Au début du 17ème siècle, la population juive d’Alsace ne dépassait guère 500 familles. Mais entre le Traité deWestphalie, qui accordait l’Alsace à la France (1648), et le dénombrement des Juifs d’Alsace en 1784, leur nombre était passé à près de 20,000 âmes, soit 3910 familles dispersées dans 386 localités de la Province.
L’augmentation numérique était due en grande partie à l’immigration de Juifs du Palatinat et du Pays de Bade, dont les traditions et la langue étaient identiques à celles des Juifs alsaciens.
En prenant possession de l’Alsace, le Roi de France s’était engagé à maintenir les privilèges des possessionaires. Parmi ces privilèges, figurait le droit, qui pouvait être accordé ou refusé à ces possessionaires, d’administrer des Juifs.
Les Juifs en Alsace se répartissaient en cinq cantons :
– les terres de l’Evêché de Strasbourg
– celles de la Basse Alsace (terres du Roi)
– celles de la Haute Alsace (terres du Roi)
– celles de la Noblesse immédiate de la Basse Alsace
– celles du Comté de Hanau Lichtenberg, les plus imortantes numériquement.
Les communautés juives élisaient des préposés (syndics ou parnassim), dont le rôle essentiel était celui de répartir la capitation et autres taxes. Elles avaient des ‘hazanim qui étaient également sho’hatim et maîtres d’écoles, et des mohalim.
Dans chacun des cantons, les autorités désignaient un rabbin nommé par lettres patentes . Le siège du rabbin de Haute Alsace était à Ribeauvillé, celui de la Basse Alsace à Haguenau. Le siège de la Noblesse immédiate de la Basse Alsace était à Niedernai, et celui du Comté de Hanau Lichtenberg à Bouxwiller.
Le rabbin « patenté » était président du tribunal rabbinique, et dirigeait parfois une yeshiva. Il était la seule autorité reconnue par le pouvoir.
Certaines communautés élisaient aussi des rabbins, mais ceux-ci dépendaient du rabbin nommé par les lettres patentes. Ils étaient ses délégués pour divers services, et on les appelait « commis-rabbins » ou « substituts-rabbins ». En 174, il y avait en Basse Alsace treize de ces « sous-rabbins » ; en Haute Alsace ils étaient au nombre de neuf.
La plupart des métiers étaient interdits aux Juifs. Ils devaient se contenter de professions comme fripiers, colporteurs et, surtout, marchands de bestiaux. Ils étaient pour la plupart pauvres, sinon miséreux.
Cependant, plusieurs familles avaient acquis de très grosses fortunes en obtenant des commandants des armées stationnées en Alsace, ou des gouverneurs de la Province, la fourniture de chevaux ou defourrage. Ils fréquentaient alors les personnages les plus importants, à qui ils prêtaient de grosses sommes d’argent, agissant ainsi comme banquiers.
Une de ces familles était celle des Weyl, originaire de Westhoffen, puis d’Obernai. D’autres étaient les Netter de Rosheim, Moïse Blien de Mutzig, qui quitta l’Alsace pour s’installer à Metz, Aron Mayer de Mutzig.
Vers le milieu du 18ème siècle, apparurent à côté des préposés locaux un groupe de personnalités qui furent nommés « préposés généraux de la Nation juive ». Chargés de défendre les droits de leurs coreligionnaires, ils intervenaient auprès des autorités. Ce sont eux qui furent responsables, jusqu’au moment de l’émancipation, de la rentrée des taxes imposées aux Juifs.Ils formaient avec les rabbins (officiels) la direction de la « Medina« , la Province (ou Nation) juive d’Alsace.
En 1746, les préposés généraux étaient Moïse Blien de Mutzig, Jacob Barouh Weyl d’Obernai, et Aron Mayer de Mutzig. Lorsque Blien quitta l’Alsace et fut remplacé par Lehmann Netter deRosheim, un quatrième préposé vint se joindre au directoire : Cerf Berr de Bishheim, qui sera le dernier des préposés généraux.
