Partir, Repartir, Ré Partir … Raphaël Draï (vidéo)

 

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Voyager n’est pas seulement se déplacer. Voyage vient de voie, qui vient de vie. Viavita. Voyager et vivre ne font qu’un à condition que l’on  sache d’où l’on vient et que l’on n’ignore pas le point d’arrivée. Quitte à repartir ensuite. L’ homo viator ne se contente pas d’emprunter des voies déjà tracées parce qu’il n’entend pas vivre par procuration. En voyageant, le voyageur trace des routes nouvelles, et sa propre vie devient matricielle . Au point que voyager  devienne en soi une  manière de vie. In via patria disait saint Augustin. Et Abram serait –il devenu Abraham, en insérant dans son nom  initial  la substantifique lettre divine, le Hei, s’il n’avait pas déféré à l’injonction primordiale : «   Mets toi en chemin  vers toi, à partir de ta terre, de ta patrie, de la maison de ton père vers la Terre que Je te montrerai » ( Gn 12, 1). Départs et non pas abandons . Le végétal est fixé au sol, l’animal se  meut, l’ humain voyage au dehors et au-dedans de lui, sans perdre de vue les étoiles du ciel, étant également à lui-même son propre repère. Caïn fut errant parce qu’il se fuyait s’étant dérobé à la face de Dieu après avoir tué son frère. Abraham fut itinérant  parce qu’il cherchait Dieu et recherchait la présence humaine désertée dans le monde post- diluvien et d’après la confusion babélique . Ainsi Abraham devint –il Îvri, hébreu, être d’itinérance, de passage certes d’un lieu à un autre mais sans que de ce lieu ci à ce lieu là  s’effacent les traces de ses pas et s’oublient les « âmes «  qu’il avait suscitées en chemin, avec Saraï son épouse, devenue  Sarah, par adjonction à son nom de cette même lettre  Hei,  qui désigne simultanément la personne distincte, le questionnement, la direction et la dilection. Selon ces points de vue, si je n’ai pas cessé de me déplacer depuis mon plus jeune âge, ai- je toujours vraiment voyagé ?. Voyages subis, voyages voulus forment ensemble une sorte d’itinéraire où, en somme, s’inscrit ce qui est devenu une seconde nature. Partir me serre la gorge . Ne plus partir aussi . Il faut donc essayer de revenir au commencement.

Je suis né en 1942 à Constantine.

Je suis né en 1942 à Constantine. Par l’effet des scélérates ordonnances pétainistes, le décret Crémieux avait été abrogé qui avait conféré aux Juifs d’ Algérie la nationalité française. Premier voyage – forcé celui là, d’une nationalité à une privation de nationalité . Heureusement, le débarquement des forces américaines sur les plages algériennes en novembre de cette année empêcha, in extremis, que ce transfert d’état- civil ne se transforme en déportation.

Constantine est une ville étrange, sur-réelle,  bâtie   sur les bords d‘un abîme. L’usage des ponts y est vital. Ceux-ci sont  les  uns naturels, sculptés à même le roc  par des cours d’eau disparus, dont la direction semblait  aller à l’encontre des lois de la nature ;  les autres construits par l’ingéniosité de l’ homme  lorsque le vide le défie. La ville où je suis né, et où j’ai vécu mes enfances et  mes adolescence ,se répartissait en quartiers peu communicants qu’un ordre du général Mercier dés après la conquête de la ville par les armées française, à la suite d’un assaut hallucinant, avait rendu presque étrangers les uns aux autres  : le quartier musulman, le plus adossé aux gorges du Rhummel, de l’oued ombrageux, le seul survivant de l’époque  préhistorique, qui sciait la ville en deux ;le quartier juif, qui donnait également sur ces à -pics mais qui commençait de s’en éloigner vers le centre de la ville où Rome, lorsqu’elle y faisait défiler ses cohortes, avait situé son forum ; et puis le quartier européen, situé sur le plateau du Koudiat et qui s’étendait dans les faubourgs Saint Jean et de Bellevue, des quartiers excentrés  auxquels on accédait au terme d’une belle promenade, du moins avant que ne commence la guerre d’ Algérie.

