A demonstrator wearing a mask of Saudi Crown Prince Mohammed bin Salman attends a protest outside the Saudi Arabia consulate in Istanbul, Turkey October 25, 2018. REUTERS/Osman Orsal

Les droits de l’homme font-ils le poids face aux contrats d’armement avec l’Arabie saoudite? Par Jean-Sylvestre Mongrenier

L’assassinat de Jamal Khashoggi recèle un potentiel de déstabilisation dont toutes les conséquences n’ont pas encore été anticipées.

Alors que la Maison des Saoud peine à établir une version officielle acceptable, le bien-fondé des ventes d’armes à Riyad est déjà remis en cause.

Les réticences de Washington, Londres ou Paris sont moralement condamnées: les puissances occidentales feraient prévaloir le commerce sur les Droits de l’Homme.

De prime abord, les propos de Donald Trump sur les sommes en jeu dans les contrats signés ces derniers mois et ce qu’elles représentent en matière d’emplois accréditent la primauté de l’esprit mercantile.

Certes, Theresa May et Emmanuel Macron n’ont pas l’impudeur du président américain, mais ils sont également soupçonnés d’être les simples VRP de leur industrie d’armement. Simple différence de style.

Seule Angela Merkel semble échapper au matérialisme ambiant. Accusée lors de la crise de la dette grecque de considérer l’économie politique comme une branche de la morale, la chancelière retrouve un peu de son lustre jusqu’auprès des critiques de l’ordolibéralisme. Les esprits chagrins ont beau jeu de souligner la faible part du marché saoudien dans les exportations nationales, mais ils auraient tort de sous-estimer le moralisme qui pèse sur la politique allemande.

Une question géopolitique

Pourtant, l’essentiel n’est pas là. Les références implicites ou explicites des dirigeants occidentaux au commerce et à l’emploi, afin de justifier la perpétuation des contrats avec l’Arabie saoudite, sont une concession à l’esprit du temps. Les facteurs domestiques, le niveau de vie et le bien-être dominent la vie politique des « démocraties de marché », mais la démonie de l’économie ne saurait dissimuler les enjeux de haute politique.

Région névralgique, le Moyen-Orient est sous l’emprise d’une dialectique infernale entre les djihadismes de types sunnite et chiite. L’impérialisme iranien, du golfe Arabo-Persique à la Méditerranée, bouleverse les équilibres régionaux et sa victoire aurait des répercussions jusqu’en Europe.

En retour, l’activisme des Gardiens de la Révolution et des milices panchiites ne peut que renforcer Al-Qaïda et l’Etat islamique, ces groupes terroristes se posant en défenseurs du sunnisme.

La suspension des ventes d’armes à l’Arabie Saoudite et le sabordage des alliances occidentales dans la région concourraient-ils à la protection de nos intérêts de puissance au Moyen-Orient et à la sécurité des sociétés occidentales?

La nécessité de lutter sur ce double front géopolitique, afin de maintenir les équilibres d’une zone géopolitique dont la destinée est vitale, explique les alliances et partenariats occidentaux dans le golfe Arabo-Persique. La sécurité, les approvisionnements énergétiques et la libre circulation sur les routes maritimes entre Asie et Europe constituent les principaux enjeux géopolitiques de ces relations qui ont leur part d’ombre.

En d’autres termes, la politique étrangère que les capitales occidentales mènent dans la région n’est pas de l’économie concentrée: les ventes d’armes résultent d’accords diplomatiques et d’impératifs stratégiques. Le lâchage des monarchies du golfe arabo-persique produirait une rupture d’équilibre dont les puissances occidentales, in fine, feraient les frais. Évincées de la région par la Russie et la Chine populaire, elles subiraient de plein fouet les conséquences d’une déflagration générale.

Cela dit, l’affaire Khashoggi montre les limites d’une politique excessivement centrée sur un seul pays. L’Arabie saoudite constitue un ensemble bien plus fragile que sa masse territoriale, son poids démographique et sa puissance pétrolière ne le laissent penser. La « verticale du pouvoir » génère des effets pervers, la priorité consistant désormais à éviter un collapsus interne.

En conséquence, il serait périlleux de sous-traiter l’ordre régional à ce seul pays. Plus agiles ou habiles, d’autres monarchies sunnites font figure de partenaires et d’alliés cruciaux. Songeons à la dynamique des Emirats arabes unis ou encore au pouvoir de modération du sultanat d’Oman. Enfin, l’immaturité de la région exclut une politique de « off-shore balancing » ou de « leadership by behind »: le refoulement de l’Iran et la lutte contre le terrorisme reposeront sur l’engagement des puissances occidentales.

Politique et morale

À ce stade de la réflexion, la question des ventes d’armes s’est déplacée vers le classique dilemme entre politique et morale. On sait l’opposition entre la raison d’Etat, qualifiée de « raison d’enfer » par les critiques de Machiavel, et les Droits de l’Homme qui, de fait, constituent une morale (voire une métaphysique). C’est bien une politique d’ensemble qui bute ici sur le choc moral provoqué par l’assassinat de Jamal Khashoggi.

Politique et morale constituant toutes deux des « essences », i.e. des activités originaires, inhérentes à la condition humaine, il n’existe pas de solution satisfaisante et définitive. Le « Politique » prend en charge le destin d’une collectivité pour en assurer la sécurité intérieure et extérieure. Intrinsèquement conflictuelle, cette activité a ses spécificités: la polarité ami-ennemi et la désignation de l' »hostis » (l’ennemi public), le recours à la puissance et, si besoin est, à la violence armée.

On peut en douter. Exercer en coulisse des pressions est une chose, s’automutiler en est une autre.

La morale quant à elle se fonde sur la distinction entre le bien et le mal. Si l’on suit le philosophe et polémologue Julien Freund, son essence est différente de celle de n’importe quelle autre activité: la morale concerne toute action sans exception et se rapporte à la totalité de l’acte (intention, moyens, fins et conséquences, y compris les possibles effets pervers).

Julien Freund récuse donc l’idée d’une politique morale, car l’action politique a sa propre raison d’être.

« Par contre, précise-t-il, j’agis moralement en politique dès lors que j’œuvre correctement afin d’accomplir sa finalité et en n’employant pas de moyens qui offenseraient sa finalité ».

Ladite finalité consiste dans la sécurité intérieure et extérieure d’une collectivité, de sorte que la moralité de la politique réside dans l’accomplissement convenable de ses buts spécifiques.

La suspension des ventes d’armes à l’Arabie saoudite et, si une telle décision s’inscrivait dans la durée, le sabordage des alliances occidentales dans la région, concourraient-ils à la protection de nos intérêts de puissance au Moyen-Orient et, en dernière analyse, à la sécurité des sociétés occidentales? On peut en douter. Exercer en coulisse des pressions est une chose, s’automutiler en est une autre.

Il est vrai que la thèse machiavélienne des deux morales n’est pas satisfaisante, mais les activités humaines sont irréductibles les unes aux autres, ce qui entraîne d’inévitables antagonismes et conflits de devoir. Autrement dit, il n’est guère aisé d’échapper à la casuistique.

Un régime politique donné est porteur d’une éthique et, s’il se limitait à un simple objectif d’auto-conservation, ce serait là un signe de profond déclin. Mais le moralisme n’est pas la morale, l’invocation des fins ultimes ne pouvant justifier l’indifférence quant à la prise en charge des conséquences de toute action réalisée concrètement.

Sans céder au cynisme, il revient au chef politique de combiner éthique de conviction et éthique de responsabilité.

 

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