Romain Gary: l’éternel rebelle

FIGAROVOX/TRIBUNE – Benjamin Sire rend hommage à Romain Gary disparu il y a tout juste quarante ans. Il rappelle que l’auteur de La vie devant soi avait su prédire les dérives de «la gauche du Bien» et l’éclatement communautaire de nos sociétés sous l’influence des nouvelles technologies.

*Benjamin Sire est compositeur et journaliste.

«Je me suis bien amusé. Au revoir et merci!»

En guise d’épitaphe comme en toute chose, Romain Gary ne pouvait envisager de laisser à d’autres le soin du dernier mot. Cette phrase, ultime formule de son œuvre foisonnante, fut écrite le 21 mars 1979, aux premières heures d’un printemps qui le fit entrer dans l’hiver de sa vie.

Le 30 novembre 1980, deux jours avant de se tirer une balle dans la bouche, il donnera les dernières instructions à son éditeur, Robert Gallimard, et à son avocat, Georges Kiejman, concernant l’édition de cette missive posthume, publiée sous le titre Vie et mort d’Emile Ajar, durant l’été 1981, juste après l’élection de François Mitterrand.

2 décembre 2020. 40 années se sont écoulées depuis le jour où le plus français des écrivains étrangers, ou le plus étranger des écrivains français, selon que l’on juge de la nationalité ou de l’âme, a laissé le monde dériver loin de son sens de la formule aussi potentiellement assassin qu’ironique.

Celui qui disait à son propos «Je n’ai pas une goutte de sang français mais la France coule dans mes veines…», s’en est allé à l’orée du tremblement de terre qui, à partir de sa Pologne d’enfance (mais non de naissance) et de l’émergence de Solidarnośc, allait renverser la carte de la géopolitique mondiale.

Il est alors question de savoir vivre en société sans être un mouton, rappelant la différence entre les anglais et les français.

Trop d’aventures, trop d’amours cannibales, trop de lassitude, trop de camarades de combat tombés, dont le souvenir le hantait à la manière du Dibbouk de son dramatiquement hilarant La danse de Genghis Cohn, trop de certitudes – surtout que l’humanité n’était encore qu’un balbutiement – ont eu raison de lui. Un balbutiement, oui, qui durant ses quatre dernières décennies, en dépit de la révolution numérique et de notre présence au seuil du terrifiant transhumanisme, ne parvient toujours pas à se muer en mots intelligibles.

Écoutons encore Gary à ce sujet, dans cette phrase que nous avions déjà citée ailleurs, et qui le définit tout entier, dans le fond, comme dans la forme, dans le style, comme dans ce mensonge qui assurait la médiation de ses vérités.

Mensonge puisque cette citation, figurant en exergue de son livre Les oiseaux vont mourir au Pérou, plutôt que d’en assumer la paternité, il préféra la voir endossée par l’écrivain fictif Sacha Tsipotchkine, jouant là un nouveau tour à la manière d’un Houdini de l’identité qu’il était: «L’homme! Mais bien sûr, mais comment donc, nous sommes parfaitement d’accord: un jour il se fera! […] Il faut savoir attendre, mes bons amis, et surtout voir grand, apprendre à compter en âges géologiques, avoir de l’imagination: alors là, ça devient tout à fait possible, probable même […] Pour l’instant, il n’y a que des traces, des pressentiments,… Pour l’instant, l’homme n’est qu’un pionnier de lui-même. Gloire à nos illustres pionniers!»

L’homme attendra donc et Gary l’éternel rebelle, n’aura pas eu la patience de le voir venir autrement qu’en l’exhortant à s’envisager, dans un mélange d’humanisme, d’universalisme, d’anti-matérialisme, mais aussi d’originalité, au delà du carcan des dogmes et des idéologies. Il est alors question de savoir vivre en société sans être un mouton, rappelant la différence entre les Anglais et les Français. Dans la caricature, les premiers sont des excentriques sachant vivre ensemble, les seconds, des moutons incapables de s’entendre.

De la Russie à la Pologne, en passant par la France, l’Angleterre, la Bulgarie, les États-Unis, et l’Espagne, Gary le cosmopolite polyglotte, hanté par la guerre, aura tenté d’imposer, au-delà de ses costumes londoniens, cette part britannique, aussi fausse soit-elle, à l’âme française.

Cette âme, par ailleurs, pour lui toute entière incarnée par le figure de De Gaulle, cette légende qui ressemblait tant aux fantômes tricolores que Nina Kacew, la mère de Romain, tentait de lui faire admirer, ainsi qu’il le décrit dans La promesse de l’Aube, déchirant cri d’amour d’un fils, aussi décisif dans la littérature que le Livre de ma mère d’Albert Cohen.

« Tu seras un héros, ambassadeur de France, tu seras Victor Hugo, tu seras prix Nobel ! », lui criait l’emphase d’une mère malade

«Tu seras un héros, ambassadeur de France, tu seras Victor Hugo, tu seras Prix Nobel!», lui criait l’emphase d’une mère malade, rappelant aussi le bouleversant personnage de La marche à l’étoile de Vercors. Alors, il sera héros de la France Libre, Consul général de France (et non ambassadeur, poursuivi qu’il était du mépris teinté d’antisémitisme de Maurice Couve de Murville), écrivain moult fois primé, cinéaste et Don Juan, bien que si sévère avec le personnage inventé par Tirso de Molina et immortalisé par Molière et Mozart. Il sera surtout résistant, rebelle, et infiniment moderne.

