Embourbé dans les scandales à répétition depuis plusieurs mois et finalement lâché par ses alliés, le Premier ministre britannique a jeté l’éponge jeudi 7 juillet. Et si celui qui était l’instigateur en chef du Brexit était lui aussi la victime de ce séisme politique ? s’interroge l’historien Dominic Sandbrook sur le site britannique “UnHerd”.
Pour ses détracteurs, la chute de Boris Johnson était écrite. À l’été 2019, l’ex-journaliste ne s’était pas encore emparé de la couronne que son ancien rédacteur en chef du Daily Telegraph, Max Hastings, prédisait que son passage à Downing Street “ne manquerait pas de révéler son mépris des règles, des précédents, de l’ordre et de la stabilité”. Boris Johnson allait certainement “finir par regretter d’avoir décroché cette timbale pour laquelle il s’était battu si longtemps, car son expérience comme Premier ministre révélera au grand jour à quel point il est inapte au poste”.
Faut-il balayer ces propos au prétexte qu’ils étaient tenus par un conservateur certes, mais un snob anti-Brexit ? Pas forcément. Toujours durant l’été 2019, un autre ancien confrère journaliste de Johnson, le Brexiter radical Simon Heffer, mettait lui aussi en garde les membres du Parti conservateur : ils seraient bien vite lassés par “son indolence, sa désinvolture, son égoïsme monstre, son manque de soin, son incompétence et sa malhonnêteté crasse”. Quand bien même Johnson remporterait une élection, écrivait encore Heffer, “nul ne devrait s’aviser de lui confier l’avenir de la Grande-Bretagne et de son peuple, sinon pour un très court intermède, qui risque fort d’être dérangeant”.
Son “énergie païenne”
Une autre lecture est sans doute possible. Détachés du tumulte de nos querelles actuelles, les historiens de demain retiendront peut-être les talents aussi formidables qu’éphémères de Johnson le communicant, le bateleur. Son effronterie, ses talents d’acteur, son populisme patriote ont rendu fous les bien-pensants (ainsi que ses propres ex-confrères de la presse), mais ils ont manifestement fonctionné auprès de millions de Britanniques ordinaires peu versés dans les arcanes de la politique.
Au lendemain de sa victoire écrasante aux élections de 2019, Helen Thompson, universitaire à Cambridge, dans une analyse bien sentie, semblait presque approuver “son goût du risque, son empressement à sacrifier sa dignité, son indifférence aux leçons de morale et aux détails pratiques”, attribuables selon elle à son “énergie païenne”. Dans un autre portrait sensible paru l’année dernière, Tom McTague estimait que Boris Johnson “compren[ait] mieux l’art de la politique que ses détracteurs et ses rivaux”. Il a raison, écrivait McTague, de concevoir la politique comme “une bataille pour le récit national, or cela exige de donner au peuple de l’espoir, de l’optimisme, de la fierté et le sentiment d’avoir prise sur les choses. Lui l’a montré, il est maître dans l’art de raconter aux électeurs ce qu’ils ont besoin d’entendre.”
Dans le chaos ridicule de cette fin de règne, ces articles se teintent évidemment d’ironie. Ils n’avaient pas tort pour autant. Ses adversaires peuvent bien avoir en horreur son personnage de populiste, force est de constater qu’il a gagné des élections. Et ça n’est pas tellement surprenant. L’histoire politique de la Grande-Bretagne est jalonnée de fripouilles et de cabotins jusqu’aux plus hautes sphères, de lord Palmerston [Premier ministre de 1859 à 1865] à Tony Blair en passant par Disraeli [de 1874 à 1880] et Lloyd George [de 1916 à 1922]. Évidemment, ces hommes n’étaient pas juste des fripouilles et des cabotins, sinon leur réussite aurait été moins grande. Mais quand on veut devenir Premier ministre, l’énergie, l’optimisme, l’art du récit, le sens de l’humour sont loin d’être des qualités négligeables.
Karl Marx lui-même décrivait Palmerston comme un plaisantin incroyablement guilleret qui cherchait à s’attirer les bonnes grâces de chacun. Lorsqu’il est dépassé par un sujet, il sait comment en jouer, affirmait Marx, et quand il n’a pas d’opinion sur une question, il est toujours prêt à dégainer d’élégantes banalités. Cela ne vous rappelle pas quelqu’un ? Au milieu du XIXe siècle, des tas de citoyens ordinaires vénéraient pourtant leur Premier ministre, qui incarnait à merveille le patriotisme britannique et n’hésitait pas à tenir tête aux Macron et aux von der Leyen moralisateurs et pudibonds de l’époque. En 1851, lors de l’exposition universelle, “la foule a semblé comme électrisée dès qu’il est apparu, raconte un témoin. Hommes et femmes, jeunes et vieux, tous s’exclamaient : ‘Lord Palmerston ! Voilà lord Palmerston ! Bravo ! Hourra !’”
À la tête d’une machine bureaucratique
Mais de nos jours, se contenter de jouer les lord Palmerston – voire les Winston Churchill, le soi-disant héros de Boris Johnson – ne suffit plus. Le domaine de compétence de Downing Street s’est étendu bien au-delà de ce que ces deux anciens Premiers ministres auraient pu imaginer. Aujourd’hui, le chef du gouvernement se retrouve à la tête d’une machine bureaucratique présente dans presque toutes les facettes du quotidien des 70 millions de Britanniques.
