Le Joseph biblique[1] et sa métamorphose chez Thomas Mann :  Joseph et ses frères

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Thomas Mann

Thomas Mann en est venu à cette tétralogie presque par hasard. C’est un artiste, vieille connaissance de son épouse, qui lui adressa la demande suivante : aurait-il la gentillesse d’écrire quelques lignes sur des croquis représentant la vie passionnante de Joseph, selon le récit de la Genèse ? Mann s’y mit dès 1926, détricotant le récit biblique pour en faire une superbe épopée. Le projet, une décennie plus tard, occupa l’espace de quatre volumes couvrant près de 1500 pages. En 1933, le premier tome parut, intitulé les Histoires de Jacob. Le second, le jeune Joseph parut l’année suivante. Le troisième, bien plus fourni, intitulé Joseph en Égypte fut publié en 1936, trois bonnes années après l’exil de Thomas Mann et après avoir été déchu de sa nationalité allemande par les nazis. Le dernier tome, Joseph, le nourricier, parut en 1943, au beau milieu de la Seconde Guerre mondiale.

                Même si on laisse provisoirement de côté, les préoccupations politiques du moment et elles étaient très graves- l’auteur a voulu trouver dans la Bible une source d’inspiration. Il a aussi choisi le personnage le moins religieux qui soit, le plus ouvert, celui qui sut s’adapter à sa nouvelle patrie, l’Égypte pharaonique et y fit souche puisqu’il épousa Asénét, la fille d’un prêtre égyptien dont il eut deux fils… Certes, la tradition biblique a vite fait de rapatrier cette famille peu orthodoxe dans le giron judaïque strict, puisque au chapitre 49 de la Genèse, l’avant-dernier du livre, le patriarche Jacob adopte littéralement les fils de Joseph, Ephraïm et Manassé, issus d’un mariage exogamique, en disant : ces deux-là seront pour moi comme Ruben et Simon (les deux premiers des douze fils de Jacob.

                En fait, Thomas Mann a découpé toute l’histoire de Joseph, du chapitre 37 au chapitre 50 en plusieurs séquences qu’il a développées à sa guise, n’obéissant qu’à sa verve littéraire et à son inspiration de romancier. En voici un exemple : les Écritures règlent en 14 versets, pas un de plus, l’épisode avec l’épouse de Potiphar, le chef des eunuques du Pharaon. Mann en tire 220 pages. Il en est de même des relations entre le patriarche Jacob et son fils préféré, Joseph : Mann imagine entre eux des dialogues portant sur toutes sortes de sujets, depuis les mesures de sécurité dont il faut s’entourer à la nuit tombée jusqu’aux questions de métaphysique et de théologie. Mais Thomas Mann met à profit ses développements et libres variations pour distiller son message humaniste, à l’encontre d’un régime honni qui se prépare à transformer l’Europe en un gigantesque brasier jonché de millions de cadavres. Il écrit verbatim : La vie sans esprit abouti à l’inhumanité…

                Thomas Mann met aussi à contribution l’Égypte pharaonique qui a toujours fait rêver l’Europe. On ne mesure pas toujours bien tout ce que la Bible doit à l’Égypte : Thomas Mann avait aussi lu le livre de Freud sur L’homme Moïse et le monothéisme où l’auteur prive son héros de sa judéité pour en faire un Égyptien, élevé à la cour du Pharaon, par l’une des princesses qui serait sa vraie mère, mais qui prétendit l’avoir découvert sur le fleuve, afin de cacher une grossesse causée par son intimité avec un homme qui n’était pas de son rang… Pour l’histoire du judaïsme, cela fait deux héros incontournables, Moïse et Joseph qui se retrouvent présentés comme des Égyptiens. Mann pensait comme Freud, mais peut-être pas pour les mêmes raisons… N’oublions pas les origines juives de son épouse, Katarina Mann, née Pringsheim, dont le père, célèbre mathématicien, s’était déjà converti au protestantisme. Mais pour l’idéologie nazie, cela ne changeait rien à son statut…

                L’histoire de Joseph, présentée par la Bible sous une forme trop concise, est dépliée, déployée, voire démultipliée par Thomas Mann qui s’en sert pour affronter à sa manière la question de l’humain. On pourrait penser, dans une moindre mesure, à Victor Hugo qui relit à sa manière le livre de Ruth…

