Yves Roman, Cicéron
Fayard 2020

Maurice-Ruben Hayoun le 13.10.2020

Yves Roman

Belle biographie d’un grand orateur qui a cru en son talent philosophique et en sa force de persuasion intellectuelle en vue de changer la vie politique et orienter ses concitoyens sur une autre voie que celle de la démagogie et de la violence. C’est la recherche de cette fameuse troisième voie.

On connaît la suite ; le pouvoir en place prit ombrage de sa grande et insolente popularité et ne supporta plus ses critiques acérées : il fut donc victime d’un assassinat politique (commandité par Marc Antoine), accompagné de terribles mutilations, comme si on avait voulu le punir par où il avait péché…

Le premier défi qu’eut à relever ce jeune prodige de l’art oratoire fut de choisir entre la latinité et l’hellénisme et de concilier ses deux attachements, à la philosophie, d’une part, et à le rhétorique ou au droit, d’autre part.

Cicéron était conscient de la supériorité de la culture grecque, notamment dans le maniement des concepts philosophiques. Il cherchera pourtant à prouver qu’on peut aussi philosopher latin…

C’est la philosophie qui finira par l’emporter dans l’âme du jeune homme qui a enfin opté pour le mariage ; ce n’est pas un mariage d’amour mais plutôt politique, comme cela se faisait à l’poque à Rome, et d’ailleurs, les Romains n’auraient pas tenu en très haute estime un homme dépendant entièrement de son épouse.

Ce n’ était pas dans l’air du temps. Disons tout de même que la corbeille de la mariée était bien garnie puisqu’elle aida son mari dans son ascension sociale, et ce grâce à de substantiels moyens financiers : la dot fut la bienvenue….

Mais malheureusement après trente-deux ans d’union, ce mariage fut dissout et notre philosophe, devenu un adulte responsable et un élu connu et respecté, dut procéder à des remboursements.

Ce ne furent que des détails mais tout de même ; la réflexion philosophique aide à transcender les petites avanies de la vie quotidienne. Notre brillant rhéteur s’était déjà fait un nom en prenant part à de grands procès qui furent très remarqués.

Il lui incombait désormais de faire ses preuves dans le domaine de la spéculation philosophique sans oublier la philosophie politique, un terrain bien plus risqué et dangereux que tous les autres. Mais qui lui inspirera son grand écrit de l’âge mûr.

Le séjour de Cicéron à Athènes a fait évoluer les choses. Notre homme chercha à nouer un contact avec des maîtres qui dispensaient encore leur enseignement. Son but aussi, tout en étudiant en langue grecque, était de montrer qu’on peut aussi philosopher en latin, comme je le notais plus haut.

Malheureusement, le philosophe, (né en 106 avant l’ère chrétienne), même le plus éloigné des nécessités de notre bas monde, doit affronter les dysfonctionnements de la société dans laquelle il vit. Il ne peut pas vivre, isolé dans une tour d’ivoire, sans se préoccuper des maux de la société ambiante ni être totalement épargné par eux.

L’auteur de cette belle biographie parle directement du vacillement de la République et de la guerre civile menaçant Rome. Mais il mentionne aussi bien les déséquilibres de l’économie sociale que les fameuses révoltes d’esclaves qui ne supportaient plus d’être aussi mal traités ni aussi injustement exploités.

Mais les paysans eux-mêmes n’arrivaient plus à survivre tant l’aristocratie s’arrogeait la part du lion dans les exploitations agricoles. Et puis, ils étaient aussi eux qui grossissaient les rangs de l’armée de Rome, partie à la conquête du monde, ce qui signifie que durant le service militaire, la terre était en jachère. On parla même d’un modèle impérial prédateur puisque Rome n’avait pas vraiment de plan pour bien intégrer, mieux administrer les nouvelles conquêtes territoriales.

Lorsqu’il fit enfin partie des autorités civiles de Rome et qu’il se rendit pour la première fois en Sicile, ce haut lieu de l’antique culture hellénique, Cicéron s’enorgueillit de découvrir le tombeau d’Archimède, le sage le plus inventif qui ait jamais foulé le sol de cette terre… Ce qui marque clairement son choix de base : la pensée, la réflexion et non point l’action politique hic et nunc.