Résistant il le sera pour de vrai, quand aujourd’hui quelques bourgeois en mal de révolution se glorifient du qualificatif pour arpenter les manifs d’une France en décomposition.

Ça sera la débâcle, Londres, puis l’Afrique du Nord, le Moyen-Orient, puis à nouveau l’Angleterre où il rencontrera l’écrivaine Lesley Blanche, sa première femme et tutrice en littérature. Combien d’écrivains d’alors peuvent en dire autant?

Rebelle ensuite. Quand diplomate fidèle il éreintera la filière, comme les organisations internationales, dans L’homme à la colombe, publié sous la première de ses fausses identités, Fosco Sinibaldi.

Rebelle encore et tout en lui-même quand, en mai 1968, alors que débute la grande manifestation de soutien à son cher général, il se rend sur les Champs-Élysées avec tout le ban et l’arrière ban du gaullisme et, constatant la densité exceptionnelle de la foule, fait demi tour déçu de voir que le régime n’est pas en péril et qu’il n’a donc rien à sauver.

Rentrant alors chez lui à pieds, il se fera prendre dans une charge policière l’assimilant à un manifestant gauchiste au regard de ses vêtements excentriques.

Infiniment moderne, aussi. Et pourtant ringardisé à souhait dans ces années soixante-dix le voyant dédoubler son identité littéraire sous le prisme d’Emile Ajar / Paul Pavlovitch. Publiant alors à minima un livre par année, il était consterné de voir ses romans achetés sans être lus, critiqués à la seule aune de son nom, rangés parmi les ouvrages bourgeoisement académiques au même titre que ceux d’un Jean d’Ormesson.

Il se réinventera donc dans la peau d’Ajar, poussant son ironie stylistique jusqu’au paroxysme et la plaisanterie trop loin, en faisant endosser le rôle physique par son petit cousin, lui permettant de recevoir un deuxième Goncourt avec La vie devant soi.

Il avait vu venir une part conséquente d’un XXIème siècle qui n’aurait su lui convenir
Goncourt? Tout ce que n’était pas Gary, ce caméléon jouant le permanent go-between entre une respectabilité à la fois honnie et choyée et la rébellion impropre à l’accès à la notabilité. Mais le piège s’était refermé sur lui, à la manière de celui tendu à Genet par Malraux, en le faisant échapper à la censure pour mieux le conserver dans le formol des honneurs.

Et pourtant, c’est bien alors qu’il aurait fallu lire ce Gary, moderne en diable qui, par ses thèmes et ses avertissements, pouvait nous prémunir d’une part du chaos contemporain. Écologiste avant l’heure, profondément antiraciste, théoricien du désastre identitaire et de la balkanisation des sociétés, il avait vu venir une part conséquente d’un XXIe siècle qui n’aurait su lui convenir.

Lisons ses mots adressés à Jacques Chancel lors d’une mémorable Radioscopie diffusée en 1975: «Je crois que nous allons vers un éclatement fécond des sociétés, en infra-sociétés. Ou si vous préférez, en multi-sociétés. C’est à dire que sous couvert d’une société matérielle, technologique, électronique, etc., il y aura une multitude, un infini de groupements humains, de mini-sociétés si vous voulez, lesquelles vivront selon leurs propres codes.» Même si le terme «fécond», contre lequel il met en garde plus tard, est plus qu’impropre, il avait à la fois prédit la montée de l’ère identitaire et du communautarisme, et son expansion par le biais des futurs progrès technologiques ayant donné naissance aux réseaux.

Cette ère identitaire, comme les dérives d’un antiracisme dévoyé qui se propage aujourd’hui par l’exportation des thèses de la gauche américaine, il en fera aussi l’un de ses thèmes de prédilection, à la fois dans Chien blanc et La nuit sera calme. Un thème qu’il aura expérimenté malgré lui, à travers les mésaventures tragiques de Jean Seberg, l’amour de sa vie, au sein du mouvement afro-américain pour les droits civiques, dont il soutenait les revendications bien davantage que les méthodes.

Le signe distinctif de l’intellectuel américain, c’est la culpabilité (Romain Gary)

Le «privilège blanc», paravent d’un racialisme délétère, servi aujourd’hui à toutes les sauces, comme la dénégation d’un potentiel racisme à l’encontre du genre caucasien, il l’avait senti venir à travers la culpabilité atavique des penseurs d’outre-Atlantique, dont il fit ainsi le portrait: «Le signe distinctif de l’intellectuel américain, c’est la culpabilité. Se sentir personnellement coupable, c’est témoigner d’un haut standing moral et social, prouver que l’on fait partie de l’élite. Avoir «mauvaise conscience», c’est démontrer que l’on a une bonne conscience en parfait état de marche et, pour commencer, une conscience tout court».

Ainsi naquit la «gauche du bien». Mais finalement, celle-ci, dans ses travers, n’est peut-être que l’embryon d’un réel futur progrès de l’homme, manifesté par l’éventuel succès qu’il connaîtra un jour à force de triturer sa conscience, cet attribut distinguant plus ou moins l’être humain des autres espèces.

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