                La lointaine Égypte antique avec ses richesses et ses mystères stimule la puissance évocatrice des romanciers ; elle permet aussi à des réprouvés et des exilés comme Thomas Mann de distiller leur message antinazi. Au fond, en occupant les plus hauts emplois d’Égypte, Joseph montre qu’un homme talentueux peut, en dépit de ses origines étrangères, s’enraciner ailleurs, à condition qu’il ait la volonté de le faire. L’Égypte avec son limon spirituel peut nous aider à découvrir enfin l’humanité civilisée… Il faut cependant tempérer un petit peu l’enthousiasme littéraire de l’auteur : cette image idyllique du pays du Nil, laisse de côté les tentatives d’asservissement et d’assujettissement d’un régime connu pour son impérialisme et son interventionnisme dans les pays limitrophes, moins forts ou traversant des crises, comme la petite Judée voisine…

Thomas Mann ne le dit pas, car il n’était pas bibliste, mais il existe un parallèle que nous dressons entre cet épisode de Joseph et le rouleau d’Esther ; les deux cas montrent qu’un Judéen exilé en terre étrangère peut y mener une vie brillante et réussir dans une société autre que la sienne propre. Joseph devient, nous dit on, vice-roi d’Égypte et Esther l’épouse du puissant roi Assuérus… On a l’impression que c’est là un message adressé à ceux qui hésitent à quitter la matrice judéenne de peur que cet exil ne vienne à bout de leur identité religieuse.

                Mais l’histoire de Joseph, en dépit de ses recentrages religieux évidents (il ne prend pas ses repas avec les Égyptiens, il conserve certains attributs provenant de son appartenance tribale, etc.…) est un simple exemplaire d’une vie humaine. On y trouve tous les sentiments éprouvés par l’âme humaine : la jalousie, l’arrogance, le sentiment de supériorité, la peur, l’ambition, la volonté de domination, l’égoïsme, l’égocentrisme, le pardon, la vengeance, les envies de meurtre, la réconciliation, les retrouvailles, le pardon, le ressentiment, la nostalgie, l’amour, la tentation, la concupiscence (la femme de l’eunuque)…

                Cette histoire prend aussi les aspects d’un conte de fées… Un jeune Hébreu vendu comme esclave à des chameliers traversant le désert qui le cèdent à leur tour à l’eunuque du Pharaon, qui est ensuite jeté au cachot sous l’accusation (fausse) de viol (sur l’épouse de son maître !) et qui survit à tout cela. Mieux encore : il a le temps de développer ses talents d’organisateur, voire même de passer maître dans l’art de l’interprétation des rêves. Mais où donc a-t-il trouvé le temps pour tout cela ? Qui l’a enseigné ? Et dans quelle langue parlait-il aux Égyptiens, notamment lorsqu’il prit en main les rênes du pays ? À toutes ces questions Mann apporte des réponses, soit qu’il les ait puisées dans la tradition orale juive (ses références à certains termes en hébreu le prouvent), soit qu’il ait recouru à son propre imaginaire.

                Que Joseph ait su s’imposer dans la maison de son maître au point que son savoir-faire et sa grâce physique aient suscité la concupiscence de sa patronne, de tels faits sont à la mesure de la vraisemblance, mais qu’il ne se soit pas trouvé dans toute l’Égypte un seul interprète des rêves pharaoniens, voilà qui détonne un peu puisque ce pays passait pour le centre culturel le plus avancé de l’époque. Il aura fallu, pour ce faire, recourir à un esclave hébreu, de surcroît détenu dans les geôles  du pays ! Il est évident que cet aspect illustre l’omniprésence de la Providence divine qui suit pas à pas la vie de cet élu du Seigneur. Tout ce qui arrive à Joseph est voulu par Dieu : il a fallu le guérir de son arrogance, de son égocentrisme et de sa suffisance en lui faisant traverser toutes ces épreuves.

Thomas Mann  insiste beaucoup sur le côté délateur du jeune Joseph, allant jusqu’à inventer que c’est lui qui rapporta à son père Jacob les agissements amoraux de son demi-frère Ruben avec la jeune concubine du patriarche, rendant impossible toute nouvelle cohabitation entre eux deux. Ces détails, ces précisions, visaient à donner plus de liant au récit qui porte en soi une forte imprégnation religieuse.