Mais c’est aussi sur cette île si riche et si productive qu’il allait connaître de très graves difficultés, notamment en pourchassant des gouverneurs concussionnaires et en défendant les victimes d’aristocrates rapaces dont le long bras disposait d’appuis solides, même au sénat.

Mais ceci donna à Cicéron de nouveau envie de se porter au secours des opprimés et c’est ainsi qu’il défendit de pauvres siciliens dans des affaires de concussion. Le plus important à noter dans cette aventure sicilienne, outre les principes sacro-saints d’hospitalité et d’amitié (ancêtres de la mafia ? ) fut la volonté de servir.

Un autre détail qui n’en est pas un, tant il compte : l’arrivée de Cicéron en Sicile fut saluée par une foule de gens qui surent apprécier sa conduite désintéressée et son refus d’accabler ses administrés de nombreux impôts nouveaux…

L’auteur de ce livre qui n’aime pas mon historien préféré de la Rome antique, Théodore Mommsen (le seul de toute l’université allemande à avoir pris le parti de Heinrich Grätz contre Heinrich von Treitschke), note que Cicéron avait une très haute opinion de lui-même ; mais cela correspondait à la vérité factuelle ; il a victorieusement défié les plus grands orateurs de son temps au point que certains ont fini par refuser d’assurer la défense de leur client…

Petit à petit, l’horizon se dégageait mais avec lui arrivaient de nouveaux défis et de nouveaux dangers. Cicéron s’était mis à dos les plus grands représentants de l’aristocratie de Rome dont il dénonçait fortement la rapacité. Mais c’est l’époque qui voulait ces dérèglements et ces conflits.

On est saisi par le tournis quand on suit, pas à pas, tous ces complots, ces intrigues, ces assassinats, ces gouverneurs cupides et rapaces, ces empoisonnements et ces procès… Parfois même ces exécutions immédiates, en l’absence de tout procès, ces dénonciations, bref un désordre généralisé avec pour arrière-plan, cette interminable lutte entre les partisans du changement et ceux du statu quo… Le tournant vers la tyrannie n’est plus très éloigné.

Sans s’arrêter, comme le fait l’auteur, à toutes ces péripéties, ces procès, ces luttes pour le pouvoir etc.. on réalise l’importance et la violence des ambitions des uns et des autres, prêts à tout pour parvenir à leurs fins.

Ce qui distingue Cicéron des autres, c’est peut-être un peu plus de morale et de conscience de l’intérêt général. Mais on ne comprend pas très bien comment il a pu défendre des justiciables dont la moralité n’était vraiment pas à toute épreuve. Il lui arrivait même de défiler dans les prétoires pour faire parler de lui, se montrer, se faire remarquer. Et il finira par le payer.

Au fond, ce personnage pose la question de l’intellectuel engagé dans des combats politiques. On connaît peu d’exemples où l’issue d’un tel combat fut heureuse ou se conclut par un renforcement de la vertu et des bonnes mœurs… il a aussi souvent commis des erreurs de jugement, notamment dans ses relations avec de puissants chefs militaires comme Pompée et César.

Le premier est revenu d’Orient, auréolé par de grandes victoires ; les sénateurs craignaient qu’il ne marchât sur Rome à la tête de sa puissante armée qui lui était dévouée entièrement. Ils accueillirent donc avec un grand soulagement la nouvelle du licenciement de ses troupes, et qu’il arrivait à Rome, accompagné par des jeunes gens enthousiastes qui lui faisaient escorte en chantant sa bravoure…

Face à un tel homme, comme aussi face à César, occupé par la guerre des Gaules, Cicéron, en simple homme de la parole qu’il était, ne sut pas adopter la bonne attitude. De même qu’il avait gravement failli à sa règle de neutralité en détruisant le seul alibi de Clodius, exposant ainsi ce dernier à comparaître devant le tribunal à la suite d’un grand scandale qui avait secoué les cercles dirigeants de la Ville.