Le gouvernement de Boris Johnson n’a pas connu que des échecs. Ses défenseurs mettent l’accent sur le succès de la campagne vaccinale et le soutien à l’Ukraine, à juste titre. Mais eux aussi seraient certainement forcés de reconnaître que la gestion des affaires courantes s’est déroulée dans la pagaille la plus totale. Les Britanniques ont eu leur lot de ministres sordides et incompétents, mais ils ont rarement connu un manque si criant d’orientation idéologique et une telle médiocrité dans l’organisation. À en juger par les photos qui ont circulé, même les fameuses fêtes [organisées à Downing Street en plein confinement] semblaient bien tristes – indignes d’un lieu qui a accueilli quelques agapes héroïques en son temps. Un verre de chardonnay bon marché avec BoJo et ses groupies adolescentes, ou un double scotch et une tirade contre le socialisme avec Margaret Thatcher ? Le choix est vite vu.
Mais tout aurait pu être différent. Ces dernières décennies nous ont montré à plusieurs reprises que même les élus les plus cabotins peuvent former des gouvernements compétents et efficaces – bien souvent parce qu’ils ont su se placer en retrait pour confier la gestion des détails pratiques à de vrais professionnels. Lorsque Ronald Reagan a été élu président des États-Unis, en janvier 1981, ses détracteurs lui reprochaient de n’être qu’une vedette hollywoodienne sur le retour. Ils le considéraient comme un crétin incompétent qui courait tranquillement à la catastrophe, porté par son optimisme et sa bonne humeur.
Mais Reagan était loin d’être un idiot. Il s’était entouré des plus gros poids lourds du Parti républicain, des durs à cuire qui connaissaient tous les rouages de la politique et savaient comment parvenir à leurs fins. Certes, Reagan se retrouvait souvent à être le moins intelligent et le moins renseigné dans la pièce. Mais il s’en fichait. Cette situation lui laissait toute marge de manœuvre pour jouer le rôle qui lui était le plus naturel : celui du père de la nation, fier de son pays, un type jovial et solaire, toujours prêt à désarmer ses opposants avec une histoire émouvante, une anecdote sur Hollywood ou – en privé – une blague salace. Et ça a marché. Il a remporté les élections, et même ses adversaires ne pouvaient s’empêcher de l’apprécier en secret.
Le Royaume-Uni a-t-il déjà eu un homme politique comme Reagan ? Pour moi c’est évident : quid de cet autre type fier de son pays, sympathique, amusant qui adore faire rire les électeurs et les mettre à l’aise ? Lui aussi s’est fait traiter de cabotin, de trublion incompétent en économie et peu rigoureux. Mais les électeurs l’aimaient bien, que ce soient des conservateurs purs et durs ou des travaillistes traditionnels, et ils l’ont choisi deux fois pour gouverner la capitale du pays. Et tandis qu’il amusait les foules avec ses blagues, il avait une équipe de professionnels sérieux pour faire avancer les choses en coulisses. Son nom ? Boris Johnson, évidemment.
Une énième victime du Brexit
Mais alors pourquoi Boris Johnson n’a-t-il pas suivi l’exemple de Boris Johnson ? Pourquoi n’a-t-il pas gouverné le pays comme il a dirigé Londres, lorsqu’il était le très populaire maire de la capitale ? Pourquoi n’est-il pas devenu le Ronald Reagan britannique ? Cette question me taraude. Demandez à ceux qui le connaissent bien et vous obtiendrez des réponses très différentes. Certains laissent entendre qu’il a toujours manqué pathologiquement de confiance en lui (c’est le cas de nombreux hommes politiques, sauf de Reagan et Thatcher) et qu’il redoute de s’entourer de rivaux et d’adversaires potentiels. D’autres mettent en cause sa séparation avec Marina Wheeler, en 2018, et affirment que son épouse était son roc, son point d’ancrage, sa source de stabilité psychologique et de bon sens politique.
Mais peut-être y a-t-il une explication plus simple, moins psychologisante mais plus satisfaisante. Sans doute la capacité de Boris Johnson à jouer les Reagan britanniques a disparu à un moment entre minuit et le petit matin du 24 juin 2016, quand il ne faisait plus de doute que le pays avait voté en faveur de la sortie de l’Union européenne. Car, quand le soleil s’est levé ce jour-là, un peu moins de la moitié des Britanniques ont juré qu’ils n’oublieraient et ne pardonneraient jamais cet affront. Ils en voulaient à Farage, mais ils en voulaient surtout à Boris Johnson. Et ce jour-là, le rôle du fédérateur, du trublion sympathique, amoureux de son pays, s’est évanoui à jamais. Depuis, il s’est essayé à d’autres rôles : entre autres, négociateur du Brexit, fêtard de Downing Street. Mais aucun ne lui a réussi. Toute sa vie il s’était préparé à endosser un rôle taillé sur mesure – et au moment de monter sur scène, il s’est planté.
Et donc, peut-être qu’au bout du compte Boris Johnson est une énième victime du Brexit. En tant qu’ancien étudiant en lettres classiques, l’ironie tragique de la situation n’a pas dû lui échapper.
Dominic Sandbrook
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