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On verra infra que si Joseph s’est fait le «psychanalyste» du Pharaon, Thomas Mann a joué le même rôle auprès de notre héros. Quelles descriptions de ce qui se passe dans le cœur et le corps de Joseph lorsque la maîtresse de maison tente de le serrer dans ses bras pour qu’il lui fasse l’amour. Thomas Mann nous dit que c’est l’image de son vieux père qui l’empêcha de commettre cette impardonnable transgression. La tradition orale juive dit que Dieu le menaça d’annihiler sa prestigieuse lignée et de révoquer le brillant futur qui lui était promis s’il passait outre. Joseph sut résister et persista dans sa pureté : d’où l’appellation qu’il s’acquit par cette remarquable retenue : Joseph le Juste , Yossef ha-Tsaddiq. Plus tard, le Talmud, s’inspirant de cette remarquable performance, donnera de l’homme brave la définition suivante : celui qui sait dominer son instinct est un brave authentique et il a plus de valeur que celui qui conquiert toute une ville à lui seul.

Enfin, Thomas Mann ne s’interdit pas de revenir sur les épisodes précédents, notamment les moments les plus marquants de la grande geste abrahamique : après tout le premier patriarche, Abraham, était l’arrière-grand père de Joseph, si l’on accepte ce processus de généalogisation de la Bible.

Joseph dans le livre de la Genèse : du chapitre 37 au chapitre 50.

L’histoire du Joseph biblique est passionnante et attachante, pourtant elle n’a pas vraiment retenu l’attention du grand public, comme elle aurait dû. Au fond, cette belle histoire, probablement inventée de toutes pièces ou simplement réécrite à partir d’un fait réel, tirée d’un lointain passé, suivant l’imaginaire du rédacteur du livre de la Genèse, cherche, du chapitre 37 au chapitre 50, à captiver l’attention de ses lecteurs et à façonner ainsi l’histoire du peuple d’Israël qu’elle préfigure d’une certaine manière. …

Cette histoire, parfaitement insolite, établit une transition entre le prologue patriarcal et l’esclavage des Hébreux en Égypte, deux grands blocs entre lesquels se déterminent les origines d’Israël en tant que peuple.

À la question portant sur la provenance des Hébreux, on trouve plusieurs réponses :

  1. a) les patriarches,
  2. b) le creuset égyptien,
  3. c) la vie dans le désert,
  4. d) le fait marquant que fut la révélation du Sinaï et le don de la Tora, et enfin, le plus probable,
  5. e) la fusion avec les peuples de Canaan, lors de la conquête de ce pays.

C’est dire combien cet intermède de Joseph est important : sans lui, pas d’escale égyptienne pour le peuple d’Israël…

L’exégèse historico-critique pense qu’il s’agit d’une histoire développée par une diaspora juive largement hellénisée d’Égypte s’opposant de manière pacifique et policée à la «tyrannique orthodoxie» à Jérusalem avec son monothéisme pur et dur, sa centralité due à la présence du Temple et sa volonté jugée hégémonique de dicter sa loi aux autres. Pensez au cri du cœur du prophète Isaïe qui s’exclame dans son premier chapitre : car c’est de Sion que sortira la Tora et la parole de Dieu de Jérusalem. sous-entendu : et de nulle part ailleurs.

                Mais quiconque lit cette histoire, ce véritable roman, avec attention, se rend bien compte que le projet a germé dans l’esprit d’un incomparable conteur, doté d’un grand talent romanesque et qui entendait écrire une sorte de nouvelle de la Diaspora, donc, une protestation contre l’esprit impérialiste des prêtres de Jérusalem. La chose se fait calmement, avec ironie, mais sans faiblesse : le but est de prouver que l’on peut être un Juif qui vit bien et réussit en terre étrangère, sans trahir l’alliance avec son Dieu ni manquer à sa vocation. Une sorte d’Exode à l’envers…