 

Après ma naissance, mes parents logèrent dans un petit appartement de fonction, situé au cinéma Nunez, prés du centre de la ville. Ses fenêtres donnaient directement sur le quartier arabe et même sur sa rue la plus chaude. Je le quittai à l’âge de quatre ans pour habiter dans le quartier européen, au 2 rue Henri Martin, du nom d’un des plus attachants historiens de la révolution française. Dés cet âge là, presque tous les jours  j’allai rendre visite au reste de la famille, dans le quartier juif. Y aller, en revenir m’étaient de véritables dépaysements et repaysements. Comme il n’était pas question d’abandonner qui que ce soit et qui que ce fût, ces voyages doublement intérieurs me furent comme une manière d’être. Tous les vendredis, à l’approche du Chabbat, ma mère cuisait des pains  pour les pauvres du quartier juif.  Sur mon vélo « roues 600 » j’allais  en grande vitesse les déposer au  mausolée de rabbi Chlomo Amar sur lequel veillait la sœur de ma grand’ mère maternelle. En y pénétrant j’entrais dans un autre monde, celui de la Thora et du Zohar .Constantine, à la fois juive, arabe et européenne devenait à ce moment un corridor de la Jérusalem céleste. C’est depuis mon plus jeune âge que Constantine ne fut pas un simple nom de ville, compact, géographique, mais un réseau de rues, de ruelles, de venelles et de ponts qui signalisaient son histoire tourmentée. Aller d’un quartier à l’autre c’était aussi voyager dans les différents visages de la Cité,  découvrir ses couleurs qui changent tant avec les saisons, si fort contrastées là bas ; respirer ses parfums enlacés où prédomine la senteur des acacias.

L’exode forcé d’Algérie

En septembre 1961, la guerre était devenue si impitoyable, si aveuglée qu’il fallut s’arracher à cette cité natale. En deux heures d’avion je me retrouvai à l’aéroport de Marignane,  m’efforçant de ne penser à rien, me sachent incapable de ressentir dans son acuité réelle ce qu’alors j’eusse dû ouvertement éprouver :  un total déchirement, à ne plus vous laisser une goutte de sang dans les veines. Imagine t-on ce que cela signifie être arraché du lieu où la vie vous fut donnée,  où votre sensibilité s’est formée, où l’on a appris à lire et entendu se former les premières questions posées à l’ Homme ? Qui peut voyager en portant sa tête sous son bras ? L’anniversaire de mes vingt ans à Paris fut comme une naissance secondaire, coupée de la première à laquelle elle n’avait plus accès que les nuits, en franchissant le territoire des rêves qu’en ce temps là je ne savais pas encore déchiffrer. Et pourtant, combien de fois ne suis – je pas revenu en rêve à  Constantine, pour déambuler dans ces mêmes rues, ruelles et venelles, comme si mon enfance première protestait de sa survie et exigeait qu’on  ne l’oubliât point. A chacun de ces étranges voyages Constantine m’apparaît transfigurée, taillée dans l’émeraude et le saphir, décelant  d’autres quartiers et d’autres confins  situés dans je  ne saurais dire quel espace, que je ne lui connaissais  pas. Après de telles nuits les réveils se font à tâtons, comme si l’on voulait recompter les morceaux épars de son corps .Corps personnel et corps familial.

Montpellier….

En 1962 mon père était resté en Algérie, croyant dans le sérieux des Accords d’ Evian et du plan de Constantine. L’une de mes sœurs était demeurée avec lui. Mon autre sœur vivait avec notre mère et avec mon frère cadet à Montpellier. L’appartement qu’ils occupaient était encore sous les échafaudages à cause de la faillite frauduleuse du promoteur. L’ hiver de 1963 fut glaciaire et nous n’avions pas de chauffage. Pour nous réchauffer nous faisions des flambées d’alcool à brûler qui risquaient de nous carboniser . Mon plus jeune frère se trouvait en préventorium à Besançon. A Paris, la famille de mon oncle Raymond chez qui nous avions été «  rapatriés » – drôle de patrie que cette patrie fendue par son milieu ..  était un véritable refuge. Et pourtant dès ces années là il fallut sans cesse prendre le train pour rejoindre les parties éparses de cette famille dispersée . Paris -Montpellier – Paris, presque toutes les semaines, les avis d’appel avec Constantine, le voyage à Besançon, et le pays perdu qui ne laissait pas nos nuits en paix. Puis le retour de mon père en 1964, spolié, rendu étranger à cette ville que la communauté juive avait peuplée depuis l’époque du roi Salomon, longtemps avant la conquête des armées arabes.

