Comment Karl Lagerfeld a lavé Chanel de son passé nazi et antisémite

Si vous vous promenez dans un quartier juif américain huppé, un œil attentif repérera les nippes des stylistes – Gucci, Prada, Louis Vuitton – arborés par des hommes et des femmes bien coiffés alors qu’ils se promènent en ville. Mais dans un océan d’excès onéreux, le nom d’une grande dame de la mode est évoqué avec un air de révérence : Chanel.

C’est une marque qui peut à la fois murmurer et crier haut et fort son statut bourgeois. Les vestes en tweed droites et les épingles de fleurs de camélia blanches sont des signatures sans logo qui indiquent avec audace leur statut de designer convoité sans avoir à dire (dans ce cas, sans broder ni imprimer) un seul mot.

C’est ce mélange unique de modestie et d’insolence qui fait de Chanel un nom réputé parmi les femmes juives orthodoxes et laïques. Chanel propose aux femmes hassidiques habillées et bégueules des jupes rigides sous le genou tout en faisant appel à la foule langoureuse de Long Island avec ses hauts et colliers de marque «CC» marqués du logo des deux « C » imbriqués.

En partant de la gauche: la mannequin Rosie Vela en costume et jupe Chanel de 1975 (Arthur Elgort / Conde Nast via Getty Images); Gitta Banko portant un sac noir Chanel avec du matériel en argent (Christian Vierig / Getty Images), un tailleur jupe automne 1963 (Getty Images)

Mais Chanel n’a pas toujours été aimée par l’élite américaine juive très changeante. La créatrice française du même nom, Coco Chanel, malgré ses contributions au développement de la mode contemporaine et des vêtements de sport de luxe, était, comme l’ont écrit d’autres écrivains, un  » être humain misérable  » et un  » antisémite incorrigible. »

Non seulement elle a couché avec la cause nazie, mais il y a de fortes preuves qui laissent à penser qu’elle a activement travaillé pour les nazis en tant qu’agent secret.

Et pourtant, c’est une riche famille juive, les Wertheimer, qui a contribué à financer son ascension prolifique et à toujours contrôler la société jusqu’à aujourd’hui. Et c’est Karl Lagerfeld, décédé mardi à 85 ans, qui a rendu la marque tellement emblématique et raffinée qu’il était facile d’oublier tout ce qui était problématique, concernant Chanel elle-même.

En 1924, la famille Wertheimer fournit un financement pour la production du premier parfum le plus emblématique de Chanel, Chanel No. 5, en échange d’une prise de participation de 70% de la division des parfums de sa société. Theophile Bader, l’homme d’affaires juif qui a présenté Chanel à Pierre Wertheimer sur un champ de course, a reçu 20% supplémentaires, dont 10% seulement pour Chanel. Chanel n’était pas impliquée dans la production du parfum, mais elle en vint bientôt à vouloir remettreen cause cet accord, à la fois en raison de son antisémitisme latent et du succès financier de son entreprise de parfum. Chanel a commencé à essayer de reprendre le contrôle de son entreprise, en poursuivant sans succès la famille assez souvent pour que les Wertheimer aient apparemment engagé un avocat uniquement voué au traitement de ses litiges.

Avant l’invasion de la France par les nazis, les Wertheimer se sont réfugiés dans leur famille à New York. Les lois nazies interdisaient la propriété juive de biens et d’entreprises, et en 1941, après l’invasion de la France par l’Allemagne, Chanel a adressé une requête au gouvernement de Vichy et à des responsables nazis en vue d’obtenir la propriété exclusive de sa société de parfums. Mais même cet effort s’est avéré infructueux – la famille, connaissant le désir obsessionnel de Chanel de prendre le contrôle de son entreprise de parfumerie et les lois antijuives nazies déjà en vigueur en Allemagne, a pris des mesures pour que cela ne se produise jamais. Les Wertheimer ont légué le contrôle total de leur participation à un homme d’affaires chrétien français, Felix Amiot, lui-même collaborateur qui a vendu des armes aux nazis pendant toute la durée de la guerre.