Je commencerai par citer un magnifique passage de Dichtung und Wahrheit de Goethe ainsi qu’un extrait de lettre à sa sœur Cornélia : dans le premier, Goethe affirme avoir voulu apprendre la langue de la Bible auprès d’un vieux moine et s’intéresser fortement à l’histoire merveilleuse de Joseph, l’un des grands noms du peuple d’Israël, fils de Jacob et de sa femme chérie Rachel (qui donna aussi au patriarche Benjamin, le fils de sa vieillesse)… Goethe dit à sa sœur que ce qui retient son attention dans cette histoire, ce sont les aspects typiquement humains et non point les intérêts religieux ou métaphysiques. Mais il trouve que cette histoire demeure, par certains aspects, quelque peu inachevée… Ayant écrit des textes sur ce héros biblique et d’autres du même genre, le jeune Goethe alors étudiant à Leipzig en 1767, se résout à tout livrer aux flammes…

Cette remarque sur le caractère inachevé ne tombera pas dans l’oreille d’un sourd puisqu’un heureux hasard, quelques décennies plus tard, poussera Thomas Mann à consacrer à cette belle histoire plusieurs volumes intitulés Joseph et ses frères (1933-1943) En fait, comme on le notait plus haut, un peintre, ami d’enfance de Katia Mann, demanda à Thomas Mann d’écrire quelques textes pour accompagner ses dessins relatant l’histoire de Joseph en Égypte… Voilà comment la littérature mondiale s’est, par un  heureux hasard, enrichie d’un chef-d’œuvre.

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On doit aussi noter que même le Coran consacre la Sourate 12 à l’histoire de Joseph, sans que celle-ci ne soit précédée ni suivie d’un ensemble faisant avec elle un contexte. Le Coran ajoute  des détails savoureux que le récit biblique ne donne pas… Par exemple, sur l’admiration de la beauté physique de Joseph par les femmes, amies de l’épouse de son maître Potipar, etc…

Mais c’est l’original hébreu qui nous intéresse par sa structure, son caractère composite et aussi par l’influence exercée sur la littérature universelle.

                Le récit de Joseph est trop soigneusement construit, certains revirements ou rebondissements sont trop symboliques pour avoir été simplement réels et historiques, comme on voudrait nous le faire croire. … Mais ce que nous soulignerons d’emblée, c’est la position  centrale occupée par l’Égypte, dans ce récit de l’Antiquité hébraïque. La présentation est essentiellement positive : songez, l’un des patriarches se rend en Égypte avec toute sa tribu, issue de son sein ; le fils, réputé mort, devient vice-roi de ce même pays et organise une économie de subsistance pour sauver le pays de la famine. Et enfin, reconnu par ses frères et rejoint par eux, il s’assimile parfaitement à l’Égypte, son pays d’adoption, tandis que son père, le patriarche Jacob, a un entretien aimable le Pharaon en personne, qu’il bénit !

                Dès le début du livre de l’Exode, le livre suivant, le rédacteur clôt cette belle idylle en notant sèchement qu’un nouveau roi qui ignorait tout de Joseph monte sur le trône d’Égypte… Après cette précision, tout bascule, l’Égypte devient le pays de l’esclavage, la quintessence de l’impureté (toum’at mitsraim), le lieu où le nouveau roi d’Israël, une fois intronisé, doit s’engager à ne jamais ramener le peuple… Et il en sera de même dans la littérature prophétique (à une ou deux exceptions près) et dans toute la littérature rabbinique ultérieure. Le ton est donné pour toujours… Que s’est-il passé ? Nous ne le saurons jamais : ceux qui redéployèrent l’histoire juive et lui donnèrent une nouvelle dimension, de nouveaux symboles, de nouvelles aspirations, ont décidé que l’Égypte et ce qu’elle représentait devaient quitter à tout jamais l’histoire juive et hébraïque. Juste une trace de reconnaissance dans le livre de l’Exode où l’on recommande de ne pas nuire à l’Égyptien ( l’habitant du pays mais non le pays lui-même)  car tu fus étranger dans son territoire…

                Mais revenons à l’histoire de notre héros Joseph, telle qu’elle nous est relatée dans les chapitres de la Genèse : on commence par souligner la prédilection de Jacob pour son fils tant aimé Joseph qu’il distingue de ses autres frères, ce qui suscite l’ire de ces derniers et leur inspire des idées de vengeance.

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À la première occasion, qui n’est pas très claire, lorsque Joseph se présente seul, à la recherche de ses frères, ceux-ci, en un clin d’œil, s’entendent pour lui nuire. Il n’échappe à la mort que sur l’intervention in extremis de Ruben qui suggère de le jeter au fond du puits.  C’est symboliquement une descente aux enfers.

