Ecrire selon la Rose, c’est-à-dire selon les principes mystiques si bien incarnés par la rose, attribut de la shekhina hébraïque. La connaissance de ces principes n’aurait pas été si utile aux auteurs très fameux (Melville, Kafka, Hugo) qui écrivent « selon la rose », dont ils semblent  intuitivement retrouver l’essence… Nul ne peut se vanter de pouvoir « prouver » l’existence de Dieu, ou du moins la véracité des fondements de la métaphysique, notamment juive. Pourtant la lecture un peu attentive de quelques grandes œuvres littéraires, pas forcément écrites par des Juifs, peut faire vaciller ce doute. C’est ce j’ai voulu montrer dans cette longue étude (en fait quatre livres en un) qui s’articule en deux moitiés : la première est réservée à Hermann Melville et à son disciple Henri Bosco ; la seconde concerne d’abord Kafka, dont le relatif désengagement religieux est mis en parallèle avec celui de Victor Hugo, irrité par les dogmes, mais en quête d’une vérité qu’il semble avoir subodorée très tôt dans le judaïsme.

 En décrivant la mort de Billy Budd dans le récit éponyme, œuvre ultime (1891), Melville évoque « le rose de l’aube », cette aube dont les évocations symétriques encadrent littéralement ce chapitre crucial. D’abord comparé au manteau céleste échu au prophète Elisée au début de ce chapitre, le ciel de cette aube est vu comme la « toison de l’Agneau divin » dans ses dernières lignes. Cet équilibre entre les deux traditions juive et chrétienne est moins apparent dans le manuscrit de Melville, où le « rose de l’aube », dans le second passage, surcharge « la shekhina de l’aube », qui se déverse sur le pendu sublime dont la beauté réside en partie dans les « roses » de son  hâle.

Cette identification du personnage à la « shekhina » trouve son sens dans la valeur allégorique de ce personnage qui incarne une certaine idée de la parole poétique, entendue comme un écho infime de la Parole divine. Melville connaissait-il la tradition qui définit la « shekhina » par sa valeur compassionnelle à l’égard des pendus ? (Sans doute en raison du rapport de la Parole divine et de la parole humaine, dont les insuffisances trouvent leur expression symbolique dans le silence des pendus…)

La shekhina, si l’on suit Gershom Scholem, a pour principal symbole la rose, et jusqu’à ses épines : celles du châtiment exercé par la shekhina quand les hommes se détournent d’elle. Cette ambiguïté se poétise dans le récit de Melville, où le charme des roses du teint de Billy se nuance par la force de son poing, fatal au lieutenant calomniateur. Mais encore dans le rapport des personnages, doubles antagoniques. Et plus généralement dans une esthétique littéraire aux multiples aspects, sorte d’alchimie du verbe qui implique aussi les « rythmes » dont parlera Rimbaud. Or la question du rythme, dans Billy Budd, est englobée dans celle de l’harmonie des formes littéraires : « The symmetry of form »… C’est le souci du narrateur-auteur, exprimé dans deux chapitres symétriques de ce récit de trente-deux sections (avec le poème conclusif). Il ne semble pas que Melville ait délibérément calculé les mesures de cet espace textuel, si merveilleusement harmonisé aux trente-deux voies de la sagesse divine : c’est ainsi que se définit justement la shekhina.

Les trente-deux vers du poème conclusif (matrice du récit tout entier) confirment l’ampleur de cette énigme. Les « huit coups de cloche » à « quatre heures du matin » qui sonnent la dernière heure de Billy (8×4) sont d’ailleurs l’indice innocent du rythme interne de l’écriture de Melville. (Ce phénomène transparaît dans les analyses quantitatives du vocabulaire que j’ai peu pratiquées dans cet ouvrage, par crainte de lasser le lecteur.)

Les aspects mystiques de la mort de Billy (qui refuse pourtant les secours de la religion) révèlent en fait le sens mystique du (dernier) travail poétique de Melville. Vers la fin de sa vie, plus que jamais le génial écrivain éprouve l’indicible vérité de la « shekhina », mentionnée dans des poèmes peu étudiés d’un Melville plus jeune. Or, le « rose de l’aube » du chapitre XXV, reprend en écho la mention, au chapitre IX (en parfaite symétrie), de la cicatrice comparée à un rayon de l’aube qui défigure un vieux marin ! Pire encore, les termes employés pour décrire la dernière aube de Billy s’inscrivent déjà dans ce chapitre IX, à propos du châtiment sanglant d’un jeune novice. Cette symétrie a-t-elle gêné Melville, au point de raturer la « shekhina » du chapitre XXV ? Ou a-t-il hésité à consacrer la grandeur de l’ésotérisme juif, devant lequel s’estomperait l’aura de la métaphysique de « l’Agneau divin » ?

