Jean Boccace (1313-1375) et les femmes célèbres (Beck Verlag, Munich)
par Maurice Ruben Hayoun

La France et l’Allemagne diffèrent sur bien des points. Chacun le sait mais rares, très rares sont les écrivains français qui écrivent aussi en allemand et qui font l’objet d’un traitement exquis de la part de leurs éditeurs d’outre-Rhin. Je fais partie de ces quelques élus, et chaque année, pour mon anniversaire et pour les fêtes de fin d’année, je reçois immanquablement un beau livre en guise d’hommage de mon éditeur.
 Et grâce à cette libéralité, j’ai pu découvrir des auteurs sur lesquels je ne me serai jamais penché par moi-même, tant ils étaient éloignés de mes préoccupations philosophiques. Et, à ma grande honte, Jean Boccace en fait partie, ou plutôt en faisant partie puisque le livre-cadeau de cette année est Les femmes célèbres (Von berühmten Frauen) et m’a permis de combler cette regrettable lacune…
Boccace est moins connu en France que Jean de la Fontaine, mais en Italie, son pays natal il constitue le fondement de tout enseignement de la littérature nationale. Ce grand écrivain du XIVe siècle, était, nous dit-on, le fils naturel d’un commerçant opulent de Florence où il serait né. Il a donc vécu à l’intersection de deux mondes ; celui du négoce, d’une part, et d’une certaine aristocratie, d’autre part.
Ses maîtres furent Dante et Plutarque et la disparition de ce dernier l‘a profondément affecté. N’oublions pas que Boccace s’est immortalisé par son œuvre le Décaméron où dix personnes, trois jeunes gens et sept femmes se sont réfugiés loin de la capitale pour échapper à une épidémie de peste ; quelle actualité !
Mais revenons à cette présentation de trente et une femmes célèbres. Les traductions communément admises, en plus de celle que j’adopte, sont femmes illustres ou femmes de renommée. La question qui se pose est de savoir pour quelle raison Boccace a écrit ces portraits de femmes où il n’est guère économe de compliments pour ces dames et où il leur prête des vertus que la sagesse populaire a coutume de déplorer leur absence en elles…
Il m’est impossible de m’attarder sur tous ces caractères féminins dont la version allemande, faite sur l’original italien est de grande qualité. L’auteur de cette version éditée par mon éditeur Beck de Munich a tenu à rester très près de sa source, ce qui donne parfois des phrases étalées sur trois ou quatre lignes. C’est presque du Thomas Mann avant la lettre. L’éditrice de ce florilège signale, à juste titre dans sa postface, que l’auteur Boccace n’a jamais évoqué de femmes issues de la tradition judéo-chrétienne, mais celle qui brille le plus par son absence n’est autre que Marie, la sainte Vierge de nos frères chrétiens. Comment s’explique cette absence ou comment interpréter cette retenue ?
En fait, notre auteur travaille au cours du XIVe siècle, donc en plein Moyen Age où l’église catholique ne badinait pas avec les interdits religieux. Et j’ai noté qu’au début de ces portraits, Boccace évoque toujours avec un infini respect «le Créateur de toutes chose», «celui dont la volonté est infinie», etc… Je ne doute d’ailleurs pas de la sincérité de son propos. Mais je pense qu’en mettant en avant des femmes païennes, de l’Antiquité grecque, Boccace était plus libre d’aborder tous les thèmes de son choix.
La plupart de ces figures féminines ont une origine aristocratique, voire royale. Toutes sont dotées de vertus cardinales pour les femmes, du moins à cette époque là où certains allèrent jusqu’à se demander si les femmes avaient une âme… il s’agit de bonne éducation, de pudeur, de retenue, d’obéissance, de moralité, de fidélité conjugale.
En somme, tout ce qui convient à une femme au foyer. Mais on lit aussi de petites biographies de Dianes chasseresses qui ne font jamais grâce à leurs ennemis sur le champ de bataille. Parfois, on nous donne aussi les noms du père et de la mère de nos héroïnes. D’autres fois, ce sont des noms inventés, du style, telle princesse, fille du roi un tel et dont l’épouse s’appelait une telle. Parfois aussi, mais plus rarement, pour retenir l’attention de ses lecteurs, l’auteur spécifie que telle princesse, appelée à un brillant avenir voulu par le Providence est née après un accouchement difficile et que sa mère est morte en couches.
Ceci contribue à héroïser le rôle du père royal qui ne recule pas devant les pires dangers à la seule fin de sauver sa fille. Handicapé par le poids de son enfant qu’il porte dans ses bras, tout en nageant, le père improvise un petit couffin pour se libérer et réussir à mettre son enfant en sécurité de l’autre rive du fleuve.