Paris

Draï Une Pays d'aprèsA Paris je m’étais inscrit à la Faculté de droit . Il aurait fallu être un extra – terrestre pour suivre un cursus normal dans ces conditions là. Parfois l’angoisse m’astreignait si brutalement que je quittais  l’amphithéâtre. J’ y repense chaque fois que je repasse devant le Panthéon, rue Cujas ou rue Soufflot qui s’abouchaient alors erratiquement à la rue Henri Martin. Par quel miracle, n’ai-je point tout abandonné alors … Voyages subis, toujours durement. Plus de sept heures d’un train de nuit, avec la fatigue qui vous envahit la troisième heure passée, lorsque l’on n’est plus en mesure de lire, qu’il n’est plus rien à faire que d’attendre. Et puis la joie des retrouvailles minuit passé, ou au petit matin, en attendant la nausée du déchirement le soir suivant lorsqu’il faut repartir. Ma mère supportait de plus en plus mal ces allers et retours sans terme assignable. Quand donc serions nous réunis ! Elle n’attendit pas longtemps cette impossible réponse. Lorsque je repartais mon père se jetait en travers du lit, submergé de pleurs qui me désespéraient. Et pourtant je repartais, sachant que j’allais revivre – si le mot vie comporte ici le moindre sens – les mêmes déchirement à Paris.

Ma passion des livres

Plus de quarante ans ont passé et je crois pouvoir dire que c’est la lecture qui me sauva . Le besoin, l’impulsion de lire ne m’auront jamais quitté. Lire c’est voyager en esprit. A Constantine au Collège Mercier, les années de ma scolarité  restent identifiées par le programme de notre cours de littérature. A jamais ma treizième année restera marquée par Molière et tout le théâtre classique, ma quatorzième année par Diderot et les Encyclopédistes, ma quinzième par les premiers romantiques … Lorsqu’il a fallu partir j’ai emporté deux valises, l’une renfermait mon linge, l’autre était pleine de livres. J’allais découvrir dans le vertige les grands librairies du Boulevard Saint Michel, Joseph Gibert, la librairie des PUF, la librairie Vrin où j’achetais mon premier Bergson …C’est à Montpellier que j’ai rencontré Sylvia, rapatriée d’Alger, qui allait devenir ma femme. Nous nous mariâmes en 1966. Notre fille Yaël naquit en 1968. J’avais achevé ma licence en droit avec un beau palmarès . Mes professeurs m’incitaient à poursuivre. Il ne me fut pas possible de trouver à Montpellier un emploi qui m’eût permis de répondre à leurs incitations. Je décidai de m’inscrire en Thèse à Paris. Sylvia achevait ses études de pharmacie. Trois années durant, il fallut refaire toutes les semaines les allers et retours  Montpellier Paris – Montpellier. Finalement nous nous firent halte à Paris – pour combien de temps  ? – avec Yaêl  pour laquelle quitter Montpellier où elle était née fut aussi un profond déchirement .Après ma réussite au concours d’agrégation, je fus nommé dans une faculté de l’est de la France. Notre fils, Dan, naquit. Sylvia venait à  peine de trouver un  poste de pharmacienne à Paris. Prendre le train devint plus qu’une seconde, une tierce  ou quarte :  une quinte – nature. Au bout de  deux années je rejoignis une autre Université située entre Paris et Lille. Je m’y attachai profondément puisque presque tout y était à bâtir. Plus de quinze années durant,  une ou deux fois par semaine j’accomplis le trajet Paris –Amiens- Paris . Pour des raisons qui m’échappent je ne pouvais obtenir de poste à Paris malgré mes travaux, en dépit de mes responsabilités universitaires, et cela sans que aucun avancement ne me fût jamais refusé. A ce sujet j’ai formé quelques hypothèses mais le temps n’est pas encore venu de relater ma vie proprement intellectuelle et mon engagement dans l’étude de l’univers biblique et des réalités israéliennes. Un de mes collègues à qui je m’en étais ouvert, et qui n’y était  pas pour rien, me fit cette réponse qui me décida  à éviter les trous noirs et à poursuivre ma route : « Vous n’avez pas assez souffert ».