Or, César soutenait Clodius qui fut acquitté à une large majorité. Cela commençait à faire un peu trop, et c’est ainsi que Cicéron dut emprunter la triste route de l’exil… Le problème de cet homme fut le suivant : scruter le pouvoir en place ne prépare pas nécessairement à l’exercer, et déconstruire le discours politique ne vous permet pas toujours de lui trouver un substitut …

Or, Cicéron ne disposait de rien d’autre. Et ses adversaires qui surveillaient ses faits et gestes savaient aussi que les foules qui l’acclamaient aujourd’hui le quitteraient un jour aussi vite qu’elles l’avaient spontanément entouré.

Mais il arrive aussi, sans qu’on puisse les prévoir, quantité d’aléas dans la vie des hommes ; je pense à la mort de certains ennemis ou rivaux de Cicéron comme, par exemple, Pompée, tué par des factieux après sa défaite en Egypte ; ce général avait épouse Julia, la fille de César.

Mais lorsque celle-ci mourut en couches, entraînant avec elle son bébé dans la mort, les liens entre l’ex gendre et son ex beau-père se détendirent. Or, du vivant de sa femme, Pompée n’aurait jamais rien entrepris contre son beau-père…

Par ailleurs, Crassus, parti faire la guerre en Orient fut tué lors d’une bataille contre les Parthes qu’il eut l’imprudence de poursuivre dans le désert avec des effectifs, notamment de cavalerie, très insuffisants… Tous ces coups du sort échappent au pouvoir de l’homme qui en subit pourtant toutes les conséquences …

Du coup, le triumvir allait être revu intégralement, ce qui ne laissait pas Cicéron insensible ; il y avait aussi les attaques de Clodius qui ne désarmait toujours pas et voulait empêcher la reconstruction de la maison de notre grand orateur, au motif que cela déclencherait l’ire des dieux, chassés d’une parcelle qui leur avait été précédemment consacrée…

Mais, comme le dit l’auteur, que peut la philosophie contre la force ? Or, Cicéron a constamment navigué entre des écueils de différente nature ; mais il faisait aussi preuve de lucidité politique puisqu’il distinguait nettement entre l’objectif et les moyens d’y parvenir.
Et pourtant, cela ne suffisait toujours pas. Nommé gouverneur de la Cilicie, il se retrouvait très loin de Rome où les ferments de la discorde continuaient d’accomplir leur effet délétère. Au fond, c’est sur le plan théorique que Cicéron a vraiment marqué des points et influencé son époque. On pense tout d’abord à son écrit sur La république.

Ce texte, découvert et restitué à partir d’un palimpseste, grâce aux philologues, constitue une importante contribution à la philosophie politique de l’auteur. L’auteur de cette biographie parle du drame familial qui frappa Cicéron en 45 avant notre ère, la mort de sa fille ; Cicéron voulut ériger un monument à la mémoire de la chère disparue. Ce drame a probablement hâté la disparition du grand rhéteur.

Yves Roman évoque aussi le fait que l’orateur trouva refuge dans l’écriture et la philosophie. On s’éloigne des contingences de ce bas monde pour viser d’autres étapes, plus satisfaisantes de l’itinéraire philosophique : atteindre le divin, faire son devoir, vieillir et transmettre.

Cicéron a jeté les bases d’un régime politique fondé sur la justice et le droit. Et Rome en avait bien besoin à cette époque là… Mais Cicéron n’élude pas le problème de l’esclavage puisque la cohorte des prisonniers de guerre constituait une inépuisable réserve de main d’œuvre.

Au fond, les esclaves n’étaient que les survivants d’une cité battue et conquise par les légions romaines. Mais cette attitude s’accorde difficilement avec les principes prônés dans La république… Et là, c’est tout l’édifice conceptuel ou politique de l’empire romain qui serait à revoir.

Difficile de cerner cet homme aux multiples facettes et aux très nombreux talents. La philosophie prend le pas sur la politique. Mais le problème est que seule une élite peut accéder à l’élucidation des secrets de l’univers. Et aussi que seuls les pervers et les incultes sont prêts à tout pour gouverner la cité. Jamais, les sénateurs n’auraient suivi la voie tracée par Cicéron.

Si Rome l’avait suivi, Rome n’aurait pas été Rome…

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Joseph (Hermann, 2018)

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