Peter Schäfer, Petite histoire de l’antisémitisme
(Kurze Geshcichte des Antisemitismus, Beck Verlag, Munich) (Suite et fin)

Maurice-Ruben HAYOUN mis en ligne le 08.12.2020

J’en viens à présent à l’antisémitisme qui allait débuter dans le giron de l’église chrétienne, même si l’auteur est enclin à minorer et à nuancer l’étendue de ce terrible fléau.

Il n’a pas entièrement tort car c’est l’Antiquité gréco-romaine qui a fourni la plus forte opposition aux valeurs de la spiritualité juive.

Peut-on parler d’antisémitisme dans les Évangiles ? Assurément, mais il s’agit d’abord d’une querelle de famille, de malentendus au sein d’une même fratrie qui ont fini par s’envenimer.

Comme je le laissais entendre dans le précédent papier, c’est l’apôtre Paul qui est responsable historiquement de la grande inimitié à venir entre les adeptes des Évangiles et les soutiens de la synagogue traditionnelle. Je pense surtout à son antinomisme, notamment dans l’épître aux Galates auxquels il reproche d’avoir réintroduit la circoncision charnelle, alors qu’il leur avait enseigné l’esprit et les voilà retombés dans la chair…

Toutes les épîtres qui sont attribuées à Paul ne sont pas de lui, mais c’est bien lui qui fut l’architecte de la nouvelle religion et loin de là, Jésus en personne. Alors, comment qualifier ces désaccords véhéments que l’on peut lire dans les Évangiles ? Comment qualifier les violentes attaques de Matthieu qui injurient ses frères ainsi : Malheur à vous, érudits des Écritures et hypocrites …

Visiblement, on est passé d’une querelle familiale à un antisémitisme chrétien d’une grande violence et de grande ampleur.

C’est l’apparition de certains thèmes antisémites issus de l’antiquité gréco-romaine dans la littérature évangélique qui témoigne de cette transition, laquelle appuie l’existence d’un antisémitisme chrétien proprement dit.

Même si Paul et Matthieu ne font pas vraiment preuve de mansuétude (sic) à l’égard de leur religion de naissance, la mission, consistant à établir une séparation nette et claire d’avec le judaïsme, revient incontestablement à l’évangile de Jean qui qualifie les juifs, incroyants et opposés au message christique, d’enfants infernaux.

A ses yeux, seuls ceux qui croient en Jésus prendront part à la vie éternelle car c’est bien Dieu qui a envoyé son fils Jésus aux hommes. Et l’apôtre s’emporte contre les juifs qui restent fidèles à leur judaïsme ancestral. Mais l’apôtre leur dénie violemment ce droit.

Peter Schäfer admet que la graine de l’antisémitisme a bien été semée dans les Évangiles avant de se développer dans les siècles suivants au sein du christianisme, du temps de l’Antiquité tardive. Il va désormais être question du dard juif dans la chair du christianisme.

Au fur et à mesure de son développement et de son installation dans l’Antiquité tardive, l’église chrétienne ressentit le besoin de s’approprier la totalité du message biblique, désormais interprété conformément aux vœux de sa nouvelle théologie.

Il fallait prouver que la Bible hébraïque, appelée Ancien Testament , annonçait la venue du Christ et la théologie de la substitution qui veut croire que le christianisme est la vérité du judaïsme. Pour ce faire, elle recourut à l’exégèse allégorique qui avait été mise à l’honneur, mais avec d’autres intentions, par Philon d’Alexandrie lequel n’avait jamais envisagé de priver sa communauté religieuse d’un bien qui lui revenait de droit. Désormais, quand on lit les versets bibliques sur la circoncision, il faut comprendre non pas l’ablation du prépuce mais simplement une invitation à la purification de nos mœurs. De même, l’arche de Noé évoquait en fait le bois de la croix.

La consommation de pain azyme durant la Pâque n’était pas à prendre au pied de la lettre, c’était une invitation à ne pas céder à l’orgueil humain qui gonfle le cœur de l’homme, comme un gros pain rond grâce au levain… Bref, tout le contenu positif de la loi juive devait disparaître et les chrétiens s’avérer les vrais disciples d’une Tora spiritualisée, sans la moindre trace d’application concrète des préceptes divins.