 Ce dilemme insoluble revit dans les pages des Balesta (1955), roman de Henri Bosco, qui considérait Melville comme « un vrai dieu ». Les effets de double entente, dès le « Liminaire » des Balesta, laissent entrevoir l’idée de cette dépendance. Si Bosco, poète autre alchimiste, n’a pas de leçons à recevoir de Melville, sa fascination hallucinée (et sans doute inconsciente) pour le récit Billy Budd est sans doute motivée par son propre partage entre les grandes traditions, à commencer par celles de l’Ancien et du Nouveau Testament, transposés sur le mode humoristique dans les deux testaments successifs d’une baronne, personnage des Balesta, roman dans lequel se démultiplient, comme dans un miroir à deux faces, les traits des personnages de Billy Budd.

Les traits de Billy et ceux de son lieutenant calomniateur se conjuguent dans ceux d’un autre personnage féminin. Si cette figure nous inquiète, c’est que Bosco projette sur elle un antisémitisme à peine voilé, qui équivaut aux ombres portées sur la « shekhina » de Melville. La multiplication outrancière des roses de Billy Budd dans Les Balesta n’est pas (seulement) l’indice d’une vaine concurrence, mais le signe d’une compréhension du sens le plus métaphysique de ces roses, image de l’Un produisant le multiple. (Bosco est encore plus « juif » que Melville dans un passage où le motif des lumières évoque les métaphores lumineuses, appliquées à la Création dans la mystique juive.)

 En 1955, Bosco ne pouvait pas connaître la rature de la « shekhina » surchargée par « le rose de l’aube », révélée au public au début des années 60. Poète métaphysicien, Bosco était doué d’un flair peu commun à l’égard de la magie de l’écriture qui, chez son illustre prédécesseur, fait revivre (ou témoigne de la vie de) la shekhina. En effet, disposés en symétrie dans son roman, deux détails qualifiés par le nombre « trente-deux » diffusent dans l’espace du récit une lumière énigmatique.  Bosco, même s’il était fasciné par le « Nombre », n’a sans doute pas calculé ni ces détails ni leur disposition qui, mieux que les harmonies internes de maints passages, réaffirment la puissance des « trente-deux voies de la sagesse », une sagesse incarnée par le personnage principal de ce récit. L’enjeu est moins le rapport de Billy Budd et des Balesta (où le thème marin ne manque pas de révéler ce rapport) que l’intuition de ces deux consciences poétiques de la force qui les détermine et qui trouve son expression la plus accomplie dans le judaïsme.

Les croyances de ces poètes et leur foi, assez réduites sur le plan de leur conscience, se prononcent malgré eux, sur le plan de leur écriture. Les limites de cette élévation spirituelle, mises en scène dans ces récits, ne font que traduire l’enténèbrement de la shekhina dans un monde qui n’est plus apte à en recevoir la lumière. La cruauté et l’horreur de l’univers de Kafka peuvent s’expliquer ainsi. Cette altération de la Rose  hébraïque se dramatise en effet dans Un médecin de campagne (1916 ?) où la joue mordue de la servante Rosa trouve une sorte de reflet dans la seconde moitié du récit, avec la plaie grouillante de vers roses du malade visité. Kafka semble d’ailleurs déformer dans certains de ses récits les prières entendues (sans conviction ?) à la synagogue. Mais ses récits, comme ceux de Melville et de Bosco, présentent une structure digne de la Rose ; même quand des touches sanglantes ou blafardes s’y distribuent dans une symétrie attendue.  La noyade finale du héros du Verdict (1912) évoque d’autant plus la mort de Billy Budd que ce récit de Kafka, comme celui de Melville, se lit comme une transposition du mythe d’Abraham. Les grandes figures de l’Ancien Testament ne seraient d’ailleurs qu’autant de masques sur l’agir de la shekhina, incarnée dans le destin légendaire de ces figures…

