Martin Heidegger, Cahiers noirs (volume 3) Années 1939-1941. Réflexions XII-XV (I)

par Maurice-Ruben HAYOUN

Inépuisable Heidegger. Je ne compte plus les recensions de livres qu’on lui doit ou qui lui sont consacrés. Dans ce tout nouveau volume, j’ai lu attentivement la très éclairante préface du traducteur. J’en profite pour le féliciter de la qualité de son travail. Et des conseils judicieux qu’il donne pour appréhender le mieux possible la pensée de ce philosophe qui a révolutionné le penser philosophique. Il montre tout d’abord la nature des chemins ou des passerelles que l’auteur de Sein und Zeit emprunte pour déployer sa pensée. Réflexions (Überlegungen) Pensées (Gedachtes) etc…,

Mais on n’oublie pas non plus les quelques imprudences (et je suis gentil) qui ont entaché cette réflexion philosophique que même un philosophe, si juif comme Emmanuel Levinas, n’a pas manqué de saluer tout en maintenant ses réserves concernant l’homme Heidegger… Et j’apprécie la sage mise en garde du traducteur qui conseille de ne pas se focaliser sur des indices pour justifier des critiques qui conservent, malgré tout, leur vigueur. Je parle évidemment des déclarations de Heidegger sur les Juifs et le judaïsme. Parfois, cela est si contradictoire que l’on s’interroge sur les objectifs poursuivis par l’auteur ; on le sent parfois si fuyant, si insaisissable sur de tels sujets, comme d’ailleurs sur son rapport réel au nazisme…

Dans tous ces textes publiés dans les Cahiers noirs, tout tourne autour de la problématique d’Être et temps : La question de l’être tel qu’il s’éclaire à partir du temps, la philosophie n’ayant fait jusqu’à alors, … qu’aller de l’étant à l’étant par le biais d’un regard jeté au passage sur l’être. Heidegger rompt définitivement avec une forme de pensée, la forme du traité, de la thématisation . Car, ce qui est en question, l’être, ne peut plus être assigné à l’objet d’un savoir, fût-il métaphysique. Penser devient ce travail intensément vivant.. Penser est ainsi l’expérience de la méditation du sens (Besinnung), ce terme allemand a plusieurs sens. Et ce sens doit être pensé à travers le temps et le monde qui sont les nôtres…, c’est-à-dire le réel.

Heidegger en ces années du début de guerre mondiale est conscient de ces dévastations et de ces violences qui se déroulent sous ses yeux. Commet réagit-il ? C’est là toute la question. N’en a t il pas fait assez ? Devait-il, pouvait-il en faire plus ? Cela dépend du positionnement de chacun : certains vont même jusqu’à excuser la brève période du rectorat en en réduisant drastiquement l’importance. D’autres s’ingénient à prouver que notre homme n’a jamais vraiment cru au régime nazi, et qu’il s’est contenté de faire comme si… Moi, je préfère faire preuve de retenue et dire que l’homme brouille les pistes. Certaines déclarations pointent vers un antisémitisme caractérisé, jusqu’a croire à l’existence d’une juiverie internationale (en yiddish : weltchabrusse) qui aurait toutes les manettes du monde entre les mains (Madame Jaspers, qui était juive, refusait que cet «antisémite» vienne chez elle, à Heidelberg…)

Quant à ce type d’ouvrages (Cahiers noirs) qui se présentent comme une suite décousue (sans le sens péjoratif) de pensées et de réflexions, il est très difficile d’en rendre compte d’une manière suivie. Exemple : le présent ouvrage qui couvre les années allant de 1939 à 1941, rien d’étonnant que l’auteur commence par creuser l’idée de dévastation et de destruction. Il parle de fabrication de la puissance, de son déploiement… et un peu plus loin, il se livre à une très intéressante analyse de l’expression «idéalisme allemand». Peut-on prédiquer ce syntagme de deux philosophes comme Schelling et Hegel ? Il faut d’abord faire la part de l’élément grec puisque la métaphysique a vu le jour dans la cité grecque. Et il y a tous les autres éléments qui se sont agrégés à cette base. Dans quelle mesure alors existe t -il un idéalisme allemand, proprement dit ? Sur un plan strictement scientifique, nous dit Heidegger, cela peut marcher mais pas sur le plan de la pensée.

Donnons lui la parole : Comment faudrait il donc faire pour protéger les vrais penseurs de cet ensevelissement de ce qui chez eux est pleinement essentiel ? Il n’y a ici rien qui puisse protéger ; et tout effort en ce sens est déjà une méconnaissance de l’histoire-destinée ou pensée. A vrai dire, nous ne savons qu’une chose. Nous savons que –et pourquoi- cet ensevelissement est toujours et à nouveau à l’œuvre, ensevelissement dont la pitoyable médiocrité n’a pas même le droit de prétendre à ce que l’inestimable force du mépris se dresse contre elle. L’idéalisme allemand est donc pour ceux qui sont à venir, c’est-à-dire les Allemands éclairés quant à leur pleine essence, une lutte qu’engage la pensée méditant le sens, lutte encore gardée en réserve et non encore déclenchée. Cela, l’idéalisme allemand l’est, à condition toutefois de commencer par le devenir…

Cette longue citation que j’espère avoir correctement comprise, ainsi que la phrase suivante permet d’avoir quelque espoir : s’il ne le devient pas, alors Schelling et Hegel et tous les autres auteurs appartiennent au magasin des accessoires… On ne peut pas être plus clair. Voici la conclusion de l’auteur : L’idéalisme allemand est pour les Allemands et par là même pour l’histoire-destinée de l’Occident, une histoire-destinée non encore advenue, dans le domaine de laquelle l’érudition historisante n’a rien à chercher parce qu’elle ne pourra jamais rien y trouver. Partant, la notion d’idéalisme allemand qui traîne dans tous les manuels de l’histoire de la philosophie est à revoir, ou, à tout le moins à relativiser.

On trouve immédiatement après ces réflexions une pensée concernant le christianisme et son rôle dans la culture. Pour Heidegger, le christianisme prend comme postulat la nature rationnelle de l’homme et cherche à travers cela à en assurer le salut. Et, ajoute-t-il, toute attitude hostile envers cette religion n’en demeure pas moins chrétienne, tant cette mentalité a irrigué, formaté notre pensée.

Le thème suivant, toujours sans transition visible, porte sur Nietzsche et est à la fois plus longue et plus nourrie. En mettant fin à la métaphysique, Nietzsche n’en continue pas moins d’être le dernier des métaphysiciens. Il marque à la fois une rupture avec ce qui précède et un nouveau commencement ; La pensée de Nietzsche contient tout ce qui doit nécessairement accomplir l’achèvement des Temps nouveaux Nietzsche est à la fin de la métaphysique et à ce titre il en fait lui aussi partie
( A suivre)

Maurice-Ruben HAYOUN, professeur à l’Uni de Genève.
Dernier livre paru : La pratique religieuse juive (Paris, Geuthner, 2019)

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