Evidemment, ceux qui refusaient de se soumettre à cette nouvelle approche du livre saint, étaient voués aux gémonies. Cette tendance allait se renforcer au fil des siècles et prendre une tournure définitive au cours du Moyen Âge durant lequel les oppositions inconciliables définissaient les relations entre juifs et chrétiens.

Il est impossible de tout mentionner ici mais on peut voir que les théologiens médiévaux ont repris en les aggravant les critiques antijuives des Evangiles synoptiques. Il est intéressant de noter le rôle de Saint Augustin, l’évêque d’Hippone,e qui y mourut lors du siège de cette cité par les Vandales. Bernhard Blumenkranz a largement étudié la Augustins Judenpredigt où apparaît la théorie qui voit dans les juifs les restes, les séquelles de l’Israël biblique.

En gros, les juifs, vu leur sinistre existence, sont les témoins vivants de la vérité du message christique. Leur déchéance dans le monde entier constitue une condamnation sans appel de leur incroyance. En d’autres termes, il ne faut pas les tuer tous car ils soutiennent par leur existence misérable le christianisme …

Mais le judaïsme ne se contenta pas de subir docilement les condamnations et les attaques chrétiennes. Dans ce qu’on a appelé l’Évangile du ghetto, ils donnèrent de l’origine et de la théologie de Jésus une présentation qui apparaissait ignominieuse aux yeux des chrétiens.

Ces Toldot YYeshu (Histoire de Jésus) ont été excellemment édités, traduits et analysés par le pasteur protestant Günter Schlichting il y a de nombreuses années. Et j’en avais longuement rendu compte dans la Revue des Etudes Juives.

Cette Petite histoire de l’antisémitisme revêt un avantage considérable, son auteur a osé y inscrire un bref chapitre sur l’aire culturelle islamique où juifs et chrétiens partageaient le triste privilège d’être des compagnons d’infortune au sein d’une société qui ne leur octroyait que des droits limités..

Très récemment, un universitaire israélien Méir Bar-Asher a publié un bel ouvrage intitulé Le juif dans le Coran ; il y met en lumière l’ambivalence de cette situation aux yeux du prophète e l’islam : il avait commencé par fonder de grands espoirs sur les communautés juives de la péninsule arabique, au sein de laquelle il se crut un peu soutenu, mais a perdu ses illusions lorsque les juifs refusèrent d’abandonner leur tradition religieuse pour embrasser la nouvelle religion dont il était l’envoyé.

Les juifs n’ont pas suivi le nouvel Envoyé pas plus qu’ils n’ont consenti à suivre les Apôtres chrétiens. Il faut donc faire preuve de prudence quand on parle d’antisémitisme dans la littérature coranique.

Schäfer donne la liste de quelques mesures discriminatoires à l’égard des juifs et des chrétiens qui peuvent justifier l’accusation d’antisémitisme : observer des règles de modestie en construisant des édifices religieux, ne pas exhiber de manière ostentatoire des insignes religieux lors de processions,, ne pas tenter de convertir à la religion juive ou chrétienne des musulmans mais aussi ne pas empêcher l’un des leurs qui veut prendre le turban, ne pas se vêtir d’habits aux couleurs vives comme les musulmans, (bleu pour les chrétiens et jaune pour les juifs), s’acquitter de l’impôt de la capitation (al-djizya), ne pas rester assis en présence d’un musulman, ne pas porter d’épée ni de poignard, ne pas avoir d’armoiries avec des caractères arabes.

Bref, en tout point, se distinguer des groupes ethniques minoritaires en marquant la supériorité de l’islam… Toutes ces mesures étaient appliquées avec un certain pragmatisme, suivant les conventions locales. Mais les juifs, bien intégrés à la culture islamique, n’étaient pas systématiquement exclus de la fonction publique ou tribale.

Quant aux chrétiens et à leurs dogmes, on peut même dire que l’islam est né pour rejeter sans la moindre retenue, la sainte Trinité qu’il qualifiait de trithéisme …

Les chrétiens étaient aussi tenus de réduire la sonnerie des cloches et aussi leurs processions exhibant des croix ou d’autres symboles religieux. Ce qui pouvait heurter le musulman moyen.