Chanel, de son côté, passera le reste de la guerre à être la maîtresse de l’officier nazi Hans Gunther von Dincklage. Mais elle était plus qu’une maîtresse passive. Selon le journaliste Hal Vaughan dans son livre «Coucher avec l’ennemi : la guerre secrète de Coco Chanel», il est prouvé que Chanel était une agente de renseignement nazie active.

La créatrice de mode française Coco Chanel, Paris, 1937 (Lipnitzki / Roger Viollet / Getty Images)

En dépit de son implication auprès des nazis et de ses tactiques sournoises visant à usurper le contrôle de sa société aux Wertheimer, environ 10 ans après la guerre, les Wertheimer – dans le cadre d’une démarche qui était à la fois du pur business et une façon de tendre l’autre joue – ont aidé Chanel à rétablir la Maison Chanel. Chanel (qui avait cessé ses activités après l’invasion de la France par les Alliés et son déménagement en Suisse), allant même jusqu’à financer ses dépenses quotidiennes et lui payer ses impôts pour le restant de ses jours.

C’est dans ses années impénitentes d’après-guerre que Chanel a vraiment établi ce qui allait devenir la signature que Lagerfeld réinventera et recyclera encore et encore, jusqu’à ce que cela devienne presque comique : les vestes à boucle, les chapeaux à large bord, les jupes crayon et les perles.

Après la mort de Chanel en 1961, la marque dépérit, cherchant sans y parvenir un successeur approprié à qui on pourrait faire confiance pour poursuivre son héritage.

Ce n’est qu’en 1983, 22 ans après la mort de Chanel, qu’un jeune Lagerfeld – déjà connu sous le nom de wünderkind (enfant prodige) de la mode – a été engagé pour diriger la maison Chanel. Il a été choisi pour son génie créatif reconnu, ainsi que pour sa compréhension et son respect innés pour ce que Coco Chanel a créé, et qui a fait ses preuves en établissant la marque française héritage Chloe comme une marque «it» qui incarnait la sensibilité bohème de la marque, au début des années 70.

La première collection de vêtements de couture de Lagerfeld jouait sur le style impeccable qui était en vogue à Paris à l’époque, tendance que Lagerfeld avait contribué à façonner avant qu’il ne soit dirigé vers Chanel. Les costumes de jupes étaient plus minces et plus sexy et portaient de larges ceintures obi ; les robes du soir étaient à volants et à plusieurs niveaux et garnies de boléros en tulle ; des pierres précieuses ont été cousues sur un corsage de robe en trompe-l’oeil d’un collier; des fleurs de trèfle à quatre feuilles en pique blanche ont été épinglées sur les épaules des costumes.

Cette première collection pour Chanel a reçu des critiques mitigées. Certains pensaient que la marque Chanel aurait dû mourir avec sa fondatrice, car son esthétique était irremplaçable, tandis que d’autres pensaient que la touche de Lagerfeld rendait un hommage approprié, qui montrait également comment il allait façonner la marque dans les années à venir.

C’est cette dernière opinion qui s’est avérée la plus juste.

Défilé Chanel Haute Couture printemps-été 2019 dans le cadre de la Semaine de la Mode de Paris. (Victor VIRGILE / Gamma-Rapho via Getty Images)

Cette collection de couture originale, avec des notes de verve et d’enthousiasme habituellement réservées aux collections de prêt-à-porter, a été un succès, mettant en route un contrat à vie avec Chanel. En quelques saisons, Chanel est devenu le billet le plus excitant et le plus convoité de la Fashion Week de Paris. Les spectacles étaient théâtraux, les vêtements étaient à la fois avant-gardistes et classiques. Au fil des ans, les spectacles de Chanel – situés pour la plupart dans le lieu de prédilection de Lagerfeld, le Grand Palais – sont devenus de grandes productions où une piste pourrait devenir une plage de rêve, un aéroport chic, un bistro français et même un supermarché, dans lequel chaque produit portait le nom de Chanel et les modèles portaient des paniers d’épicerie bordés de la chaîne de sacs tressée avec la signature de Chanel.

