Daniel Cohen, Homo numericus. La «civilisation» qui vient. Albin Michel, 2022

De l’homme et de la machine, œuvre des mains de l’homme, qui aura le dernier mot ?

Ce livre m’a fasciné dès les premières lignes, voire dès son titre même. Je me demandais quel ouvrage allais-je tirer de la pile posée sur le bureau, aux fins de compte-rendu. La lecture de la première page de l’introduction a été décisive : c’est ce livre que je vais traiter en premier, durant plusieurs jours, tant il m’a intrigué.

L’auteur, économiste connu et reconnu mondialement, a le sens de la formule-choc puisqu’il nous conte une sorte de fait divers tragique : une femme apprend qu’elle attend un bébé le jour même où son époux meurt, victime d’un accident de voiture… Que faire ? Elle décide de reconstituer, pour ainsi dire, ce qu’il a fait, ce qu’il aurait fait, si une mort brutale n’était pas venue contrarier ses projets. Mais la veuve, elle, peut, grâce à l’historique de son ordinateur, parcourir ce trajet et repenser le projet de son époux. Qu’on en juge :
L’idée que l’on puisse ressusciter les morts en puisant dans leur« historique» est totalement angoissante et parfaitement crédible. Les logiciels propulsés par l’intelligence artificielle (IA) plongent dans la personnalité de leurs utilisateurs
C’est à peine croyable. On comprend mieux, dès lors, ma grande impatience de dévorer cet ouvrage dont le sous titre est tout aussi intriguant : la «civilisation qui vient, le mot civilisation placé entre guillemets pour bien montrer qu’on va vivre ce qu’on n’a encore jamais vécu ni vu auparavant. On peut presque parler d’une historiographie prophétisante. La formule même est intéressante : rien ne peut arrêter cette ère nouvelle où les algorithmes rythment et scandent notre vie. On assiste donc à une tendance déshumanisante qui envahit tous les secteurs de l’existence, même les plus intimes qui vont tomber sous la coupe des algorithmes… C’était une évolution que l’on n’avait pas prévue, à l’exception de quelques rares personnes, snobées par les grands moyens d’information, redoutant de passer pour des rétrogrades, adeptes de la régression. Mais c’est la liberté de nos choix les plus secrets qui est en jeu. On fonce dans cette direction au motif que c’est plus efficient… Le mythe de l’apprenti-sorcier n’est plus très éloigné…
La chose n’est pas vraiment nouvelle puisque de nombreuses personnes, des deux sexes, ont trouvé l’âme sœur ou chaussure à leur pied par l’Internet. Les candidats ç ce type de rencontre ne se cachent plus. La numérisation s’apparente un peu à une réification de l’être qui ne dit pas son nom. Puisqu’il suffit de résumer en quelques mots-clés ce qu’on veut pour trouver ce qu’on cherche… Où est le libre arbitre dans tout cela ?
Les cerveaux humains peuvent-ils communiquer avec des machines ? Ce n’est plus illusoire mais recèle de graves dangers, notamment la déshumanisation des individus et des sociétés. Et c’est là que se rappellent à nous les exigences de l’éthique. Je me souviens du débat, il y a quelques décennies sur ce qu’on avait appelé le bébé-médicament : un nouveau-né dont on exploiterait les organes vitaux pour guérir d’autres bébés promis à la vie laquelle présupposait le sacrifice de bébés moins chanceux…
Hegel a relevé avec justesse que l’on est homme parmi les hommes… Quelques décennies plus tard, le philosophe judéo-allemand Martin Buber (mort à Jérusalem en 1965) publiait son maître-livre Je et Tu. Il y démontre la place incontournable de l’Autre dans l’acte cognitif, fondateur d’identité. On a besoin de l’Autre pour pouvoir dire JE. Le TU est le présupposé indispensable pour dire JE. Ce qui fit dire, un peu plus tard, à Emmanuel Levinas que mon moi ce sont les Autres…
Mais revenons aux changements induits par un recours massif à l’intelligence artificielle. L’esprit du capitalisme inspire beaucoup les entrepreneurs qui ont rapidement compris l’intérêt qu’ils avaient à profiter de cette aubaine. L’auteur a cette phrase bien construite, disant que l’homme a commencé par travailler la terre, ensuite à créer les machines et désormais, il travaille sur l’homme, sur lui-même… Ce qui explique que nous soyons très attentifs à ce qui nous attend. C’est une autre civilisation où la voix de l’homme ne sera accessible qu’après plusieurs passages ou relais par des robots. Aucun secteur ne sera épargné ou oublié, jusques et y compris la médecine, la vi amoureuse, la circulation automobile. La seule chose qui demeure (pour le moment inviolée) c’est le domaine des émotions mais même ici on ne peut jurer de rien. Toutefois, le résultat sera déshumanisé.
Justement, cette question se pose lorsque nous sommes, nous humains, confrontés à des cas de conscience. La machine n’en a pas car elle n’a pas de conscience . L’auteur donne un exemple qui nécessite une prise de décision d’ordre moral ; bientôt les voitures autonomes s’imposeront sur la totalité des parcours, si la voiture renverse un piéton car c’est la seule solution pour éviter deux fois plus de morts, saura-t-elle prendre ce type de décision ? C’est un cas éthique, sans même parler des compagnies d’assurance, toujours soucieuses de se dérober à leurs obligations de remboursements de frais…
Si je voulais ratisser large, j’évoquerais rapidement l’homunculus, le Golem attribué à un rabbin miraculeux, semi-légendaire, le Maharal de Prague. Ce Golem auquel l’écrivain Gustave Meyrink a conféré une portée littéraire mondiale avait lui aussi des limitations strictes puisque, le moment venu, on lui retira la formule kabbalistique qui lui permettait de se déplacer… Il s’écroula alors comme une matière inerte.
Dans la toute dernière partie de ce beau livre, on passe à un autre sujet, certes en relation avec la révolution numérique, celui de la constitution des sociétés depuis les premiers pas de l’humanité. Mais grâce au Ciel, on revient assez vite à l’axe central du sujet du livre… ces fausses digressions se justifient amplement, j’en conviens. J’ai bien apprécié les relations complexes entre les croyances religieuses et l’agriculture ; même dans la Bible hébraïque qui combat les rites magiques et le pouvoir des idoles, on renvoie à la bonté divine le trop plein des ressources offertes par la terre, à condition que les croyants remplissent certaines conditions
Pour finir, me revient à l’esprit un vers d’un célèbre poète : Objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ?
C’est bien là le défi posé par la révolution numérique qui envahit lentement mais sûrement notre vie, même la plus intime.
Oui, de l’homme et de la machine, œuvre des mains de l’homme, qui aura le dernier mot ?
Maurice-Ruben HAYOUN
Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève.  Son dernier ouvrage: La pratique religieuse juive, Éditions Geuthner, Paris / Beyrouth 2020 Regard de la tradition juive sur le monde. Genève, Slatkine, 2020

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Alain

À moi aussi cet IA fait penser à l’apprenti sorcier ou au golem.
Mais, « Tu sais fiston, faut pas avoir peur de l’intelligence artificielle… elle ne peut rien contre la connerie naturelle » Love U Dad ou Edgar MORIN