La remontée n’est pas loin et le récit manie l’art dramatique avec maestria : une caravane de Madianites l’achète et va le vendre sur le marché aux esclaves en Égypte. Une main providentielle tire Joseph des profondeurs.

Joseph n’en a pas encore fini avec ce chassé-croisé entre la descente et la remontée spectaculaire : racheté par Potiipar (ou potiperah) voici Joseph devenu intendant de la maison du chef des gardes du Pharaon ; mais sa beauté et sa grâce physiques stimulent les envies de la femme de son maître qui veut avoir des relations intimes avec lui. Comme il repoussait ses avances, elle ourdit un complot contre lui, l’accusant d’avoir cherché à abuser d’elle. Joseph est à nouveau condamné à redescendre après avoir connu une certaine ascension…  mais de courte durée.

En détention, Joseph qui, là aussi, a acquis une position avantageuse puisqu’il se charge de tous les détenus, s’inquiète de la mauvaise mine de deux codétenus, le grand échanson et le panetier du Pharaon. Les deux hommes ont fait des songes qui les préoccupent, car ils ne savent pas les interpréter. Joseph, on ne sait comment, domine parfaitement la science de l’interprétation des rêves et livre la solution des deux énigmes.  Au grand échanson qui sera rétabli dans ses fonctions, Joseph recommande de ne pas l’oublier lorsqu’il quittera la prison. Mais le rédacteur biblique saisit cette opportunité pour souligner que l’homme a vite fait d’oublier son ancien codétenu et bienfaiteur Joseph. La Bible veut peut-être nous dire (ce que soulignera ultérieurement et très explicitement le midrash) qu’il ne faut placer son espoir qu’en Dieu…) Joseph paiera cette erreur ou cette inattention de deux années de prison supplémentaires. Mais voici qu’au terme de cette peine surajoutée, le Pharaon a lui aussi un songe qui le plonge dans l’embarras et la perplexité. Ici aussi, la divine Providence semble avoir confié à d’humaines mains le soin d’intervenir en faveur de Joseph… Le souci théologique de l’écrivain hébraïque est patent : Comment admettre que dans toute l’Égypte, si puissante, si riche, si avancée, il ne se soit pas trouvé un seul herméneute (pas même à la cour du Pharaon !) pour comprendre le songe. Dans le livre de l’Exode, il est bien fait mention des mages et sorciers (hartoumé mitsraim), présents à la cour du souverain ! Lui seul  Dieu décide de la date de la délivrance. Et là, le grand échanson, comme par miracle, se souvient de Joseph ! Mais l’intention du texte biblique est transparente : c’est Dieu qui a décidé du moment, du lieu et de la façon de faire…  De nouveau, l’esclave hébreu remonte de son trou et cette fois-ci l’ascension sera irrésistible : ayant donné la solution des énigmes, Joseph se voit chargé de régenter toute l’Égypte, le Pharaon, émerveillé par cet homme aux dons divins, va jusqu’à dire que nul n’aura le droit de bouger son doigt ou son pied sans l’autorisation de celui qui est devenu le vice-roi du royaume.

Mais ce n’est pas fini. D’ailleurs, si comme nous le verrons infra le Coran ne consacre que 111 versets de la Sourate 12 à cette histoire, la Bible hébraïque s’y attarde trois fois plus (383 versets)[2]… Je pense à la réconciliation de Joseph et de ses frères, au stratagème pour faire venir son frère Benjamin, à l’arrestation des frères sous la fausse inculpation de vol du calice en argent et enfin à la reconnaissance de Joseph par ses frères…

Au cours de toutes ces péripéties, le rédacteur hébraïque a fait preuve de sa parfaite maîtrise de l’art dramatique dans une histoire qui projette devant nous toutes les passions humaines, les grandeurs et les vicissitudes des hommes : l’arrogance et l’assurance de soi caractérisant le jeune prodige, la jalousie des frères, la propension au vice et au crime, le mensonge au père et la dissimulation, l’adresse et l’ingéniosité de la victime pour se tirer de situations dangereuses, l’art de comprendre la psychologie qui se reflète dans l’interprétation des rêves (voire, même, avant la lettre, une certaine exploration de l’inconscient), la frustration sexuelle d’une femme et corollairement la vertu qui triomphe des tentations, la rectitude et la bonne moralité d’un homme reconnaissant envers un maître dont il ne trahit pas la confiance, la sagesse politique (savoir convaincre le Pharaon de bousculer sa cour et de nommer un esclave hébreu à de si hautes fonctions !!), une qualité d’organisateur et d’administrateur hors pair (songez que non seulement il sauve l’Égypte de la famine, mais s’arrange pour racheter aux paysans ruinés toutes leurs terres afin de les intégrer aux domaines royaux !), enfin le désir de vengeance maîtrisé et la réconciliation finale…