Aix en Provence

Depuis 1998, je suis en poste à la prestigieuse Faculté de droit et de science politique d’ Aix en Provence. Et depuis 1998 combien de fois n’ai- je pas entendu : «  Mais ces allers et retours, cela  doit être épuisant ». Répondre non c’est dire  l’étonnante vérité. Partir de Paris pour Aix en Provence me pèse moins que de prendre un billet pour le nord ou l’ est de la France, avec une exception pour l’ouest mais j’en connais la raison : lorsque j’étais écolier au cours élémentaire  à l’Ecole Victor Hugo de Constantine, ma mère – que son souvenir soit bénédiction – m’aidait à dessiner les … châteaux de la Loire. Chaque semaine de l’année universitaire je confirme ce que Jean Grenier observe dans ses Inspirations méditerranéennes :  une fois passé Valence, quelque chose en  nous se dénoue. Aix est proche de Marseille où j’ai souvent débarqué du Ville d’ Alger ou du Sidi Okba au temps des colonies de vacances et des camps scouts. Lorsque  je m’y rends en avion, je revois l’endroit exact où je suis arrivé en septembre 1961. Ah si les êtres de chair pouvaient prendre par le bras ceux qui sont modelés dans le souvenir ! Quelle sorte d’ombre indélébile ai- je bien pu laisser en ces lieux qui n’ont presque pas changé  …Dans le hall de l’aéroport, le cœur me serre  lorsque, en consultant le tableau des horaires, je lis : Paris- Orly.. Constantine -Ain El Bey  … Tel Aviv – Lod … Aller à Constantine m’est toujours interdit, au moins dans les conditions où un tel voyage ne se réduirait pas à un déplacement mortuaire. De grands espoirs étaient nés en 2000 après la première élection de Abdelaziz Bouteflika. Je les ai exprimés dans une Lettre publique[1] dont le retentissement se traduisait en  d’autres lettres, venues des deux côtés de la Méditerranée, sans que jamais une once de ressentiment y fût perceptible. Si ces espoirs ont été ruinés je ne saurais affirmer s’ils l’on été sans retour. Le soir de mars 2000 où j’ai appris que le voyage de la réconciliation n’aurait pas lieu,  j’étais à Aix. La nuit qui suivit  je rêvai que je me retrouvais sur le périphérique  parisien, ayant perdu mes papiers d’identité et mon manteau  et puis ma veste …

Jérusalem…

Draï, les pays d'en hautAéroport de Marignane. Ma boussole sans aiguille. Depuis 1969 je ne compte plus  les voyages que j’ai effectués en Israël. Pourquoi ne m’y suis-je pas installé ? Tenter de le comprendre serait la matière d’un livre complet dont j’ai réuni  les éléments. Jérusalem m’évoque t-elle  trop ma ville natale, reviviscente:  même architecture turque, mêmes sites  surréalistes, mêmes lumières venues d’outre- ciel, même étrange  Présence, parfois suave, parfois angoissante ? L’aller- et -retour sans cesse recommence. Ma familiarité avec la psychanalyse  me laisse soupçonner une propension pour ne pas dire une compulsion à la répétition. Comme si j’entendais sans relâche revivre mes arrachements initiaux. Part faite à l’inconscient, la répétition n’est qu’une des figures d’un mouvement que je crois d’une autre dimension aussi, que j’assimilerai d’abord au mouvement du tissage .Ne dit-on pas «  tisser des liens ». Sauf que le lien  ici  c’est le tissage. Mais  partir, revenir, repartir et puis encore revenir avant de repartir, cela s’appelle également sillonner. Le sillon  déjuge la désolation de la terre non pas désertique mais désertée. A Constantine, en allant du quartier européen aux quartiers juif et arabe, n’essaye- je pas de trouver un lien que je n’étais pas en mesure de discerner entre le Musée Gustave Mercier où je passais de longues après- midis  parmi les silex préhistoriques, les stèles dédiées à la phénicienne déesse Tanit et les carnets d’esquisse de Delacroix, et le Mausolée de  rabbi Chlomo Amar qu’illuminaient  ses veilleuses discrètes et ineffaçables ? En 1961, en arrivant à Marignane j’aurais tenu pour folle la diseuse de bonne aventure qui m’aurait annoncé que je saurai lire un jour dans le texte original et commenter le Talmud, le Sepher Yetsira attribué à Abraham, que je pénétrerai dans Freud, Husserl et Kelsen, et que j’écrirais des livres. Qui saura dire ce qui dans ces partirs et repartirs m’oblige à répartir ce que je crois savoir  pour l’avoir appris en retenant jusqu’à ses derniers moments cette lueur revenue, à peine perceptible, qui est la naissance de l’aube ? Serait –il inconcevable qu’un beau jour je fasse cours à 8 heures du matin à Paris, à 12 heures à Aix, à 16 heures à Constantine, à 21 heures à Jérusalem ? Et le jour où cela s’accomplirait, repartirais – je ?         

                                                       

Raphaël Draï  (revue « Conférence » , 2005)  raphaeldrai.wordpress.com/

 

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