Il est certes très risqué de voir dans la double rangée des dents du palefrenier du Médecin de campagne un symbole négatif des trente-deux voies de la sagesse. Cette hypothèse paraît plus recevable si on examine le Livre de ma mère d’Albert Cohen (1954), où le motif des « trente-deux [dents] » est rattaché, dans un effet de symétrie couvrant l’ensemble de ce récit, à une figure biblique. Or, c’est dans les pages d’un écrivain aussi peu juif que Victor Hugo que le mythe des « trente-deux voies » apparaît comme une vérité fondamentale, au travail dans nos esprits. Notamment dans l’inscription de ce détail chiffré au chapitre XXXII de certain de ses premiers romans (en 1820), ces romans où le motif de la rose est l’indice le plus apparent des préoccupations les plus spirituelles du poète. On peut relire dans ce sens Le dernier jour du condamné (1829), qui a tant de traits communs et si peu de liens avec le Billy Budd de Melville. Le génie d’Hugo explore les possibilités symboliques du nombre 32, mais en suivant son seul instinct de poète architecte. Dans un roman antérieur, qui présente des caractéristiques analogues (Han d’Islande, 1823), les deux mentions d’un « sanhédrin », comparant d’une assemblée secrète, jettent une lumière décisive sur cette entreprise poétique qui accède à un raffinement optimal dans quelques pages bien plus tardives des Choses vues, sorte de journal intime du poète.

Le lecteur a compris la raison de l’association déconcertante de Kafka et de Victor Hugo (si admiré par Bosco). Ce choix disparate fait ressortir l’unité des principes qui régissent notre psyché, principes dont la métaphysique, juive surtout, détient les clefs. Melville, avec ses allures de prophète, semble avoir l’avantage dans cette révélation. Pourtant le triomphe du judaïsme est encore plus sensible sous la plume de Bosco et celle d’Hugo, avec l’usage récurrent des mots fréquemment associés « rigueur » et « douceur », qui ne sont pas que le chiffre de leur esthétique littéraire. Même si l’emploi de ces mots ne doit sans doute rien aux textes de l’ésotérisme juif, ils évoquent l’entrelacement de la Douceur et de la Rigueur qui, dans la tradition juive, définit la shekhina. Cette tradition négligée par la culture occidentale reçoit ainsi une actualité que lui disputent vainement les mythes apparentés à celui de la rose, forgés par l’Occident pour nommer le même mystère.

 

MICHEL AROUIMI

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COLLECTION VERTIGE DE LA LANGUE
482 pages – 15×21 cm – 34 €
DATE DE PUBLICATION : 25 JANVIER 2016

En décrivant la mort de Billy Budd dans le récit éponyme, Herman Melville a raturé dans ses brouillons la « shekinah », remplacée par « le rose de l’aube » qui se déverse sur le corps du pendu, allégorique à maints égards. L’énigme de cette rature, qui porte sur un mythe essentiel du judaïsme, peut s’éclairer par les
innombrables réminiscences de Billy Budd dans le roman de Henri Bosco Les Balesta, où la rose n’est pas le seul attribut de la « shekinah » qui soit l’objet d’une christianisation insistante. Le lien des deux traditions implique les fondements de l’esthétique universelle, éprouvés par ces poètes dans l’écriture.
La couleur rose, dans une nouvelle de Kafka, est le support d’un questionnement analogue. De même dans d’autres de ses récits, avec les détails chromatiques qui soulignent leur construction. Le mythe hébraïque ne fait qu’associer la rose à une vérité sans âge, qui revit aussi bien dans les premiers romans de Victor Hugo que dans ses Choses vues. Ces écrivains nous proposent en fait une leçon sur la permanence du sacré et sur la valeur de ses principes, devenus incompréhensibles pour le monde moderne, immergé dans les formes matérielles et violentes de la dualité.
Michel Arouimi enseigne la littérature comparée à l’université du Littoral. Ses recherches diversifiées ont été jadis impulsées par les énigmes de Melville et de Kafka. M. Arouimi revient à ces auteurs dans ce nouvel ouvrage, pour cerner la source la plus abstraite de l’inspiration des poètes. Autant d’enquêtes sur le pouvoir de leur verbe, partagé entre la violence et le sacré.

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