Sous Lagerfeld, Chanel a pu séduire une multitude de clients : jeunes et vieux, sobres et branchés. Son expertise, en prenant les tropes classiques de Chanel, comme le camélia et la boucle en tweed, et en les réintégrant dans la tendance du jour – que ce soit des logos ou des micro-minis – a fait du nom Lagerfeld le synonyme de Chanel. Avec son attitude haute et son esthétique personnelle rarement changeante (mains gantées, lunettes de soleil même à l’intérieur et cheveux attachés par une queue de cheval sosu ses airs de Beethoven), Lagerfeld n’était pas seulement le concepteur de Chanel; il était Chanel.

Mais le plus grand service qu’a rendu Lagerfeld à la marque Chanel a été sa capacité à effacer les associations négatives avec le passé de Chanel, y compris l’antisémitisme de la fondatrice. En fait, sa contribution à l’esthétique et à la philosophie de la marque était si vaste que son travail éclipsait souvent celui de Coco Chanel elle-même. Beaucoup de livres écrits au sujet des collections de Chanel au fil des ans négligent souvent les premières années de la période précédant Lagerfeld (au grand dam des relecteurs de livres Amazon). En effet, ce n’est que ces dernières années que la profondeur de l’implication de Chanel dans le nazisme a été révélé au grand jour. Lagerfeld a rendu la marque tellement emblématique et inclusive qu’il était facile d’oublier tout ce qui était problématique à cause de Chanel elle-même.

Cela ne veut pas dire que Lagerfeld n’a pas été victime d’ antisémitisme, de racisme et de fanatisme. En 2017, il a utilisé l’héritage de la Shoah pour attaquer la politique de la chancelière allemande Angela Merkel, en déclarant : «Vous ne pouvez pas tuer des millions de Juifs et ensuite ramener des millions de leurs pires ennemis, même après des décennies.»

Mais ce que Lagerfeld a créé dans la marque Chanel est si emblématique, si largement représentatif de la richesse et du luxe, si éloigné de la controverse et de la politique (même un défilé dédié aux slogans féministes et à la protestation  s’est montré excessivement fade parce qu’il manquait d’avantage de matière à controverse), qu’on a même excusé et mis de côté les moments les plus problématiques de Lagerfeld – c’est le pouvoir de Chanel produit par Lagerfeld.

Mais maintenant que Lagerfeld est mort, l’avenir de Chanel est à nouveau en péril : qui peut remplacer un tel virtuose qu’il a fait de Chanel la marque la plus importante et la plus reconnaissable – à la fois par son nom et son esthétique – dans la mode? Espérons simplement que Chanel ne languira plus pendant des décennies alors que la société recherche un designer qui peut respecter et comprendre la vision de Lagerfeld, même s’il refait la marque à son image.

Adaptation : Marc Brzustowski

est une rédactrice de mode indépendante et est elle titulaire d’une maîtrise en histoire de la mode de l’Université de New York.

How Karl Lagerfeld cleansed Chanel of its anti-Semitic, Nazi past

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Bonaparte

Article complet .

Tout est dit .

D’accord avec Lazare  » c’est tout à son honneur  » .

Madredios

Lagerfeld aurait placé un étron bien dur sur les cheveux de son mannequin….et tous les bobos panurgistes de Paris auraient pareil.
Ben quoi, c’est çà la facheun-ouik, non ? LOL

Lazare

«Vous ne pouvez pas tuer des millions de Juifs et ensuite ramener des millions de leurs pires ennemis, même après des décennies.»
C’est tout à son honneur d’avoir dit cela car c’est la vérité.