Au sein de l’Europe chrétienne, les juifs furent condamnés à la solitude des parias. Les chrétiens avec leur église triomphante leur imposèrent nombre de lois discriminatoires, sans même parler des lois d’exception permettant aux autorités de les expulser, de les exproprier, voire de les convertir de force, de les priver de leurs enfants pour en faire de bons chrétiens ou même de les brûler…

C’est à ce long calvaire que furent condamnés les juifs au cours de cet interminable Moyen Age chrétien, jalonné d’accusations de meurtre rituel (alors que la loi biblique à laquelle le judaïsme se soumet interdit même la consommation de sang animal, à fortiori humain !!), sans omettre de profanations de l’hostie…

L’antisémitisme de l’Europe chrétienne a subsisté dans de nombreux ilots, même à l’époque des Lumières. A la Renaissance, certains grands esprits commencèrent à se sentir à l’étroit dans les quatre coudées de l’exégèse  chrétienne. Les humanistes de ce temps là redécouvrirent la langue hébraïque et purent s’adonner à son étude, soit sous la férule de grands maîtres juifs, soit avec l’aide de juifs convertis au christianisme.

Les érudits chrétiens manifestèrent un grand intérêt pour les œuvres des kabbalistes, au point même de découvrir sous la férule de van Helmont une kabbale chrétienne… L’église qui avait prétendu enfouir le judaïsme sous un amas de cadavres découvrit que ce rameau, réputé mort et desséché, avait pu produire une arborescence stupéfiante : comment connaître une telle floraison quand vous êtes réputé mort et enterré ? Certains parmi les humanistes firent preuve d’une grande présence d’esprit en optant pour une datation antique de la kabbale, qui devenait ainsi contemporaine du christianisme naissant, de Jésus et de ses Apôtres…

Ici, il devient difficile de tracer une stricte ligne-frontière entre l’admiration et la détestation. Le christianisme de la Réforme et de l’humanisme devenait l’otage d’un certain judaïsme qui pouvait encore rendre quelques services à l’église.

Cette affaire d’antisémitisme conduit à remettre en question un postulat qui avait inspire les anciennes élites juives de notre continent : l’identité juive, même épurée, est elle compatible avec la culture européenne ?

On l’a cru durant une très longue période quand la pire manifestation de l’antisémitisme le plus violent que le monde ait jamais connu, la Shoah, est venu déjouer tous les plans de gens qui avaient cru en une symbiose judéo-européenne. Et notamment en Allepgane. Cela avait commencé avec les efforts reconnus de Moïse Mendelssohn et de ses successeurs, de rapprocher la judéité de la germanité.

De son temps, entre 1729 et 1786, il fut lui-même victime d’une insolente invitation publique à se convertir au culte établi, faute de quoi il était prié de dire pour quelle raison il s’interdisait de franchir le Rubicon… Ce fut un diacre zurichois Johann Kaspar Lavater qui se rendit coupable d’une telle infamie.

Pour Mendelssohn ce fut une grande déception lui, l’adeptes sincère des Lumières, se votait rappeler publiquement que les juifs, donc lui aussi, n’auraient pas la moindre légitimité d’exister dans l’aire culturelle européenne.

Et je ne parle même pas de la législation qui tenait les juifs à l’écart des grands emplois aussi longtemps qu’ils resteraient ce qu’ils étaient, des juifs : l’Europe chrétienne n’en voulait pas et les écartait de toutes les professions libérales…

Pourtant, dès que l’occasion leur fut offerte de donner toute leur mesure, ils s’illustrèrent dans tous les domaines de la culture. Mais voilà, même pour devenir le directeur de l’opéra de Vienne un grand musicien comme Gustav Mahler dut renier sa religion afin d’accéder à ce poste. Ce n’est pas un cas isolé : un savant hégélien comme Edouard Ganz, président du l’éphémère Culturverein vers 1815, dut se convertir pour être enfin nommé professeur des universités. Rien n’est pire que l’antisémitisme dans la culture et la philosophie.

Ce livre de Peter Schäfer ne révolutionne en rien l’idée que nous nous faisions déjà de la question, mais il apporte une certaine classification et réunit dans un seul volume, très abordable et bien informé, l’essentiel à connaître. Il montre aussi que l’antisémitisme est une hydre à dix têtes.

C’est un poison qui s’infiltre partout et qui se nourrit des mythes et des stéréotypes les plus éculés. Peut-être se trouvera t il sur les bords de Seine un éditeur pour commander une version française de ce bel ouvrage…

Maurice-Ruben HAYOUN

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Joseph (Hermann, 2018)

 

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