C’est de lui que je voudrais, comme ancien rabbin de Bischheim, évoquer la personnalité exceptionnelle.
Cerf Berr
Cerf Berr de Medelsheim fut une des figures marquantes du judaïsme alsacien. Né à Medelsheim (Duché des Deux Ponts) en 1726, Hirtz Baer fut connu aussi sous le nom de Hirtz de Bischheim, le village où il s’était installé, car Strasbourg refusait d’admettre des Juifs.
Nous ignorons la date de son installation à Bischheim, mais sa femme Jüdel Weil était la fille d’Abraham de Bischheim.
Sur l’insistance du duc de Choiseul, le magistrat de Strasbourg, après un refus catégorique, autorisa Cerf Berr à demeurer dans la ville, d’abord temporairement, puis en permanence, à condition de ne pas y tenir synagogue (« s’il veut prier, il n’a qu’à aller à Bischheim »).
Cerf Berr acheta l’Hôtel de Ribeaupierre, sous le prête-nom du chevalier de la Touche. A la mort de ce dernier, il exhiba ses droits de propriété, et dut engager une longue procédure avec la ville, procédure qui ne s’acheva qu’avec l’obtention des droits civiques aux Juifs (1).
En 1775, en reconnaissance des services rendus à la France, Cerf Berr obtint des lettres de naturalité qui l’autorisaient à séjourner sur l’ensemble du territoire. Mais la ville maintint son hostilité.
Pour entrer à Strasbourg durant la journée, les Juifs devaient acquitter le « leibzoll » (péage corporel).
Cerf Berr en obtint le fermage moyennant une somme annuelle. En 1784, le leibzoll fut aboli, mais il fallut verser une somme de 48.000 livres à la ville de Strasbourg, somme que Cerf Berr avança.
Pour améliorer le sort des Juifs en Alsace, Cerf Berr demanda à Moïse Mendelssohn d’écrire un mémoire en leur faveur.
Celui-ci préféra que ce mémoire fût écrit par un non-juif, et s’adressa à J. Ch. Dohn qui publia Uber di Bürgerlische Verbesserung der Juden (De la réforme politique des juifs), que Cerf Berr fit traduire en français.
Nous n’avons parlé jusqu’ici que de l’action politique de Cerf Berr, action dont le but était l’amélioration du sort de ses coreligionnaires.
Qu’en est-il de son rôle à l’intérieur de sa communauté ?
Dès son arrivé à Bischheim, Cerf Berr fit partie des notables de la communauté. Il n’était pas seulement un homme fortuné, mais aussi un Juif instruit et d’une piété sincère.
Sur le plan de la synagogue de 1784, que M. Ginsburger a reproduit dans son ouvrage sur Bischheim, nous trouvons plusieurs personnes ayant la Moreinou (rabbin à titre honorifique) en plus des quatre rabbins mentionnés sur le recensement.
Mais à la place d’honneur à la droite de l’arche sainte est occupée par « le chtadlan« , parnass et manhig, Rabbi Hirtz Medelsheim. Son fils Marx (Morde’haï) occupe la place parallèle, à gauche de l’aron hakodesh.
Sa générosité est connue de tous. Il fit imprimer à Strasbourg deux ouvrages rabbiniques, épuisés depuis longtemps :
La Shita mekoubetzeth sur le traité de Ketouboth de Betzalel Achkenazi ;
Le’hem setarim, commentaire sur le traité de Avoda zara de Salomon Algazi.
Les préfaces à ces ouvrages, écrites par les rabbins alsaciens, ne tarissent pas d’éloges pour le mécène qui a rendu ces ouvrages accessibles aux talmudistes.
La cour du Corbeau à Strasbourg au début du 19e siècle |
Cerf Berr siégeait parmi les quatre préposés généraux depuis 1764.
Au cours d’une assemblée générale de tous les préposés locaux d’Alsace, réunis à Obernai en 1788, les préposés généraux durent se démettre de leurs fonctions (sous la pression des communautés). Cerf Berr fut remplacé par son fils Marx.