Arrêtons nous sur deux figures féminines de l’Antiquité grecque et qui eurent les honneurs de la civilisation occidentales, grâce à l’Iliade et à l’Odyssée d’Homère. Je pense à la belle Hélène, enlevée à son mari par l’irrésistible Paris et pour l’amour de laquelle deux cités célèbres partirent en guerre l’une contre l’autre, entraînant la mort de grands guerriers comme Hector et Achille. On comprend que le mari lésé se soit lancé à la poursuite de l’auteur de l’enlèvement de son épouse mais parfois Boccace va très loin dans la présentation de la beauté physique d’Hélène, une Hélène presque ravie de ce grand tintamarre autour d’elle . Mais c’est une guerre avec un nombre incroyable de morts, une mobilisation de flottes de guerre, des ruines énormes que des générations entières s’appliqueront à rebâtir…
La seconde figure féminine qui a retenu mon attention tient évidemment à Pénélope, la reine d’Ithaque, épouse du roi Ulysse et la mère de Télémaque. Tout allait bien dans havre de paix lorsque soudain, le roi dut partir rejoindre les flottes de guerre pour le combat.
Au bout d’un certain temps, les combattants revinrent tous chez eux, en tout cas ceux que la guerre avait laissés en vie, à l’exception d’Ulysse dont on était resté sans nouvelles. D’aucuns diraient l’avoir vu mort, d’autres qu’il avait été englouti sous leurs yeux par une mer démontée ; et cette attente insupportable explique que la mère du roi absent ait choisi de se pendre afin d’abréger ses souffrances. L’attente était insupportable.
Seule Pénélope croyait en la bonne étoile de son époux. Il finira par revenir chez lui et la retrouver ainsi que leur fils. Mais une si belle reine, toute seule, mais qui ne se résolvait pas à son veuvage, suscita les convoitises. Des nobles parmi les amis d’Ulysse firent comprendre à Pénélope qu’elle devait finit par être raisonnable et se choisir un nouveau mari.
En digne et caste épouse qu’elle était, Pénélope refusa mais les pressions se faisaient de plus en plus fortes, la contraignant à opter pour une ruse : elle se dit prête à convoler en justes noces avec un nouveau mari, si on lui laisse le temps d’achever une tapisserie à laquelle elle travaillait chaque jour.
Les prétendants la prirent au mot, se disant que l’affaire était dans le sac et ils vécurent au château de la belle, à ses frais, ne se doutant de rien. Mais comme chacun sait, Pénélope détricotait la nuit ce qu’elle avait tricoté le jour. Et comme les débauchés ne pensaient qu’à boire et à manger et à coucher avec les servantes du palais, Pénélope pouvait les faire attendre sereinement.

Boccace use d’une pléthore de mots admiratifs pour vanter la pudeur et la bonne moralité de l’épouse, il écarte sévèrement les digressions d’un autre historien qui prétend que la belle Pénélope se serait rendue coupable d’une impardonnable inconduite. Et le grand jour finit par arriver.
Ulysse, fidèle à sa réputation de fin stratège et de redoutable chef de guerre, commença par se présenter sous un faux déguisement à ses serviteurs qui lui étaient restés fidèles. Et une fois qu’il se sentit assez fort, il prit son palais d’assaut, transperça de son épée ceux qui voulaient lui prendre son épouse et fut rétabli dans ses droits.

Boccace nous montre que les femmes méritent mieux que les préjugés qui en font des êtres sans foi ni loi . Quelques remarques : toutes ces femmes ne sont jamais en compétition avec leur seigneur et maître.
La bonne entente conjugale semble aller de soi. Plus sérieusement, on s’aperçoit que la question féminine ne date pas d’hier puisque même dans les premiers chapitres du livre de la Genèse, c’est à Ève que nous devons d’avoir été chassés du jardin de l’Eden… On ne se refait pas.

Les nouvellistes de Boccace Simonazzi Antonio (1824-1908) n° d’inventaire CSE-S-002383-7586 Huile sur toile Italie, Modène, Museo Civico d’Arte Medievale e Moderna

Maurice-Ruben HAYOUN

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève.  Son dernier ouvrage: La pratique religieuse juive, Éditions Geuthner, Paris / Beyrouth 2020 Regard de la tradition juive sur le monde. Genève, Slatkine, 2020

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