                Penchons nous, à présent, plus avant, sur un autre fait des plus étonnants : l’image excessivement positive que cette histoire nous offre de l’Égypte, de son roi, de son gouvernement, de ses mœurs, de ses rites funéraires, de ses moyens de transport, de ses bijoux royaux, des privilèges de son clergé, etc.… En effet, le texte hébraïque stipule que les terres de la classe sacerdotale sont inaliénables et ne peuvent donc pas tomber, elles aussi, dans l’escarcelle du Pharaon.

Quand on réalise que dès le livre de l’Exode, l’Égypte sera honnie, bannie, rejetée à tout jamais, on ne peut dissimuler son étonnement.  Pour un esclave hébreu, à l’origine d’une grande histoire religieuse et nationale à venir, il est frappant de voir combien Joseph s’est assimilé à son pays d’accueil. On a raison de parler d’une théologie de l’autre, d’une herméneutique du dialogue, d’une ouverture inouïe à une autre civilisation : Joseph s’habille désormais comme un Égyptien, ses vêtements de soie sont d’une blancheur éclatante et le pendentif qui orne désormais son cou est le symbole de la noblesse royale égyptienne.. Les Égyptiens sont tenus de lui témoigner respect et vénération en criant sur son passage : avrekh

Pharaon lui donne même un nom égyptien, Tsofna pa’né’a qui voudrait dire dans la langue de l’Égypte antique : Dieu a dit : qu’il vive ! Mais là, le rédacteur a été prudent, le Dieu en question demeure anonyme…

Joseph épouse même une princesse égyptienne, fille du grand prêtre du dieu Ra (la Bible dit : Kohen On, prêtre du dieu On) Asénét, dont le nom fait référence à une déesse. Bref, la panoplie du Juif parfaitement assimilé

Et le couronnement de cette «Egyptophilie» incroyable, c’est le patriarche Jacob qui vient s’installer sur place auprès de son fils Joseph, avec tout son clan. Mieux encore, il a droit à un entretien privé avec le Pharaon qu’il bénit (voir supra)  !! Comment le fondateur de la tribu d’Israël, le chantre du monothéisme biblique, a-t-il pu bénir celui qui se prenait pour  un Dieu-Roi ?

Enfin, les obsèques de Jacob, : un convoi funèbre, comme on n’en avait encore jamais vu, remonte d’Égypte vers le pays de Canaan pour se diriger vers Hébron où le patriarche Abraham avait acquis un caveau. Tout ce que l’Égypte ancienne comptait de notabilités est du voyage ; le texte hébraïque nous dit que les habitants de Canaan observent, médusés, la cérémonie des obsèques. Quel spectacle ! Égyptiens, hébreux et Cananéens unis communient dans le souvenir du patriarche disparu. La scène ne se reproduira hélas, plus jamais !

Une telle Égypte a-t-elle jamais existé autrement que dans l’imaginaire d’un auteur, fasciné par ses mœurs, sa richesse, voire même par l’embaumement de ses morts ? On sent, cependant, qu’une autre main éditoriale est passée par là : on nous dit, au début, que même lorsqu’il fut promu vice-roi, Joseph ne mangeait pas à la même table que les Égyptiens ; et sentant sa mort prochaine, il fera jurer aux Hébreux de l’exhumer pour l’enterrer en terre d’Israël… lorsque Dieu les extraira de la terre d’Égypte. C’est la volonté de se détacher, de s’isoler, de se différencier qui reprend ses droits après avoir offert au lecteur une somptueuse histoire  de dons et d’échanges, de dialogues des cultures et des civilisations.

