Devinette : qui sont ces Juifs, ni séfarades ni ashkénazes, que presque personne ne connait, qui ne sont même pas mentionnés dans Le Dictionnaire encyclopédique du judaïsme, dont il ne reste que quelques dizaines entre Grèce et Albanie ? Vous donnez votre langue au chat ? Les Romaniotes. Ils sont là depuis l’empire romain, bien avant toutes les autres communautés.
Après de la destruction du second temple, en 317 de notre ère, trois bateaux remplis d’Hébreux vaincus cinglaient vers Rome où ils devaient participer selon la coutume romaine au triomphe de l’empereur. Un naufrage bienvenu les en empêcha et les naufragés survivants se dispersèrent entre la Grèce continentale, l’ile de Corfou et le sud de l’Italie. Ce sont les Romaniotes ainsi nommés, car ils auraient dû migrer à Rome.
Ils ont fait souche en Grèce, se sont installés dans ce qui est devenu les villes de Ioanina, Veiria, Volos, Preveza, Chalkis et autre bourgs. Ils parlaient grec, mais l’écrivaient avec l’alphabet hébraïque et ont conservé une pratique très stricte et ancestrale de la religion.
À l’arrivée des juifs séfarades, après l’expulsion d’Espagne et leur installation dans l’empire byzantin dont la Grèce faisait partie, il n’y a pas eu de mélange entre Romaniotes et séfarades et ces derniers n’ont même pas été très bien reçus par leurs coreligionnaires. Ni la langue (le grec pour les uns, le judéo-espagnol pour les autres) ni les coutumes et l’histoire étaient communes. Il n’y avait même jamais de mariage dit mixte entre les deux communautés. Ni de célébration de fêtes, chacun avait sa synagogue et son quartier.
Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les Romaniotes étaient aussi étrangers aux séfarades que les non juifs avec qui ils entretenaient étrangement bien plus de relations tant commerciales qu’amicales. Les « Espagnols » se sont par conséquent majoritairement installés à Salonique.
La Shoah et la destruction presque totale des Juifs de Grèce a naturellement tout changé. On connait l’assassinat des Juifs de Salonique. Ioanina n’a rien à envier si l’on ose dire. La ville compte actuellement 130 000 habitants. En 1900 il y en avait 15 000, 5000 juifs, 5000 orthodoxes, 5000 ottomans. La plupart des Juifs étaient partie durant la première moitié du XXᵉ siècle s’installer ailleurs, en Palestine mandataire, aux États-Unis, en Italie. Conservant pieusement et fièrement leur spécificité. On trouve d’ailleurs une synagogue romaniote à Jérusalem et une autre à New York au centre de Manhattan.
À l’arrivée des nazis, il n’en restait que 2000. 1850 ont été déportés et tués à Auschwitz. Jusqu’à 1943, les Allemands se contentaient d’extorquer des sommes faramineuses à la communauté pour les laisser tranquilles. Soudain, à la fin de la guerre, le 25 mars 1944, ils entrèrent dans le quartier juif et au milieu de la nuit organisèrent la rafle de la population. 11 jours de voyage jusqu’au lieu d’extermination. Ils ont brûlé les synagogues, les écoles, détruit toutes les archives, assassinant 2000 ans d’histoire.
La centaine de survivants (106 très précisément) avait réussi à rejoindre la résistance grecque. À l’exemple des habitants de Chalkis dont aucun n’a été tué, s’étant tous réfugiés dans les montagnes. Il ne reste aujourd’hui que 32 juifs romaniotes à Ioanina. Dont 4 professeurs d’université. La synagogue a été reconstruite dans le style particulier des Romaniotes : les bancs des fidèles sont face à face et non les uns derrière les autres comme dans les autres temples. Des plaques au mur rappellent les noms de ceux que la barbarie a voulu effacer de la mémoire. Dans un coin, bouleversantes reliques d’un monde détruit, deux machines à coudre retrouvées dans les décombres des maisons rappellent aux rares visiteurs que des femmes autrefois y exerçaient leur talent. En réalité, le métropolite les avait volées et la communauté a eu tout le mal du monde à les récupérer. L’une d’elles porte le même numéro que l’une des femmes déportées…..
Il est quasi impossible de célébrer le shabbat et de trouver un minyan avec si peu d’habitants. Sauf pour Kippour et Pessah : les quelques rares descendants des Romaniotes dispersés dans le monde reviennent d’Amérique, d’Israël, se retrouver pour ces fêtes tellement sacrées dans le lieu de leur histoire et de leur martyre.
De la petite ville de Veiria 850 juifs ont été déportés et exterminés, un seul est revenu, seul sur les lieux du crime. C’est une femme orthodoxe qui a consacré bénévolement sa vie à ce travail de mémoire, qui dirige le petit musée du souvenir où deux petits pupitres rappellent aux quelques visiteurs que des jeunes enfants y fréquentaient l’école avant d’être brûlés dans les fours crématoires. Son dévouement et sa générosité consolent un peu de l’attitude révoltante de beaucoup de responsables grecs qui ont longtemps renâclé à commémorer le génocide de leurs compatriotes. C’est seulement en 1998, lorsque la cité fut nommée capitale culturelle de l’Europe que Salonique érigea sur la place centrale un monument à la mémoire des 96 % de juifs assassinés. Et encore ! C’est la communauté juive qui en finança en grande partie la construction.
Liliane Delwasse pour J Forum