

« Quand on est attaqué en tant que Juif », disait Arendt dans son célèbre entretien télévisé d’octobre 1964 avec Günter Gaus, « c’est en tant que Juif qu’on doit se défendre, non en tant que Français, Anglais ou citoyen du monde ». Ce principe — qu’on retrouverait aussi bien au fond d’un slogan comme « Black Lives Matter » — est celui qu’adopte spontanément Schönberg dans sa réponse à Kandinsky. Celui qui est attaqué en tant que Juif ne doit pas s’excuser d’être juif : en abdiquant sa singularité, il ne ferait que donner raison à son persécuteur qui lui refuse le droit d’avoir une origine.

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