Rien ne va plus entre les deux princes Mohammed

Les deux hommes forts d’Arabie saoudite et des Emirats arabes unis, longtemps présentés comme indissociables, accumulent désormais les contentieux.

Les princes héritiers d’Arabie saoudite et des Emirats arabes unis sont devenus les dirigeants de fait de leur pays en affichant le même volontarisme modernisateur de despotes éclairés. Le premier, Mohammed Ben Salman, a à l’évidence profité, dans la consolidation de son pouvoir à Riyad, des conseils et de l’appui du second, Mohammed Ben Zayed Al Nahyane, au point que les initiales de « MBS » ont été systématiquement associées à celles de « MBZ ». L’homme fort du royaume wahhabite a cependant mal vécu d’être trop souvent caricaturé en « muscle » d’un couple dont le « cerveau » serait son homologue émirati, de vingt-quatre ans son aîné. Cette tension inédite se nourrit de l’accumulation de contentieux de plus en plus sérieux entre les deux pays, même si ces différends sont pour l’heure gérés avec discrétion.

LA FRACTURE PÉTROLIÈRE

En juillet dernier, les Emirats n’ont pas hésité à s’opposer, au sein de l’OPEP, l’Organisation des pays exportateurs de pétrole, aux quotas que l’Arabie entendait imposer pour maintenir le cours du baril de brut autour de 70 dollars. Le royaume wahhabite, premier exportateur mondial, joue en effet de ses formidables réserves pour réguler au mieux le marché international, avant tout face à la Russie, alors que les Emirats considéraient leur quota trop faible pour financer la relance de leur économie, durement affectée par la pandémie. Ce rapprochement d’Abou Dhabi et de Moscou contre Riyad laissera des traces dans la relation saoudo-émiratie, avec un accord finalement conclu aux conditions de Mohammed Ben Zayed. La remontée des cours du baril, aujourd’hui supérieurs à 90 dollars, n’a fait qu’apaiser ces tensions, dont les causes restent structurelles, avec un tiers du PIB tiré dans les deux cas des hydrocarbures.

Plus généralement, la modernisation autoritaire que Mohammed Ben Salman s’efforce de promouvoir au nom de sa « vision 2030 » entraîne inéluctablement une concurrence accrue avec Dubaï, jusqu’à présent pôle majeur de la mondialisation dans la région. Les autorités saoudiennes ont d’ores et déjà exigé que les entreprises voulant concourir pour les contrats publics installent avant 2024 leur siège en Arabie, et non plus à Dubaï, où les conditions de vie et la tolérance multiforme sont plébiscitées par une importante population expatriée. En décembre dernier, un festival de musique électronique à Riyad et un autre de cinéma à Djedda ont attiré un important public, aussi bien saoudien qu’étranger, avec une tolérance remarquée pour des activités jusque-là jugées « illicites ». Le projet futuriste de la mégalopole de Neom, dans le nord-ouest de l’Arabie, relierait cette « capitale de l’intelligence artificielle et du divertissement » par un pont géant avec la rive égyptienne de la mer Rouge. Quant au site voisin d’Al-Ula, l’équivalent saoudien de Pétra, il offre des ressources touristiques bien supérieures au désert somme toute bien vide des Emirats.

DES CONTRADICTIONS GÉOPOLITIQUES

Ces tendances lourdes reposent sur le contraste entre les réalités démographiques de l’Arabie, où deux tiers des 35 millions d’habitants sont des nationaux, et des Emirats, où ils ne représentent que le dixième des 10 millions de résidents. Mohammed Ben Zayed peut parfaitement s’abstraire de l’opinion de ses compatriotes, ultraminoritaires sur leur territoire, là où Mohammed Ben Salman, malgré l’absolutisme de son régime, ne peut défier impunément le sentiment majoritaire dans son pays. Cette contradiction est apparue au grand jour lorsque les Emirats ont conclu, en septembre 2020, la première « paix chaude » entre un Etat arabe et Israël, avec un ambitieux programme de coopération stratégique. L’Arabie, malgré les rodomontades de l’administration Trump et les révélations de la presse israélienne, s’est bien gardée de suivre cette voie, campant officiellement sur son soutien à la cause palestinienne, tout en poursuivant ses relations officieuses avec l’Etat hébreu.

A l’inverse, Mohammed Ben Salman a imposé à son homologue émirati, en janvier 2021, la levée du blocus qu’ils avaient déclenché de concert, en juin 2017, à l’encontre du Qatar, rétablissant ainsi un semblant d’unité entre les pétromonarchies. Mohammed Ben Zayed, furieux d’être contraint de se réconcilier avec son ennemi juré du Golfe, s’est depuis lancé dans une fuite en avant diplomatique : il a dépêché son frère à Damas, en novembre 2021, pour y réhabiliter le régime Assad et s’est peu après rendu lui-même à Ankara pour établir avec le président Erdogan un fonds de 10 milliards de dollars d’investissements émiratis en Turquie. Le chef de l’Etat turc vient d’ailleurs de visiter en grande pompe Abou Dhabi. De tels coups de théâtre ont pris à chaque fois Mohammed Ben Salman à contre-pied, alors même que l’Arabie reste seule enlisée au Yémen, dont les Emirats se sont désengagés en 2019, quitte à y soutenir des forces opposées aux visées de Riyad, à commencer par les séparatistes du Sud.

Les deux hommes forts du Golfe n’ont à ce stade aucun intérêt à étaler leurs différends sur la place publique. Mais l’heure de leur tandem gagnant-gagnant est bel et bien révolue.

PAR JEAN-PIERRE FILIU  www.lemonde.fr
Le prince Mohammed Ben Salman (à droite) accueillant le prince Mohammed Ben Zayed Al Nahyane, le 19 juillet 2021 à Riyad (Saudi Press Agency via Reuters)

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