A la même époque, certains milieux libéraux sentirent la nécessité de réformer la législation concernant les Juifs. La Société Royale des Sciences et des Arts de Metz mit au concours, en 1787, le sujet suivant : Comment rendre les Juifs plus heureux et plus utiles en France ?Parmi les réponses favorables, celle de l’Abbé Grégoire fut une des trois primées.
La question juive était à l’ordre du jour. En 1784, Louis XVI avait publié des lettres patentes autorisant les Juifs à exercer certaines profesions : agriculture, industrie, artisanat. Mais la plupart des règlements négatifs n’étaient pas supprimés, bien au contraire.
Un recensement des Juifs tolérés en Alsace fut ordonné en 1784, et les résultats publiés.
En 1788, le roi chargea Malesherbes d’étudier le problème des Juifs en France, en vue d’une réponse plus libérale. Celui-ci réunit une commission de juristes, consulta les intendants des provinces à fortes population juive (Est et Midi de la France), et interrogea les représentants des communautés de ces régions pour connaître leurs souhaits. Cerf Berr fut le porte-parole des communautés d’Alsace. Mais la convocation des Etats généraux interrompit le travail entrepris.
La démission des préposés généraux marque la fin de l’activité officielle de Cerf Berr. Il intervint plus d’une fois en faveur des Juifs durant la période révolutionnaire, mais ce ne sera plus à titre officiel.
En 1786, Cerf Berr avait déposé chez son notaire la somme énorme de 175000 livres, dont les intérêts annuels devaient être divisés en une triple fondation :
1. Une école talmudique à Bischheim;
2. un fonds permettant de doter des filles pauvres;
3. une caisse de charité.
Malheureusement, la Révolution ne permit pas de réaliser ce projet, car elle ruina Cerf Berr.
Pendant plusieurs années, Cerf Berr quitta Strasbourg pour la Lorraine, où il avait acheté le domaine de Tombelaine. Il habita ensuite à Romanswiller avec une de ses nièces. Son état de santé se dégradait. Il avait presque perdu la vue.
A-t-il eu des démêlés avec les Comités de salut public comme « ci-devant », et a-t-il été emprisonné pendant un an comme le disent des historiens ? Robert Weyl affirme le contraire, et ses arguments semblent convaincants.
Le 20 Septembre 1794, au cours d’un séjour à Strasbourg, Cerf Berr décéda. Il fut enterré le lendemain au cimetière de Rosenwiller.
Dans le registre du cimetière, il est désigné comme CHTADLAN HAMEDINA HIRTZ MEDESHEIM MIBISCHHEIM, c’est-à-dire : « le porte-parole de la Province, Hirtz Medelsheim de Bischheim ».
Le registre primitif a été recopié en 1936, et c’est celui que nous possédons. La personne qui l’a recopié n’a pas compris le sens de ce texte et l’a complètement déformé : le préposé général des juifs d’Alsace est devenu une pauvre mendiante de Bischheim !
Cette interprétation a été reprise par un historien contemporain. Il était temps de la corriger. Cerf Berr le méritait bien.
A suivre
Source: judaisme.sdv.fr
(1) Voir l’Histoire des Juifs de Strasbourg par le Grand Rabbin Warschawski – Retour au texte
(2) Le rôle du préposé général consistait à prélever les impôts qui devaient être acquittés par la communauté juive. Les préposés généraux n’étaient ni nommés ni élus, mais se désignaient eux-mêmes pour cette tâche – Retour au texte
Salut,
Comme c’est très interessant, cette personnage. Cerf Berr était président de la synagogue ancienne de Luneville ( son nom fut écrit sur le mur en l’ensemble aux autres présidents), « première synagogue autorisee par le roi dans la ville comme Luneville….)
J’ai appris que Cerf Berr avait rencontre le roi et a avance la construction le premier train de l’Europe, (il est écrit dans le livre de « l’histoire des Juifs de France » pour enfants…) Il a aussi fait attendre le roi en priant le Minha…
Passionnant .