                Les futurs constructeurs de l’histoire juive en ont décidé autrement ; désormais, ils se poseront en s’opposant et décideront que le peuple d’Israël, dont Joseph fut le symbole étincelant, quittera les rives du Nil pour ne plus revenir dans le pays des esclaves…

                Au fond, l’histoire de Joseph est un condensé de l’histoire biblique : arrivée en Égypte dans un convoi de négriers qui le vendent comme esclave, il régentera ce pays et accèdera aux plus hautes fonctions. Dans le livre de l’Exode, le rédacteur hébraïque notera aussi, par un saisissant parallèle, que les Hébreux, réduits en esclavage, quitteront ce pays la tête haute, chargés de cadeaux et de richesses.

Joseph dans le Coran

Dans le Coran, nous découvrons à peu de détails près la même histoire, mais avec une orientation très différente. La préoccupation théologique est omniprésente et la conscience que cette histoire est largement symbolique et allégorique est maintes fois réitérée, au début comme à la fin. Cette histoire,   nous dit-on, contient des signes pour ceux qui posent des questions. En clair : cette histoire est riche d’enseignements et dépasse la matérialité des faits qu’elle évoque. Et à la fin, nous lisons que ce récit contient une exhortation, qu’il est plein d’enseignements pour les habitants de la terre. Mais le Coran ne nomme pas Potipar, laisse de côté l’aspect crucial de la Terre sainte.

                En outre, dans le Coran, c’est Dieu qui est le principal narrateur alors que dans le récit biblique, on y fait à peine mention, par exemple pour dire que c’est l’Éternel qui détient la science et la sagesse nécessaires pour décoder les rêves…

                En revanche, l’épisode de la tentation sexuelle de l’Égyptienne (non nommée, c’est plus tard que des variations littéraires arabes la prénommeront Zuleicha) est riche de détails inédits : par exemple, la femme veut donner une leçon à ses amies qui la soupçonnent d’entretenir une liaison avec son domestique Joseph. Elles les invitent donc au goûter et  remettent à chacune un couteau pour éplucher et manger des fruits. Lorsque Joseph fait son apparition et apporte les fruits, les dames sont si captivées par sa beauté qu’elles s’en coupent les doigts…  Mais lorsque le drame est noué et que Joseph se sauve en laissant sa tunique entre les mains de l’épouse volage, le Coran s’attarde sur un détail digne de la criminologie la plus moderne. La tunique porte une déchirure à l’arrière et non à l’avant, ce qui laisserait supposer que la tunique fut arrachée lors d’une tentative de fuite et non par-devant, lors d’un assaut ou d’une tentative de viol… Ce fait suffit à innocenter Joseph et permet au Coran de dire que les intrigues des femmes sont diaboliques et que la coupable dut se repentir et implorer le pardon divin.

                Enfin, le Coran est plus réaliste et connaît bien la nature humaine. Joseph y reconnaît avoir ressenti du désir pour la femme volage car, dit-il, le cœur de l’homme le pousse au mal… Mais Dieu est venu à son secours et l’a aidé à être fort et à résister à la tentation. Même le Pharaon, en monarque consciencieux, se penche sur le «dossier» de Joseph et voit sous quel chef d’accusation il avait été détenu. Un détail passé sous silence par la Bible hébraïque.

À l’époque moderne, c’est la belle histoire de Joseph et de ses frères de Thomas Mann qui retient l’attention. En quatre somptueux volumes (Histoires de Jacob, Le jeune Joseph, Joseph en Égypte, Joseph nourricier) il donne un relief exceptionnel à ce thème biblique qui révèle sous sa plume son exceptionnelle fécondité. Pour écrire ce beau récit romanesque, Mann a effectué d’impressionnantes recherches qu’il met au service de sa verve littéraire, sans jamais verser dans l’ennui de la critique historico philologique de la Bible.

                Quelles leçons pouvons nous tirer de cette belle histoire qui est, en partie, fictive ? Qu’il faut avoir une approche prudente et éclairée des textes religieux. Aussi un message d’espoir : Hébreux, Égyptiens, Cananéens, unis pour pleurer le patriarche Jacob, le nouvel Israël, et vénérer sa mémoire. Une sorte de fraternité retrouvée des fils d’Abraham.

Maurice-Ruben HAYOUN

[1]  On trouvera aussi à la fin quelques remarques sur cette histoire dans le Coran.

[2]  Mais c’est bien Thomas Mann qui remporte la palme avec 1500 pages imprimées !

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